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La jeune fille observait la mer, les vagues et l'écume majestueuse qui était soufflée sur les crêtes ; elle contemplait, du bastingage, la coque de bois qui tranchait l'eau avec une lourde grâce ; elle sondait les profondeurs de l'océan, comme pour chercher à comprendre, dans ce bleu profond, tous les secrets de l'impitoyable Moura. Elle pouvait passer ainsi une heure à rêver, un sourire aux lèvres, en laissant le sel du vent marin lui vivifier les pores, puis faire quelques pas sur le pont, en s'accommodant du doux roulis que les flots imposait. C'était comme si elle était bercée : pour la première fois, elle prenait la mer et elle profitait. Elle se souvenait à peine de ce voyage de Dahràm à Oranan, qu'elle avait passé enfermée dans la cale du navire qui avait finalement accepté de l'emmener ; cette fois-ci, elle comptait en profiter pleinement.
Comme tous les gosses de Dahràm, elle avait vécu dans l'expectative de prendre la mer un jour. La mer, c'était l'immensité qui s'étalait au-delà du port, c'était l'aventure même, l'infini qui se présentait à soi et la fuite sans retour, l'échappatoire ultime à la misère du Royaume conquis. C'était aussi l'or et la gloire, pour ceux des pirates qui étaient suffisamment féroces ou chanceux.
Mais les fillettes ne sont pas acceptées sur les bateaux, qu'ils soient pirates ou marchands. Elles restent au port, aident éventuellement à réparer les cordages ou les filets de pêche contre un salaire dérisoire, sont moquées quand elles demandent à monter et, pour chasser leur chagrin, rêvent en s'entraînant à faire et défaire des nœuds marins d'être né mâle, eux qui, à dix ans à peine, sont engagés comme matelots sur le premier navire qui accoste. Elle ne voyait pas l'envers du décor, qui est la dure vie du mousse ainsi récupéré, la fatigue, le mépris, les maladies et parfois la famine. Tout cela ne faisait pas partie du rêve. Il n'y avait que l'océan et, entre ses bras massifs, l'espoir, comme une étoile timide qui se reflète sur une mer d'huile.
Arrivée à bord, elle avait certes essayé d'aider les marins dans leurs diverses taches : c'est-à-dire qu'elle les avait observés et avait tenté de les imiter, non sans s'attirer l'ire d'un second qui la fustigea et lui intima de retourner à sa place, puisqu'elle avait failli faire relâcher complètement la grand'voile. Mais peu à peu, au cours de cette première journée, certains matelots qui l'avaient remarquée en train de s'entraîner à nouer des nœuds marins, malgré leur distance naturelle vis-à-vis des êtres non-elfiques, avaient profité de sa présence pour se décharger de certaines de leurs corvées. Les nœuds, en marine, sont un facteur universel : qu'importe qu'on vienne du Naora, de Nirtim ou de Nyr'tel Ermansi, les marins ont ce langage commun qui leur fait repérer aisément leurs pairs.
On lui demandait surtout des tâches ingrates ou fastidieuses, mais elle s'en chargeait avec une gaieté sincère, sans se douter de l'exploitation qui ainsi prenait forme. Elle cherchait naturellement à échapper au regard de ce tyrannique second, mais s'empressait, dès qu'il était affairé ailleurs, à nouer fermement tel cordage, ou à soigneusement ranger tel autre. Il semblait qu'on ne lui laissait que des affaires de cordes. Et puis, lorsqu'elle avait fini, elle s'écartait un peu, et elle épiait. Bientôt le second arrivait, pour vérifier que tout était en ordre et, sans se douter qu'il avait devant lui le travail d'une humaine, examinait prestement les nœuds, avant d'opiner du chef et d'avancer plus loin. C'était un orgueil immense pour l'apprentie matelote.
Le soir tomba vite et le ciel s'orna de pourpre et de mauve tandis que le soleil filait se cacher derrière la terre à l'Ouest, laissant la vaste mer plongée dans les ténèbres qui s'amoncelaient. Elle cherchait déjà à voir des étoiles dans les cieux, les plus brillantes commençant à apparaître : elle voulait déterminer si, ici, le ciel était le même qu'à Dahràm et qu'à Nirtim. C'était en mer qu'on le voyait le mieux, éclatant de toute sa splendeur sépulcrale : il n'y avait rien pour en atténuer la majesté, aucun obstacle pour en amoindrir l'étendue. Mais un des marins qu'elle avait aidés ce jour-ci lui indiqua les Montagnes grises, au-dessus desquelles des nuages s'étaient bien formés et commençaient, déjà, à descendre sur la plaine en contrebas. Ce n'étaient pas de paisibles cumulonimbus qui pouvaient gentiment protéger les marins d'un soleil qui taperait trop fort : ceux-ci étaient gris et sombres, violents, et ils semblaient s'approcher progressivement de leur position. On lui expliqua que le capitaine les avait repérés depuis une demi-heure et que leur trajectoire rencontrerait bientôt la leur : alors la première inquiétude monta dans l'esprit de Yurlungur. Elle ne pourrait pas contempler les étoiles cette nuit.
