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Quelle naïve ! Après avoir voyagé auprès d'Air Gris à l'œil et être passablement fatiguée par ce mode de transport somme toute peu conventionnel, un peu troublée par le changement de continent et la découverte de nouveaux paysages, d'un climat légèrement différent, de toutes ces nuances qui montrent qu'elle n'était plus sur Nirtim, d'une société où tous les (encore rares) habitants qu'elle croisait étaient des elfes gris, elle s'était candidement avancée jusqu'aux portes de la ville. C'était là que les ennuis avaient commencés.
Il se trouve qu'elle était diablement chargée par certains de ses achats à Kendra Kâr qui, elle ne s'en était pas tellement aperçue immédiatement, la limitaient dans ses mouvements. La charge de son sac l'empêchait de courir aussi rapidement qu'avant, ou même d'essayer de passer facilement inaperçue. Il y avait toujours la capuche d'Aethalin : mais le principe d'une porte de ville était de vérifier que personne de trop dangereux ne passe. Et puis, pourquoi aurait-elle souhaité cacher son identité ? La Garde Militaire de Nessima la convoquait. Elle allait pouvoir passer sans problème.
Les Gardes à l'entrée l'avaient rudement arrêtée, lui demandant de décliner son identité, d'expliquer comment elle était arrivée jusqu'ici, si elle était accompagnée et si elle avait des intentions hostiles à l'égard du Royaume Sindel et de la ville de Nessima. Ces questions lui firent à peine hausser un sourcil, tellement elle y était habituée, sauf les deux dernières qui lui semblaient vraiment cruches, chose que les Gardes ne semblaient pas réellement saisir. Patiemment, elle répondit successivement à toutes les interrogations, allant même jusqu'à expliciter la raison de sa venue. La Garde Militaire ! Avec deux majuscules dans le nom, ça devait tout de même être un lieu d'importance à Nessima. Mais elle n'avait pas saisi non plus que dans “Portes de la Ville Haute de Nessima”, il y en avait deux fois plus.
Les Gardes l'avaient donc longuement retenue, incapables de croire qu'une humaine (pour une fois, ce n'était même pas le fait qu'elle soit si jeune qui les choquait, sans doute parce qu'à un même niveau de développement physique, une elfe avait déjà vécu de multiples décennies) pouvait être quelqu'un de confiance. C'était la première fois que la jeune fille était confrontée à ce genre de contrôle au faciès, elle qui s'était crue, en tant qu'humaine, capable d'entrer dans à peu près toutes les villes du monde. C'était vrai, à l'exception du Naora. Ils l'avaient retenu dans un bureau annexe pour lui poser toutes les questions qu'ils voulaient et elle avait rapidement compris qu'elle n'avait même pas la possibilité de simplement s'en aller. Non, elle était sur le territoire des Sindeldi et, en tant que potentielle terroriste, criminelle ou en tout cas migrante en situation irrégulière, elle serait retenue aussi longtemps que nécessaire. Cette situation l'agaçait prodigieusement. Il semblait en particulier que sa couleur de peau posait singulièrement problème. C'était un critère qui, selon ses interlocuteurs, était d'une importance capitale. Il est bien connu que les individus d'une couleur de peau différente ne sont guère dignes de confiance.
Finalement, après avoir également questionné quelques employés d'Air Gris – car on ne pouvait pas se fier à la parole d'une vulgaire humaine, il fallait des renseignements sûrs –, ils avaient dépêché l'un des leurs pour la conduire jusqu'à la Garde Militaire et la livrer aux sentinelles qui décideraient de son sort. Ils insistèrent en particulier sur la possibilité qu'elle soit directement jetée en geôle. Eh, la loi Sindel ne prévoyait aucun droit pour ces immigrants clandestins. Elle avait beau leur répéter qu'elle n'était pas une criminelle et que c'était la Garde Militaire de Nessima qui souhaitait la recruter, ils l'écoutaient à peine.
Finalement arrivée sur place, le Garde des portes à peine parti, on lui indiqua de descendre un large escalier qui s'enfonçait en colimaçon dans les profondeurs du magistral bâtiment de la Garde Militaire. Car il fallait reconnaître que, si les Sindeldi étaient on ne peut plus racistes, toute leur architecture était grandiose et d'un niveau technologique infiniment supérieur à celui de toutes les villes qu'elle avait visitées jusqu'à présent... c'est-à-dire celui de toutes les races qu'ils considéraient justement dédaigneusement. Cette pensée ne la faisait qu'enrager davantage ; mais par un effort intense de volonté, elle se retenait. Une idée menue s'était frayée un passage dans son esprit obtus et avait obtenu son attention, et même sa patience à l'égard de ces Sindeldi qu'elle avait un peu à flatter pour obtenir leur secours dans l'affaire qui la préoccupait. C'était probablement la race la plus avancée qui existât sur ce monde : s'il y avait bien un peuple qui pouvait l'aider à retrouver Jess et Guigne, c'étaient eux. Mais cela requérait un stoïcisme auquel elle était peu habituée.
