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« C’est bon. Sortez-le de là. »
Je me réveille doucement d’un sommeil sans repos, accroché de mes ongles nus dans la terre humide pour ne pas être allongé dans la boue froide. Je ressens le frais matinal, le soleil n’est pas encore levé mais il doit être tôt, très tôt. Christo a une dent contre moi, c’est certain, pour m’avoir balancé au fond de ce trou simplement pour ne pas avoir été présent à l’arrivée du convoi. Une échelle de bois tombe dans le puit assez large pour accueillir trois ou quatre personnes de mon gabarit.
« Dépêchez-vous Almaran ! »
Ordonne le capitaine pour que je presse le pas. Le simple fait d’extirper mes doigts de la terre me fait perdre l’équilibre, mes genoux et mes mains plongent dans la boue sous les rires gras des soldats qui me regardent de là-haut. J’attrape un barreau de l’échelle pour me hisser dessus et monter durement jusqu’au sommet. Une fois hors du trou je suis escorté jusqu’aux dortoirs où on me laisse me reposer avant d’entamer la première journée d’entraînement. Je titube d’épuisement jusqu’à mon lit pour m’y effondrer, mes yeux se ferment et je sens mon corps partir vers un sommeil bienfaiteur jusqu’à ce que, quelques secondes plus tard, la porte du dortoir s’ouvre avec fracas, cognant dans le pied du lit le plus proche et provoquant un bruit qui me fige le cœur. L’instant d’après c’est le son du clairon qui sonne tandis que tous bougent autour de moi pour se lever du lit. Le capitaine se tient dans le cadre de la porte en beuglant de nous dépêcher, je me dresse à mon tour et croise son regard cruel et satisfait. Quel enfoiré. Je me lève et use de toute ma volonté pour ne pas arriver le dernier à sa hauteur. Heureusement une autre recrue tombe de son lit ce qui me donne une légère avance que Christo n’apprécie pas. Il me grogne dessus avant de faire des remontrances à celui qui est tombé. Ouf, un moment de répit pour moi.
Nous gagnons l’extérieur et mes vêtements mouillés rendent le froid encore plus mordant. Chet m’observe avec un regard à la fois attristé et apeuré, je calme mes claquements de dents pour lui offrir un sourire rassurant.
« On dirait que le Capitaine t’as à la bonne. »
« Silence dans les rangs ! »
Ordonne un sous-officier tandis que Thonas me lance un sourire arrogant accompagnant sa remarque. Nous nous alignons dans la cour intérieur jusqu’à ce que le capitaine sorte à son tour, à la suite du dernier sorti de son lit, essoufflé et rouge écrevisse. L’officier déclare sans attendre que le matin sera dédié aux séances d’exercices physiques et nous ordonne de courir sur le champ. Les recrues se mettent lentement en branle, formant des pelotons désagrégées où les plus rapides prennent la tête. Thonas et Trieli font d’ailleurs partie des premiers. Quant à moi j’ai beau faire de mon mieux, la fatigue me rattrape et tous commencent à me dépasser. Je suis rapidement essoufflé et seul la volonté de ne pas retourner dans le trou me permet de ne pas m’arrêter de courir. Je suis si lent que la tête de cortège me rattrape. Trieli passe à côté de moi avec un regard moqueur. Entre deux souffles contrôlés elle me glisse que j’étais plus rapide quand je me suis enfui de sa demeure puis après avoir jeté un regard par dessus son épaule elle glisse sa jambe devant la mienne. Mon tibia cogne contre son mollet et je sens tout mon corps basculer tandis que le sien s’éloigne. Je m’écrase sur la terre battue et mes bras ne parviennent pas à amortir ma chute. Ma joue, mes coudes et mes genoux encaissent le choc, raclent contre le sol. La douleur de ma blessure au flanc infligé par l’Ombre se réveille également, éclipsant toutes les autres. J’entends le Capitaine m’ordonner de me relever et Trieli se moquer que c’est la place des piquets d’être plantés dans la terre. Cette dernière réplique me met hors de moi et si je me laissais aller je pourrais balayer toutes ces personnes autour juste pour calmer ma colère. Heureusement je parviens à me contrôler, je pousse des râles de douleurs pour me redresser sur mes genoux ouverts, je pose une main contre mes côtes pour compresser la douleur comme si ça pouvait l’atténuer.
