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Prologue
Cherock vint me voir alors que je remettais en place une écaille particulièrement mal placée et qui risquait de casser si un mauvais coup la touchait. Je levai les yeux vers lui après l'avoir remise en place et hochai la tête. Il avait parlé d'aller quelque part le soir venu, et je supposai que c'était de ça dont il s'agissait
- Tu es sûr que je peux me balader en ville, surtout de nuit ?
J'écoutai sa réponse et son explication de pourquoi ma présence passerait inaperçue tout en étant visible. Je le fixai, perplexe face à sa façon de percevoir la chose. Être remarquée pour être "normale". Comme si se balader de manière naturelle rendait ma présence somme toute moins étrange ou inhabituelle.
- J'avoue ne pas avoir saisi, mais si tu dis que c'est bon, je te suis.
Je me levai, à la fois nerveuse et enthousiaste. Une sorte de mélange d'émotions contradictoires qui m'avait déjà pris lors de ma visiter de Kers, mais où l'expérience s'était révélée plaisante et sacrément divertissante. Mais ce n'était pas Kers ici.
- Je suis curieuse de toute façon, je préfère ne pas trop attendre sinon je ne vais jamais m'ôter ça de la tête.
Sans savoir où nous allions, je suivis Cherock à travers les larges rues de la ville. Tout semblait désert et calme, peut-être trop. Il fit en sorte que nous ne croisions personne jusqu'à un grand bâtiment au toit si atypique qui caractérisait les édifices de la ville. Plus haut que ceux l'entourant, il se dressait dans une sorte de place que nous traversâmes en silence, comme le reste du trajet. A l'intérieur, un immense hall éclairé par des torches et des braseros nous accueillit, presque vide à l'exception de bancs de bois lustré et d'un immense sablier en son centre, dans lequel s'écoulait un sable fin. Ou du sel. Je hochai la tête lorsque Cherock m'invita à m'asseoir sur un banc avec lui. Je pris place à ses côtés, mes yeux balayant l'endroit silencieux du regard en cherchant à comprendre l'intérêt d'un tel lieut et pourquoi il m'avait emmené ici, précisément. Le Sablier du Temps, l'avait-il nommé, un endroit effectivement calme, mais dont la nature et l'intérêt m'échappaient complètement. Je tournai la tête vers lui, chuchotant comme pour ne pas briser le silence presque sacré qui régnait ici.
- Pourquoi cet endroit ?
- Et pourquoi pas ? Tu sais, Yli', parfois les lieux n'ont pas de raisons précises d'exister. Ils sont là car ils évoquent des souvenirs, des émotions. Cet endroit est un peu la quintessence de cette philosophie : le temps avance, immuable. Chercher à le contrer est vain et il est plus sage d'accepter ce qui nous arrive, pour mieux voir le futur.
Sa réflexion me prit au dépourvu et je l'écoutai silencieusement, le fixant avant de détourner le regard pour le poser sur le sablier géant, incertaine quant à la signification de tout cela. En l'écoutant, tout cela semblait si facile. Tirer un trait sur le passé pour avancer, ne plus penser à ce qui ne pouvait être changé, aller de l'avant, faire ses propres choix pour être heureux, cela semblait évident. Et pourtant, ce n'était pas ma vie. J'étais encore accrochée à un passé que je refusais d'oublier. Je ne faisais pas de choix, je ne faisais que réagir à ce qui me tombait dessus et agissais en conséquence sans jamais ensuite savoir quoi faire. J'avais passé ma vie à écouter mon père pour survivre et, une fois lâchée dans le vaste monde, seule, je n'avais pas su quoi faire. Les seuls vrai choix que j'avais fait, c'était d'aller voir Lichia, puis de rejoindre l'Opale et c'était seulement parce que je ne pouvais rester avec Fylyarina et les autres. J'étais simplement ballottée d'une péripétie à une autre, d'une situation désastreuse à une autre. Alyah argua que je me trompai, que je faisais mes choix, mais je ne le ressentais pas comme ça. Lorsque Cherock passa son bras autour de mes épaules, je n'eus pas ce mouvement de recul habituel. J'étais peut-être trop lasse pour cela... ou alors j'appréciais son contact à ce moment précis. J'en avais simplement besoin.
- J'essaie.... désespérément.
Je soupirai ces mots et me blottis un peu plus contre lui, posant ma tête contre son épaule en fermant les yeux. J'aurai voulu être capable de suivre son conseil, mais ce n'était pas le cas. La mort de papa restait une blessure ouverte et, si j'avais pu passer outre les années à Gwadh, elles restaient une source d'angoisse à l'idée qu'on m'y renvoie. Cherock ne pouvait pas comprendre. Il ne savait pas et je n'avais nullement l'intention d'en parler et d'essayer de lui faire comprendre.
- C'est simplement...dur, parfois. De vivre et d'avancer alors que tout se met en travers. Passé ou présent.