Cette affaire-là était tout de même fâcheuse. La nuit dernière, elle avait dormi, estimant qu'elle pourrait bien en profiter l'une des nuits suivantes, et puis il fallait se remettre d'un léger décalage horaire, dont elle ignorait à vrai dire l'existence ou la raison d'être, mais qui l'envoyait au lit (ou plutôt au hamac) alors que la nuit tombait à peine. Mais les éléments se liguaient contre elle et, maintenant qu'elle était fraîche et dispose pour une nuit d'observation des cieux, c'était la météo qui lui refusait ce plaisir. Il fallait qu'il y ait un bien méchant farceur là-dessous.
Yurlungur fila dans la cale, à côté de son hamac, chercher la longue-vue qu'elle avait achetée à Kendra Kâr, pour observer plus attentivement cette tempête qui s'avançait. Elle put voir distinctement les formes arrondies et tumultueuses de l'orage qui avançait, la pluie qui formait un rideau trouble en-dessous, la plaine qui peu à peu disparaissait tandis que progressaient les nuées. Lorsqu'il fut devenu clair, même pour elle, qu'ils seraient bientôt en plein dans la tempête, elle retourna prestement ranger sa longue-vue dans son sac, la calant consciencieusement dans la couverture pour éviter qu'un choc ne la fracasse.
Le temps qu'elle remonte, la pluie battait déjà sur le pont et le capitaine jura : un marin poli leur traduisit rapidement l'imprécation. Mais qu'est-ce que des mages venaient faire là-dedans ? Yurlungur observait la tempête et se demandait s'il était possible qu'il existât des sorciers suffisamment doués pour déclencher de telles ouragans : sur Aliaénon, la chose l'aurait moins étonnée, sachant là-bas la magie incontrôlable et outrepassant souvent les intentions de l'arcaniste ; mais sur Yuimen, ceux capables de créer un tel chaos étaient des adversaires pour le moins redoutables.
Alors qu'un vent violent la décoiffait tout à fait – et qu'elle se félicitait de n'avoir pas de cheveux trop longs, contrairement à certains Sindeldi qui s'en trouvaient embêtés en de telles circonstances -, elle nota depuis son point d'observation, à la sortie de la cale, que le capitaine avait judicieusement fait réduire la voilure : ainsi, le navire continuait à avancer, presque sans dommage, si ce n'était un tangage énergique. Il semblait que de telles tempêtes, finalement, étaient contrôlables par un capitaine expérimenté : malgré la peur première qui avait monté en elle, elle osa un sourire de satisfaction à voir ainsi le Danse-Lame progresser en dépit des éléments – lorsqu'un cordage céda et, balayant le pont, envoya brutalement un des marins par-dessus bord. La voile ainsi détachée déstabilisa grandement le navire, tout en menaçant de se déchirer à tout instant ; dans la cale, un choc sonore indiqua qu'une partie de la cargaison s'était détachée et avait été violemment projeté contre la coque. Il fallait espérer que cela n'ouvrirait pas une voie d'eau : mais déjà, sur le point, trois marins imprudents furent envoyés par-dessus bord par une lame d'eau – Yurlungur s'agrippa de toutes ses forces au mât à côté.
La situation était critique et de tous côtés, les marins paniqués fonçaient, vers les rames ou vers la cale, voire vers la voile détachée pour les plus audacieux. Yurlungur sentait qu'elle ne pouvait pas faire un pas sur le pont sans risquer d'être projetée par-dessus bord : sans hésitation, elle redescendit dans la cale, tentant d'avancer vers son hamac. Mais elle se sentait envoyée, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, ou même en avant et en arrière : sa progression était difficile. Le dortoir était situé au centre de la cale, tandis que les marchandises étaient disposées à l'avant comme à l'arrière : elle voyait des Sindeldi, plus loin devant elle, essayer vainement d'accrocher les tonneaux et les caisses libérées, quand soudain l'un d'entre eux fut écrasé entre un mur et un fût par une embardée violente. Il avait disparu derrière la cloison : seul restait un bras gris qui dépassait, et un filet de sang.
Enfin arrivée à son paquetage, qui avait été projeté dans tous les sens, elle récupéra rapidement la corde, qu'elle accrocha autour de sa taille en s'aidant de la poutre à laquelle était suspendu son hamac pour ne pas perdre l'équilibre ; puis, pour le reste de ses affaires, elle les enroula dans le hamac lui-même, avant de nouer le tissu pour former comme un cocon qui retiendrait, elle l'espérait, toutes ses affaires sans les endommager.