« Déjà à bout de force Almaran ? Comment comptez-vous survivre sur un champs de bataille ? »
J’inspire et expire lentement avant de me mettre à tousser, d’un revers de manche j’essuie ma joue éraflé et fait tomber les petits graviers incrustés dans la plaie. Je respire par grosses saccades avant d’entreprendre de me relever, d’ignorer la douleur pour me dresser, me tenir droit, la poitrine bombée et le menton levé. Je dirige mon regard brûlant vers le capitaine qui ne semble pas apprécier ma provocation. Je reste dans cette position quelques secondes, soutenant son regard noir qu’aucune recrue n’ose interrompre. Ils s’écartent en me croisant pour ne pas se retrouver entre nous deux. Finalement, je reprends ma course, difficilement, une main serrant mon torse et l’autre se balançant pour m’éviter de perdre l’équilibre. Je cours ainsi pendant de longues minutes jusqu’à ce que Nathanaël nous ordonne d’allé manger.
Nous gagnons le réfectoire; large salle meublée de tables et de bancs, située à côté des cuisines qui tournent depuis très tôt. Au menu, une sorte de bouillie de céréales, de lait et de fruits écrasés. C’est loin d’être mauvais mais c’est visuellement peu appétissant. Affamé mais épuisé, j’avale quelques bouchés avant de m’endormir à table. C’est un coup de coude de Cwen qui me maintient éveillé.
« Je ne ferais pas ça si j’étais toi. Je suis sûr qu’il n’attend que ça. »
« Tu devrais reprendre des forces, la journée ne fait que commencer. »
Enchérit Ed, la bouche encore pleine.
« Ce qu’il me faut c’est dormir un peu. »
« Tu espère vraiment qu’il va te laisser fermer l’œil sans rien dire ? »
Je masse mes paupières jusqu’à voir des étoiles. La fatigue m’empêche de réfléchir.
« Le Héros d’Aliaénon, mit en difficulté par une nuit difficile. »
Se moque Thonas à qui je rétorque poliment d’aller se frotter contre un arbre avec un regard noir.
« Le manque de sommeil te rends grognon Almaran. »
Dit-il en pointant sa cuillère dans ma direction avec ce fichu sourire arrogant. Je lui ferais bien ravaler mais je sens le regard du capitaine sur moi. Il guette le moindre geste qui lui permettrait de me punir encore. Chet ouvre la bouche pour déclarer de sa voix inquiète.
« Il va tester nos limites, à tous. Il va s’acharner jusqu’à ce que tu craques ou que tu lui prouves que tu es quelqu’un de valeur. Je pensais qu’il s’en prendrait d’abord à moi mais tes faits d’armes lui donnent un défi plus attirant que juste m’humilier. »
« C’est ton cousin ou un truc comme ça ? »
Demande Ed’, la bouche toujours pleine provoquant chez Thonas un agacement non dissimulé.
« Vide ta bouche ! C’est insupportable ! Tes parents ne t’ont pas appris les bonnes manières ? »
« Si, bien sûr. J’ai eu un père alcoolique qui m’a inculqué les bonnes valeurs. »
« C’est mon grand frère. »
J’avais deviné juste, Chet et le capitaine sont de la même famille et visiblement ce n’est pas la grande entente entre eux même si mon camarade ne semble pas avoir envie d’en dire plus. Il s’inquiète en revanche quand je porte une main à mes côtes en grimaçant.
« Est-ce que ça va ? »
« C’est le coup que j’ai reçu contre l’Ombre, j’étais censé rester tranquille.»
« Tu devrais aller à l’infirmerie. »
« Ca ira. J’ai connu pire. »
C’est rien de le dire. D’ailleurs en terme de fatigue aussi j’ai connu pire. Notamment dans la foret d’émeraude à rester éveillé et immobile pendant trois jours tandis que les harpies s’acharnaient à défaire le titan. Thonas a en partie raison, je ne peux pas me permettre d’être si faible pour une simple nuit passée dans un trou boueux. Je saisis ma cuillère pour engloutir le contenu de mon bol.