La main de Cherock frottait doucement mon dos et je trouvais un certain réconfort dans sa voix grave et posée. J'avais envie de lui dire que je me fichais du lieu, car je m'en fichais complètement pour être honnête. Rien ne valait de sentir la chaleur du soleil sur ma peau et la douce brise du vent pour m'aider à me retrouver. Je me contentai pourtant d'acquiescer dans un souffle, parce que, malgré tout, je me sentais étonnamment bien ce soir. Je compris bien vite que ce n'était pas le lieu, mais le fait qu'il soit là qui me donnait ce sentiment. Et je préférais ne pas m'étendre sur cette sensation, cela amenait trop de questions dont je n'étais pas certaine de vouloir connaître la réponse. Alyah se manifesta mais je la fis taire avant même que sa petite voix ne vienne murmurer dans mon esprit. Je profitai juste du moment, gardant les yeux fermés en restant collée à lui, comme si sa seule présence suffisait à régler tous mes problèmes. Mon cœur battait un peu plus vite qu'à l'ordinaire, mais je fis de mon mieux pour rester calme. Pourtant, d'un coup d'œil, je levai le regard vers lui, l'observant un instant Son profil était devenu si facilement familier et, malgré la barbe de quelques jours qui recouvrait le bas de son visage, je... Je fermai les yeux en détournant la tête plus vivement que je ne l'aurai voulu et déglutis en sentant mes joues chauffer. Alyah revint, mais fit un simple commentaire qui n'arrangea rien malgré tout.
(Tu aimes les voies difficiles toi...)
- Merci Cherock. C'est agréable d'être ici...
Avec toi... je n'ajoutai pas les mots qu'Alyah me souffla pourtant et fermai mes paupières plus fermement, comme si cela allait faire disparaître tout le reste, la faire taire et me faire oublier la chaleur de sa présence à mes côtés. J'essayai juste de profiter du calme qu'il m'avait offert, sentant mon esprit dériver de façon plus calme qu'il ne le faisait ces derniers mois. Je l'entendis me répondre, assurant qu'il me devait bien ça et qu'on pouvait rester ici aussi longtemps que je le voulais. Je me contentai de hocher vaguement la tête, préférant conserver la quiétude qui s'était installée. Je pouvais entendre son souffle régulier un peu au dessus de moi, le battement de mon cœur dans ma poitrine et le léger frottement de sa main toujours délicatement posée contre mon dos. Je n'avais plus envie d'ouvrir les yeux et ma tête semblait s'alourdir au fur et à mesure. J'aurai pu bouger, me secouer et discuter de la suite des événements avec lui, mais je n'en avais pas envie là non plus. je voulais juste que ce calme dure pour toujours.
Je ne me souvenais pas m'être endormie. Pourtant, je sentis que je n'étais plus sur le banc et ouvris les yeux. Je vis la nuque de Cherock alors que j'étais plaquée contre son dos, je sentis ses mains sous mes cuisses et les miennes entourant son cou alors qu'autour de nous le décor avait changé et était non plus celui du bâtiment, mais celui des rues d'Oranan, si particulières même de nuit. Il me portait, au beau milieu de la ville et ça avait quelque chose d'étrange. Pourtant je n'essayai pas de descendre, calant plutôt ma tête contre son épaule droite en calmant les battements de mon cœur qui s'était soudainement emballé. Le trajet se passa ainsi, en silence, jusqu'à ce que la rue menant à la maison de la tatoueuse ne se dévoile et que je prenne conscience de la situation et du côté inapproprié de la chose.
- Hrm... Cherock ? Je... Tu veux bien me faire descendre ?
Il me laissa doucement poser pied sur le sol. Je haussai un sourcil lorsqu'il parla de son épaule confortable et souris à mon tour en faisant un geste rassurant de la main concernant le nombre de couches disponibles.
- Pas la peine de t'en faire, j'ai tout ce qu'il faut dans mes affaires.
Je marchai à ses côtés jusqu'à la porte de la maison d'Anthelia, gardant cet apaisant silence qui s'était installé. Lorsqu'il ouvrit la porte pour entrer, je le retins par le bas de son vêtement et attendit qu'il tourne son regard vers moi. J'ouvris la bouche, hésitai une seconde avant de me reprendre finalement.
- Tu avais raison, ça m'a fait du bien. Merci pour cette soirée.
- Heureux que ça t'aides. Surtout n'hésites pas à venir me voir si y a quoi que ce soit. Je ne pourrai pas résoudre tout tes problèmes... Mais tu trouveras toujours une oreille attentive chez moi.
Ses mots, couplés à une caresse affectueuse sur ma tête, me firent piquer un fard et j'étais reconnaissante que la nuit fusse bien installée, masquant ma réaction aux yeux de Cherock qui, après avoir posé un doigt sur ses lèvres pour me signifier de ne pas faire de bruit, entra dans la maison. Inspirant profondément, je l'y suivis, refermant la porte suffisamment lentement pour me recomposer un visage que j'espérais vierge de toute rougeur maladroite. Étouffant un bâillement soudain, je me dirigeai vers mes affaires et en tirai ma couverture et mon sac à paille pour m'installer confortablement sur un des divans comme Cherock l'avait proposé. Je retirai mes bottes et avisai le fulguromancien qui allait sans doute rejoindre Anthelia. Je l'interpellai faiblement, lui faisant tourner la tête.
- Pour ce que tu as dit... C'est pas que je refuserai de t'en parler, mais juste.... J'en suis simplement pas capable seule. Mais ce que tu as dit, ça compte, vraiment.
- On prendra ce temps un autre jour. Dors bien Yli.
Je hochai la tête avant de m'allonger aussi confortablement que possible sur le divan. Je n'avais jamais eu l'intention d'en parler maintenant, de toute façon, et me concentrai plutôt pour passer une nuit aussi paisible que possible. Cela faisait longtemps que je n'avais pas dormi sur quelque chose de confortable et ce n'était pas la faible clarté lunaire qui allait m'en empêcher. Je baillai à m'en décrocher la mâchoire avant de fermer les yeux.