Une ombre pour éclairer la nuit
Elle marchait d’un pas vif, le visage inondé de larmes qui s’étaient soudainement mises à perler lorsqu’elle avait quitté la maison. Elle voulait le tuer, par Rana elle voulait en finir avec lui, lui faire payer ce qu’il avait fait à sa famille, ce qu’il lui avait fait à elle et ce qu’il comptait faire ensuite. A l’idée même qu’il ne pose de nouveau ses mains sur elle, la jeune femme fut prise de violents tremblements, à mi-chemin entre la haine et la terreur. Elle avait été terrifiée et profondément choquée de la façon dont les choses s’étaient déroulées un peu plus tôt. Elle avait envisagé beaucoup de choses, mais certainement pas cela. Elle devait en finir, elle ne supporterait pas de devenir un jouet entre ses mains, d’être la catin d’un homme aussi répugnant que lui. Alors elle marchait, essayant de retrouver la trace de celui qu’elle désirait tuer si ardemment.
Elle se rendit cependant à l’évidence une fois qu’elle remarqua le silence ambiant. Elle ne savait pas où elle allait, elle était partie stupidement sans se renseigner. Et si elle pouvait aisément pister quelqu’un en pleine nature, en ville et dans son état, elle ne parvenait même pas à se repérer elle-même, marchant au hasard, son pas devenant de plus en plus incertain à mesure qu’elle se dirigeait au hasard. Elle reconnut enfin une rue et se souvint de quelque chose de crucial. Elle devait retrouver Kage non loin. Elle avait besoin d’oublier cette soirée, elle avait besoin de se confier à quelqu’un, aussi se dirigea-t-elle vers le parc où ils s’étaient donnés rendez-vous en espérant qu’il l’aiderait, d’une manière ou d’une autre, à oublier ce qu’il venait de se passer. Elle essaya sans succès de cesser de pleurer, mais elle n’en avait même pas la force.
Tout cela était trop pour elle. Elle était complètement piégée dans cet engrenage malsain conçue spécialement pour la lier définitivement à une ordure qu’elle haïssait à un point qu’elle n’aurait jamais cru possible. Elle tourna et retourna le tout dans sa tête sans trouver une seule échappatoire. Et plus elle y pensait, plus le souvenir de la soirée lui revenait en mémoire, oblitérant toute la joie qui avait été sienne quelques heures auparavant. De nouveaux sanglots lui échappèrent, silencieux et douloureux, qu’elle essayait malgré tout de contenir, ne voulant pas apparaître ainsi devant son ami. Perdue dans ses pensées, l’ynorienne ne vit pas l’ombre sauter de toit en toit avant de finalement atterrir à quelques mètres d’elle.
Entendant un bruit, elle releva la tête pour sentir qu’on la poussait avec force contre un mur contre lequel elle cogna avec force, gémissant de douleur, chancelant avant qu’une main ne la retienne d’une poigne ferme, trois lames se posant contre sa gorge. Une voix, chargée de haine et de souffrance, lui parla alors, sifflante de rage. Une voix qu’elle peina à reconnaître, une voix qui la terrifia, bien plus que le regard venimeux qui la scrutait alors.
- Ainsi, tu connais Talabre ! Vous êtes alliés ! Et je te pensais honorable... par les dieux, j'éprouvais... je ne sais quoi ! Et toi, tu pactisais avec LUI !
Kage… de quoi parlait-il ? Talabre ? A la simple évocation du nom de l’homme, la jeune femme trembla légèrement. Elle ne répondit pas, son esprit n’arrivait pas à cerner ce qu’il se passait, elle ne comprenait pas la haine dont il semblait faire preuve à son égard. Alliés ? Pactiser ? Mais de quoi parlait-il ? Elle le regardait sans comprendre, légèrement effrayée par l’homme qu’elle ne reconnaissait plus.
- Tu as failli m'avoir, Hatsu Yamada ! Oh oui ! Mais failli seulement. Je vais te tuer, comme je tuerai bientôt Talabre.
Pensait-il qu’elle se jouait de lui ? Jamais elle n’avait été aussi sincère qu’avec lui. Elle ne lui avait rien caché qui aurait pu lui faire du mal, elle n’avait jamais fait quoi que ce soit qui aurait pu lui valoir un tel déchaînement de haine. Alors lorsqu’il arma son bras, elle se résigna. A quoi bon ? Si même ceux qu’elle aimait lui tournait le dos, à quoi bon ? Le coup ne vint pourtant pas et le regard de la jeune femme croisa celui du jeune homme. Le sien, chargé de douleur et de peur, celui de Kage, charger de haine et d’hésitation face à la vision qu’elle lui offrait à cet instant. Elle pleurait de nouveau et il recula, comme frappé par une main invisible. Un tintement se fit entendre mais aucun des deux n’y fit vraiment attention dans la tension du moment. Il sembla se ressaisir, se remettant en garde face à une jeune femme qui appuyait son dos contre le mur.
- Tu es avec lui. Tu es avec lui, n'est-ce pas ?