Quand le petit déjeuner se termine nous retournons à l’extérieur et l’entraînement reprend. On nous ordonne de courir lentement puis rapidement, de nous jeter à terre, de ramper, d’effectuer une série de pompes, de se relever, de sauter, de s’accroupir, tout ce qui peut remuer nos estomacs pleins sous l’étroite surveillance du capitaine et de ses acolytes. Les plus fragiles ne tardent pas à rendre leurs petits déjeuners, rependant dans la cour une étrange odeur de céréales, de lait caillé, de fruits et de bile. Je tiens le coup, péniblement, bien que je sois plusieurs fois repris pour ma lenteur à effectuer les mouvements demandés. Quand la séance se termine nous sommes tous rouges écarlates, essoufflés. Il nous est permis de faire une pause de quelques minutes, de s’hydrater aux seaux d’eaux à notre disposition.
Les soldats sortent également du réfectoire pour commencer le même entrainement qu’ils effectuent avec une simplicité impressionnante. La cour intérieur se remplit et se divise naturellement entre l’infanterie, l’artillerie et la cavalerie. Notre entraînement reprend, nous sommes séparés en deux lignes qui se font face. Je me retrouve face à un inconnu aux cheveux bouclés et à l’air hagard, grand et costaud. Les instructions sont données, se battre face à l’adversaire en face de nous, le mettre à terre et passer à l’adversaire suivant. Le coup de sifflet est donné, mon adversaire s’avance vers moi, sans magie je doute de mes chances. En quelques secondes je mords la poussière après m’être prit un coup dans l’estomac. Je me redresse en gémissant tandis qu’un autre inconnu se place face à moi. Je tente de lui mettre un coup de poing mais je rate son visage, il saisit mon bras et me fait décoller du sol, se servant de l’élan de mon mouvement pour me faire passer par dessus lui. Mon dos frappe le sol avec violence, au point de me couper le souffle. Je tourne la tête pour observer les recrues suivantes, taillés comme des bœufs, ils vont finir par me massacrer. En regardant dans l’autre direction je remarque une sorte de bouchon, deux adversaires semblent avoir du mal à se départager. Je les reconnais, Thonas et Trieli qui s’échangent coups sur coups sans ciller. Devant l’embouteillage de recrue et la persévérance des duellistes le capitaine donne l’ordre de sauter ces deux derniers, permettant à la file d’avancer à nouveau. Je suis remis au sol encore et encore. A chaque chute je sens mes côtes se plier, mes poumons se compresser. Le temps pour me relever ne cesse de s’allonger, certains hésitent à s’en prendre à moi, se montrent plus doux pour me mettre au sol en me maintenant le bras par exemple.
« Capitaine Christo ! »
« Capitaine Hewrob... »
« Je vous avais pourtant dit que certaines de ces recrues sont dans un état préoccupant et qu’il ne fallait pas les pousser à bout dès les premiers jours. Je vous avais fournis une liste de noms. Vous vous souvenez ? »
« L’entraînement des recrues ne vous concerne pas. »
« Non. Vous avez raison mais leur santé, oui. Recrues Almaran, Saldnec, Pherroc, Philginton. Sortez du rang. »
Sans son casque le Capitaine Hewrob ressemble à un homme d’une quarantaine d’années avec des cheveux et une moustache déjà grisonnante. Un visage rugueux et un air imperturbable. Les recrues citées, en piteux état, sortent pour rejoindre Andrew sous le regard envieux de ceux qui se retrouvent régulièrement au sol et le regard méprisant de ceux qui ont l’avantage. Trieli et Thonas, eux, bien qu’ayant fait une pause dans leur duel, ne se quittent pas du regard, impatient de se départager une bonne fois pour toute. Enfin, le Capitaine Christo fixe son collègue d’un regard dur.
« Direction l’infirmerie. »
Déclare Hewrob en nous indiquant la direction. L’entraînement reprend sous les cris courroucés de Nathanaël. Du coin de l’œil, avant de quitter la cour, j’aperçois Thonas être mis au sol par son adversaire.
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