Et elle remonta sur le pont, le reste de la corde dans les mains. Cette sortie de la cale était située juste derrière le mât central : alors que seul son buste en dépassait, elle enlaça à peu près le mât, qui était néanmoins trop large pour elle, l'autre extrémité de la corde dans la main du côté du vent : elle la lança enfin et la récupéra de l'autre en tâtonnant dans les rafales, puis conclut un nœud solide. Elle était ainsi attachée : il lui restait une quinzaine de mètres de jeu pour se déplacer sur le pont, ce qui lui laissait en particulier l'accès au mât avant et à la voile détachée. Depuis tout à l'heure, il lui semblait qu'il y avait déjà moins de marins affairés là-bas : certains, sans doute, avaient été envoyés par-dessus bord, noyés immédiatement et emportés par le fond.
Elle savait qu'en laissant un jeu trop mou, elle n'aurait aucun équilibre : aussi conservait-elle toute une partie de la corde enroulée entre ses mains lorsqu'elle se risqua sur le pont, conservant ainsi le lien tendu en permanence. Le vent soufflait de travers et elle s'aidait de cette tension pour maintenir son équilibre, avançant à petit pas vers le mât avant : le sol glissait affreusement et, si ce n'était par des talents de balancement finement travaillés, elle aurait chu à maintes reprises. Mais contrairement à ce qu'il s'était passé dans la cale, elle pouvait observer ce qui venait, et le relief des flots l'informait vaguement des rafales qui se préparaient : à vérifier ainsi en permanence la mer et l'orage, sa progression n'en était que plus lente, mais aussi plus certaine.
Enfin elle parvint au mât avant, sur lequel elle se lança pour s'y agripper. Elle avait lâché sa corde, qui désormais claquait dans le vent : en observant rapidement la situation, elle se rendit compte qu'il lui faudrait escalader jusqu'à un promontoire intermédiaire puis jusqu'au nid-de-pie situé tout en haut du mât pour détacher complètement la voile. Elle ne cherchait pas une quelconque façon de la récupérer : une fois détachée, la voile serait emportée par le vent et le navire libre ; le capitaine préférerait sans doute perdre une voile que son navire.
Elle s'apprêta à grimper lorsqu'un choc violent sur la corde derrière elle lui fit perdre sa prise contre le mât et la projeta avec brutalité contre le bastingage, auquel elle parvint par chance à se maintenir. Un regard en arrière lui fit comprendre qu'un des marin s'était pris une vague de plein fouet et n'avait dû sa survie qu'à la corde en travers de son chemin : elle lui hurla une injure, mais le vent l'empêcha probablement de comprendre quoi que ce soit.
Fastidieusement, elle remonta jusqu'au mât, auquel elle noua la corde en son milieu, de façon à ce qu'elle soit tendus entre les deux mâts avant et que ceux qui l'utiliseraient, que ce soit pour traverser le pont de façon plus sûre ou pour se rattraper, ne la déstabilisent pas elle. Il lui restait, estimait-elle, juste assez de jeu pour monter tout en haut en conservant cette corde en rappel : aussitôt elle se mit à escalader.
Il y avait naturellement de nombreuses prises pour aider les marins à accéder à leurs postes d'observations, nouer des cordages et hisser les voiles : mais l'eau, qu'elle fût salée issue de la mer ou douce issue de la tempête, aspergeait toutes les anfractuosités et les rendaient aussi traîtres qu'une algue sur un rocher. Yurlungur s'accrochait comme elle pouvait : elle ne voyait pas grand-chose, de l'eau de mer venant sans cesse mouiller ses yeux et son visage – elle se sentait poisseuse et l'eau alourdissait ses vêtements trempés. Mais elle faisait fi et grimpait, courageusement, comme un pion bleu nuit sur la tempête noire.
Elle atteint rapidement le premier promontoire et reprit son souffle, avant d'attacher à nouveau la corde à cet endroit et de détacher le dernier cordage qui retenait la voile ici, d'un coup ajusté de sa dague ; puis elle reprit l'ascension. Là-haut, le vent semblait se faire plus violent encore et la tempête plus coléreuse ; elle ne sentait plus rien si ce n'était le vent et la pluie qui cinglait sur son visage et ses muscles crispés à l'extrême pour éviter de choir. À deux reprises, sa main glissa et elle faillit tomber effectivement : ce ne fut que par un réflexe inouï qu'elle se maintint, continuant malgré tout à progresser.