Au bas des marches attendaient déjà une autre humaine aux cheveux d'un roux vif et un Shaakt, ainsi que Jorus qui, visiblement, venait à peine d'arriver. Elle lui adressa un bref sourire et signe de tête, s'avançant pour déposer son sac à côté de l'un des tabourets, s'installer elle-même et prendre une boisson, avant de remarquer que descendait également une elfe masquée. Elfe grise, noire ? Elle ne savait pas trop. Ça n'avait pas tellement d'importance. Elle était surtout plus petite que les autres, mais c'était peut-être dû à une forme de nanisme ? À sa suite arriva en revanche un visage connu : Sibelle. Yurlungur s'efforça de ne montrer aucun signe de surprise, tout en observant du coin de l'œil la réaction de l'Hinïonne lorsqu'elle découvrirait la présence de l'assassine. Dans les faits, la jeune fille n'avait aucun grief particulier contre la guerrière : au contraire, qu'il s'agisse d'une pure combattante la rassurait presque, et son acharnement à suivre la mission de ramener Naral à la Tour d'Or, sur Aliaénon, l'avait même plutôt impressionnée lorsqu'elle y avait songé a posteriori. Elle se doutait en revanche que le respect naissant qu'elle lui portait n'était guère réciproque. Enfin, un elfe gris arriva, mais il semblait être également un aventurier, puisque le Shaakt présent le reconnut aussitôt et, tout en le désignant à tous comme un traître, lui proposa de faire table rase pour partir sur les meilleures bases possibles concernant la mission qui s'annonçait. Cela fit sourire Yurlungur, presque narquoise. Ce Shaakt-là paraissait bien plus fréquentable qu'Endar.
Elle s'apprêtait à saisir un morceau de pain lorsque se présenta enfin une militaire à l'allure importante. Elle suspendit son mouvement, puis récupéra finalement trois bouts de pain au lieu d'un seul, qu'elle plaça devant elle pour pouvoir manger pendant l'explication de la mission. Elle avait comme l'intuition, après tout le cirque des gardes à l'entrée de la ville, que les Sindeldi aimaient se répandre en longs discours ; elle ne fut du reste pas déçue.
Elle commença par se présenter brièvement comme leur commanditaire, tout en précisant quelques éléments de contexte, concernant notamment le fait qu'ils fassent appel à des étrangers. Yurlungur s'était déjà rendu compte d'un certain rapport à tout ce qui était non-Sindel dans cette société et voyait mal comment ce Royaume pourrait se fermer encore davantage à eux autres, pauvres pathétiques humains, mais la bouche pleine, elle s'abstint de faire un commentaire et continua paisiblement son petit-déjeuner.
On lui tendit néanmoins une carte, ce qui la contraignit, afin de ne pas répandre trop de miettes dessus, à manger un peu à côté. Que quelques restes tombent sur le sol de pierre de la salle l'inquiétait peu – ces arrogants Sindeldi devaient bien connaître la technologie archaïque du ménage. Et puis, ils n'avaient qu'à pas leur mettre à manger s'ils ne voulaient pas salir ce lieu qui, la commandante l'expliqua par la suite, était d'une valeur symbolique élevée. Il y eut en effet un long paragraphe d'histoire, de guerres entre oreilles pointues noires et oreilles pointues grises, d'une presque-mais-pas-tout-à-fait extinction des noires, qui devinrent par la suite des oreilles pointues maronnes. Toutes ces péripéties la divertissaient agréablement pendant son repas, bien qu'elle ne comprît pas réellement où est-ce que tout cela menait. C'était que, pensait-elle, la commandante était l'une de ces femmes qui, une fois lancée sur un sujet, était incapable de s'arrêter et bavardait pendant des heures, ajoutant digression sur digression jusqu'à un degré de précision inouï et un volume de paroles exceptionnel. Cela l'agaçait en revanche un peu que les oreilles maronnes vivent dans la misère alors que les grises vivent baignés par tout l'argent du monde. La couleur de peau était-elle à ce point déterminante ? Elle ne savait alors que penser de la sienne.
Le premier problème donné par la commandante concernait les oreilles brunes qui avaient été jusqu'ici peu dangereuses, malgré leurs raids fréquents, chose qui avait changé depuis qu'elles s'étaient arrangées pour éviter les patrouilles grises, en sus d'être bien mieux préparées et équipées. Cela ressemblait fort à une trahison interne, peut-être même de la part d'une institution puissante, en tout cas suffisamment pour donner aux Bruns les ressources pour ces assauts et de les coordonner pour éviter les troupes. Toute la question était ensuite de savoir si le traître occupait une position hiérarchiquement supérieure ou inférieure à celle de la commandante...