Sa voix n’est qu’un sifflement haineux qu’elle sentit dirigé entièrement sur celui qu’elle détestait tout autant que lui. Elle se dit qu’elle devrait le contredire, lui faire comprendre qu’il se trompait. Savoir qu’il la haïssait lui comprima la poitrine et elle laissa échapper de nouvelles perles salées qui firent écho à celle de son ami. Il y eut un long silence tendu qu’elle ne parvenait tout simplement pas à briser. Trop de questions lui vrillaient la tête, elle n’arrivait pas à se concentrer suffisamment. Son regard accrocha alors un objet brillant qu’elle ramassa. Une sphère en verre que sa main tremblante remonta lentement. Puis des images lui parvinrent, des visages, des rires, une jeune fille qu’elle ne connaissait pas, et avec elle, des sentiments de tendresse qui semblaient l’étouffer tant ils étaient puissants. Les images se succédèrent, des souvenirs heureux, tous, qui se suivirent ainsi avant qu’un en particulier ne la fasse se figer et écarquiller les yeux. Son visage à elle, endormi et à peine éclairé par les premiers rayons du soleil. Le sentiment qui l’accompagnait, loin de la haine qu’elle arrivait à sentir en cet instant, fit remonter son cœur au bord de ses lèvres. Ce n’était pas qu’un simple sentiment amical ou une tendresse affectueuse, il y avait autre chose. Elle leva les yeux vers un Kage figé par ce qu’il venait de se passer. La résignation qui s’était emparée d’elle disparut aussi vite qu’elle était survenue et elle s’approcha du jeune homme, écartant les lames de sa main nue, ignorant la coupure qui entailla sa paume. Elle plongea ses prunelles dans celle de Kage, posant l’orbe de verre dans sa main libre.
- Jamais…
Un simple souffle, une dénégation de tout ce que le jeune homme avait pu croire sans qu’elle ne sache comment. Elle prit son visage entre ses mains, dans un geste d’une tendresse infinie. Elle aurait dû se sentir outrée qu’il pense qu’elle l’avait trahi d’une manière ou d’une autre, elle aurait dû s’énerver contre lui. Mais la seule chose qu’elle avait en tête, c’était le sentiment qui enflait dans sa poitrine, comme un écho au sentiment qu’elle avait perçu peu avant. Elle ne savait pas y faire face, alors elle n’essaya pas de le combattre, elle se laissa envahir tandis qu’elle parlait.
- Je ne sais pas ce que tu as cru voir ou cru entendre, mais c’est faux. J’ai toujours été sincère. Et je le suis encore.
Elle perçut le regard fuyant et le força à tourner la tête vers elle.
- Regarde-moi, je t’en prie…
Le ton suppliant dans sa voix était surprenant, mais elle ne voulait pas qu’il la rejette, pas lui, pas maintenant. Elle sentait que si cela arrivait, jamais elle n’arriverait à se relever de cette soirée maudite.
- Je ne suis pas avec lui. Tu n’as pas idée à quel point je le hais pour ce qu’il a fait, à moi et à ma famille. La personne avec qui je souhaite être, ce n’est pas lui, ça n’a jamais été lui et ça ne le sera jamais.
Elle fixa ses prunelles embuées dans celles du jeune homme. De nouveau cette tension qu’elle avait ressentie un peu plus tôt à l’auberge. Elle n’y avait pas fait attention alors, trop gênée par la manière maladroite qu’elle avait eu de lui dire au revoir. Mais à présent qu’aucun son ne leur parvenait, qu’aucun regard ne venait les gêner, elle ressentait avec force ce qu’elle s’efforçait de brider jusque-là. Cette sensation de chaleur qui remontait de son ventre jusqu’à sa poitrine, son cœur qui accélérait subitement sans raison apparente, son souffle qui devenait plus court soulevant sa poitrine avec plus de force qu’il ne devrait. Elle déglutit, tout cela étant nouveau pour elle, elle ne savait pas comment agir au-delà, elle ne savait pas quoi faire de plus. Cela suffirait-il à convaincre Kage ? Le convaincre que jamais, au grand jamais, elle ne l’aurait trahi, et certainement pas avec l’homme qu’elle haïssait le plus au monde.
- Kage… Crois-moi, s’il te plaît.
Elle ne souhaitait qu’une chose, qu’il comprenne, qu’il redevienne celui qu’elle connaissait, qu’il lui explique, qu’elle puisse lui dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, qu’elle lui raconte tout. Et pour cela, elle devait arrêter de se voiler la face, arrêter de vivre à moitié et pleinement embrasser ce qu’elle ressentait et ce dont elle avait envie. Elle s’approcha de lui jusqu’à ce qu’il ne puisse voir que son visage. Elle sentait la fine bruine lui glacer la peau qui contrastait avec la chaleur du corps de Kage. Elle percevait les battements de son cœur, son souffle tout aussi tendu que le sien, les vibrations de son corps qui hésitait toujours, l’odeur qu’il dégageait et qui lui rappelait une certaine nuit. Dans cette allée, contre ce mur sombre jusqu’où la clarté lunaire ne parvenait pas, personne ne les verrait, personne ne les entendrait, personne ne saurait jamais rien. Ils restèrent immobile et silencieux, se regardant sans qu’aucun des deux ne fasse quoi que ce soit, jusqu’à ce qu’Hatsu ne murmure quelques mots, simple souffle rapidement emporté par la légère brise qui accompagnait la bruine.
- Dakishimete… Aho.*
* (Embrasse-moi/Enlace-moi... idiot)