Il y avait une seconde difficulté qui s'amplifiait à mesure qu'elle montait : le roulis. Si celui-ci était déjà conséquent à la surface du pont, il faisait voltiger le mât d'un côté et de l'autre, et l'amplitude du mouvement était accru proportionnellement à sa propre progression. Enfin elle parvint au nid-de-pie : mais en tendant la main, elle ne pouvait atteindre le bout de cordage qui tenait encore la voile, et la corde qui la retenait contre les flots et le vent la retenait aussi d'atteindre son but. Il ne lui manquait pas grand-chose : le bout de sa dague arrivait à une vingtaine de centimètres de la corde, peut-être – elle songeait avec rage que si elle n'avait pas rajouté un nœud au niveau du promontoire intermédiaire, elle aurait peut-être eu suffisamment de jeu.
Elle lança un regard en contrebas pour s'apercevoir que les Sindeldi utilisaient déjà la corde qui traversait le pont pour se déplacer – elle espérait qu'ils ne l'useraient pas trop, ou qu'ils la lui rembourseraient. Certains d'entre eux la fixaient, les yeux pleins d'espoir, attendant qu'elle détachât enfin cette voile qui, sinon, ferait peut-être chavirer leur navire : mais comment leur dire qu'elle ne pouvait pas ?
Elle se plaqua contre le mât et entreprit de se décrocher de la corde, qu'elle ne laissa pas flotter au vent pour autant, l'attachant à la base du nid-de-pie ; puis elle se leva, s'accrochant aux bords de cette sorte de panier juchée en haut du mât. Elle avait à vrai dire assez peu de chance de passer par-dessus la balustrade de la vigie, étant assez petite elle-même et le garde-corps ajusté à la taille d'un Sindel ; mais il y avait ce trou dans le plancher, trou par lequel elle-même était entrée et qui permettait à la vigie de monter à son poste : si elle tombait dedans, c'en était fini.
Ses mains étaient crispées sur la rambarde du nid-de-pie pour éviter de choir : elle fixait ce trou dans le sol avec un air de terreur mêlé de courage, ou de témérité. À pas mesurés, elle s'approchait de l'ultime cordage : puis lorsqu'il fut à sa portée, d'un coup net et brutal, elle le trancha de sa dague.
Tout s'enchaîna alors très vite. La voile fila effectivement dans le vent, disparaissant au loin dans la tempête ; le navire, brutalement, se redressa, reprenant une position acceptable qui permettrait probablement aux rameurs de récupérer le contrôle de leur vaisseau ; Yurlungur fut projetée au sol et tomba dans le trou.
Ses yeux grands ouverts observèrent la scène avec effarement : le mât commençait à accélérer auprès d'elle, tandis qu'elle chutait : ses doigts trouvèrent la corde et s'y frottèrent avec douleur, ralentissant sa chute, mais pas entièrement, tout en l'orientant vers le promontoire intermédiaire, sur lequel elle dégringola avant de s'immobiliser complètement. C'étaient ses jambes qui avaient amorti la chute du reste de son corps : elle se tenait à présent prostrée contre le ventre, les jambes ramenées en position fœtale et les bras étendus vers la corde, s'y agrippant toujours avec une incroyable ténacité. Elle avait presque l'air de prier, selon les rites orientaux.
Une douleur intense envahissait le bas de son corps, qu'elle laissa monter en attendant que le premier choc passe. Il y avait sans doute quelques larmes de douleur qui coulaient sur son visage, mais elles étaient indiscernables de la pluie qui avait baigné ses traits tout le long de son ascension. Après deux minutes, la souffrance commençait à décroître : elle osa quelques mouvements légers et estima qu'elle n'avait, par chance, rien de brisé ou fracturé. Mais elle sentait toujours une vive douleur sur la cuisse droite : en y amenant doucement sa main, elle sentit qu'une plaie y était ouverte et saignait. La blessure n'était pas trop grave : en d'autres circonstances, elle ne s'y serait penchée que plus tard ; mais pour descendre le mât jusqu'au pont, elle ne pourrait réussir dans ces conditions avec cette gêne, même légère.
Conservant toujours sa main gauche sur la corde qu'elle avait tendu elle-même, en se rapprochant du mât en rampant, elle saisit de sa main libre la grande gourde à sa ceinture et en versa un peu sur la plaie. Le liquide de soin qu'elle avait mentalement sélectionné se déversa sur la blessure, contrant le sel et les infections, puis raccrocha la gourde à sa ceinture en attendant que le soin fasse effet.
En quelques minutes la plaie s'était refermée. Ce n'était désormais rien de plus qu'une cicatrice un peu douloureuse, qu'il faudrait ensuite panser pour s'assurer de son bon rétablissement, mais qui lui permettait pour l'heure de se déplacer comme à l'ordinaire. S'aidant de la corde, elle descendit sur le pont pour s'enquérir de la situation actuelle du navire, maintenant que la voile en avait été entièrement détachée.
(((Utilisation d'une petite potion de soin)))
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