Il y avait également l'option à peine voilée d'une aide étrangère, en particulier des forces oaxaciennes. Cela ne collait en revanche pas à l'esquive constante des troupes de Nessima, songea Yurlungur, mais la commandante continuait. Son discours était de plus en plus technique, puisqu'il s'intéressait à présent à la politique intérieure du Royaume et à des affaires complexes de succession, les deux dirigeants ayant été tués par la Reine noire. Il restait des régents et les dirigeants du culte de Sithi – nom inconnu à la jeune fille qui montrait une expression de plus en plus perdue – pour gouverner le Royaume, mais ils bataillaient entre eux pour prendre le pouvoir et en particulier nommer le prochain souverain, Naémin et Farya, voire changer la dynastie en place. Cela la forçait à prendre des décisions par elle-même tout en évitant au possible une guerre ouverte – d'où l'emploi de mercenaires extérieurs au Royaume. Des soldats Sindeldi, c'était trop direct ; ne rien faire était impossible. Et il y avait encore autre chose... Yurlungur, sans hésitation, se servit rapidement parmi les vivres proposées pour continuer à se sustenter pendant cette longue explication.
Elle leur indiqua donc la présence d'être “petits et massifs” aux alentours des Montagnes grises, soit trop en avant dans leurs frontières et trop différents physiquement pour être des Eruïons, les elfes bruns. Il s'agissait en outre de combattants et visibles uniquement de nuit. Il pouvait en revanche s'agir de troupes d'Oaxaca, d'alliés potentiels des elfes bruns, ou même de misérables du Royaume instigateurs d'une nouvelle révolte.
Elle leur indiqua donc leur mission : être capable d'apporter un nouveau point de vue, tout en ayant l'accès à tout le Royaume sans contrainte. Il était surprenant qu'elle ne parle pas de leur potentielle neutralité... Dans les faits, elle pouvait plus facilement se désolidariser des actes de mercenaires comme eux que de ceux de ses soldats. Elle pointa en revanche le racisme latent au sein du Royaume, ainsi que l'opposition occulte de certains Sindeldi hauts placés. Toute cette situation fort complexe était pour le moins... excitante. Oui, malgré tout, c'était ce sentiment qui émergeait pour la jeune fille, qui récupéra avec soin le laissez-passer si précieux. Avec ce document officiel, elle devrait avoir moins de difficulté avec des gardes bornés à l'avenir...
Le Shaakt prit la parole le premier, posant une première question sur l'origine des approvisionnements des elfes bruns. Il enchaîna aussitôt en lui demandant d'expliciter la possibilité qu'un membre éminent du clergé Sindel soit impliqué, puis à propos de la position exacte des mouvements nocturnes.
Yurlungur leva à son tour la main et entreprit de se lever de son tabouret sans réellement réfléchir, pour ne gagner qu'un demi-centimètre de hauteur par cette astucieuse opération. Tentant de garder contenance, elle posa à son tour toutes les questions qui lui venaient, dont la plus importante :
«
Vous n'avez évoqué aucune rémunération. Par malheur, vous comprendrez que la fermeture de votre peuple sur lui-même n'engage aucun étranger à vous aider par pure bonté de cœur, en particulier au regard du traitement des vôtres à l'égard des humains se présentant pourtant afin de répondre à une demande expression de votre Garde Militaire. Pourriez-vous donc expliciter en quoi consisterait notre récompense à l'issue de cette périlleuse mission ? »
Elle gardait un visage impassible : il ne s'agissait pas du tout d'une blague. Profitant de la pause pour se rasseoir discrètement, elle continua :
«
Vous avez également évoqué le culte de... Sithi. Sauf votre respect... »
Elle s'apprêtait à demander : “c'est qui ?” mais se souvint qu'il fallait faire bonne figure et, avec un sourire de convenance, corrigea en :
«
Qui est-ce ? »
Se sentant toute fière de ce rattrapage à l'improviste, elle continuait à sourire, d'un sourire rendu un brin nerveux par le regard dur et froid de la Sindel.
«
Enfin, pour être tout à fait franche, il paraît clair qu'il y a dans vos propres rangs un ou plusieurs traîtres, considérant les raids évitant systématiquement vos troupes. Êtes-vous toute-puissante à ce propos ? C'est-à-dire, êtes-vous la supérieure hiérarchique de tout individu ayant accès à ce genre d'informations, et pouvez-vous faire tomber leurs têtes avant la vôtre si l'un de nous parvient à détecter où se trouve la faille ? »
Elle se souvint soudainement que, par ici, ils ne disposaient plus des pouvoirs de la pierre de vision et rajouta aussitôt :
«
Ah, et quel est le moyen le plus rapide de vous contacter ? »
Déjà, des obstacles s'offraient à son imagination. Un service de courrier interne à l'armée risquait d'être également infiltré par les traîtres ; un service indépendant était tout autant susceptible d'être contrôlé par un pouvoir tierce, du culte ou d'un ennemi politique de la commandante. Finalement, quelle que soit la réponse à cette dernière question – à moins qu'il ne s'agisse d'une solution aussi magique que la pierre de vision – elle doutait qu'il soit malin de l'employer.
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