De nos jours
Cela faisait maintenant quelques mois que Corvus cavalait avec ces maraudeurs qui l’avaient, sans le vouloir, arraché à sa destinée de taulard. En ayant aperçu sa marque au fer rouge à son épaule, signe distinctif des traîtres à la Couronne, le chef de la bande avait décidé de le garder captif. Toutefois, il n’était nullement dans ses intentions d’en faire un esclave ou un laquais. Un criminel de cet acabit pouvait être un atout ! Le prisonnier se vit offrir une seconde chance : celle d’être un homme libre, mais au service d’Igor Skarnulf, l’homme dirigeant la modeste troupe de maraudeurs. Ces brigands avaient pris pour habitude de ne jamais rester au même endroit très longtemps et, de ce fait, voyageaient beaucoup.
Si Corvus avait été repêché en Ynorie, leur route avait finalement dévié vers l’est, en direction d’un de leurs fiefs – si l’on pouvait l’appeler ainsi – situé au comté de Mordensac. Durant leur périple, le nouveau maraudeur avait pu lentement récupérer des forces, bien qu’il fût loin de sa forme d’antan. Si ce n’avait été qu’une question de force physique, il n’en aurait pas été aussi meurtri. Hélas, ce qu’il avait senti au fil de son incarcération s’était avéré… Il ne maniait plus aussi bien la lame, le combat à mains nues ni toute forme de pugilat. Son corps l’avait trahi, et il avait compris que sa rééducation prendrait plus de temps que prévu. Pour autant, il se révéla rusé et sut se rendre utile aux brigands libérateurs autrement qu’en tant que simple bagarreur. Ses connaissances de la milice, de ses usages, de ses méthodes permirent à la petite bande de toujours réussir à se faufiler à travers les points de passage et les villes.
Les mois passèrent, et Corvus avait retrouvé suffisamment de force et d’habileté pour être capable de tenir correctement une épée en main. Il avait su retrouver quelques couleurs au visage et, bien qu’il retrouvât également quelques couches de chair par-dessus ses os, la route était encore longue avant de redevenir le soldat qu’il fut autrefois. Le voyage prit fin alors que la troupe de malandrins établissait un camp de fortune dans une ruine à l’abandon, à environ trois lieues de la commune de Mordensac.
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La petite fumée du feu de camp improvisé s’élevait lentement dans le ciel sombre et bleuté de la nuit. Un plafond scintillant de mille feux, dont celui de l’astre lunaire formant un mince croissant. Igor Skarnulf, dit le Brise-Os, avait mené une partie de sa troupe jusqu’à Mordensac afin d’y intercepter un convoi de vivres et d’équipements. La logique du Brise-Os était implacable : le comté était en train de s’effondrer sur lui-même, en raison de l’absence de force politique. Le comte de Mordensac demeurait reclus entre ses murs, et nul ne parvenait à l’en faire sortir. Ainsi, même si la machine continuait de tourner, elle le faisait au ralenti et non sans peine.
Des malandrins comme Igor – et Corvus – s’en réjouissaient. L’ancien garde royal estimait que son chef avait raison : piller les convois censés collecter le labeur des paysans locaux serait une aubaine, car la sécurité était moindre. En vérité, Igor n’en était pas à son coup d’essai : deux à trois fois dans l’année, il revenait à Mordensac pour y mener la même opération. À force, lui et certains de ses hommes avaient fini par acquérir une certaine expérience. L’ancien garde parlait peu ce soir-là, préférant observer les étoiles tout en tentant de trouver le sommeil, plutôt que de bavarder. Ce plafond étincelant, dont il ne pouvait admirer qu’une infime partie il n’y avait même pas un an, était un spectacle qui lui apaisait autant l’âme que l’esprit.
Toutefois, il fut tiré de ses rêveries par Igor. Celui-ci le secoua légèrement, juste de quoi le réveiller, du bout de sa botte.
« Salverac, j’ai à te parler. Suis-moi. » lança Igor, profitant que les quatre autres hommes dormaient à poings fermés pour s’isoler avec Corvus. L’homme se redressa, grinçant des dents : son dos le faisait souffrir depuis qu’il avait attrapé des rhumatismes dans sa cellule miteuse. La douleur s’était calmée depuis sa sortie, mais elle demeurait en arrière-fond. Il enfila l’épais manteau sur ses épaules robustes et suivit Igor, qui l’emmena un peu plus loin, en contrebas des ruines, afin de ne point se faire entendre.
— Igor ? On a un problème ? demanda Corvus, perplexe devant cette entrevue à huis clos.
— Pas un problème, mais une affaire en cours. rétorqua Igor, qui peinait à masquer une pointe de tension dans son attitude.
Tu ne nous accompagneras pas demain pour le raid, j’ai besoin de toi ailleurs. Trousser des manants, ça on sait faire. Igor marqua une pause, avant de poser fermement une main sur l’épaule de sa nouvelle recrue, la tapotant d’une poigne solide.
Faire les poches à Alankert de Mordensac, dans sa demeure, avec les quelques miliciens qui rôdent… Seul un gars qui leur ressemblait autrefois peut le faire, tu me suis ?
Un larcin, donc. Corvus acquiesça. Il se serait menti à lui-même s’il n’avait pas trouvé l’idée exaltante : partir en mission secrète, s’infiltrer dans la demeure d’un noble, braver le danger et, peut-être, garnir quelque peu ses propres poches. C’était assurément plus divertissant que de tomber sur une caravane pour la piller. Tout un flot de questions naquit dans son esprit : quels étaient les dangers ? Quels étaient les mouvements des gardes ? À quelle heure agir, et comment ? Mais il se doutait bien qu’Igor n’était pas stratège, ni du genre à préparer ses coups avec minutie. Il se contentait de donner un ordre, et les autres devaient se débrouiller. Corvus, en fin de compte, n’avait qu’une seule chose à lui demander.
— Et que dois-je lui prendre à ce cher Alankert ? Un tableau ? lança Corvus, avec une pointe de sarcasme dans la voix. Dans son esprit, il ne voyait pas ce qu’un vieux noble dont le domaine déclinait pouvait bien garder qui valût tant aux yeux d’Igor. Ce dernier rétorqua brièvement qu’on lui avait appris que le comte gardait dans sa demeure une cassette scellée, renfermant des objets de grande valeur, dont certains avaient appartenu à sa défunte épouse. La sécurité serait moindre, car une partie des gardes serait réaffectée à d’autres convois destinés à la collecte des vivres auprès des sujets. C’était donc un moment idéal pour passer à l’acte.
— Demain, nous franchirons les derniers lieux nous séparant des ateliers et des cultures au nord du château. Au crépuscule, pendant que nous attaquerons le convoi, toi, tu prendras la route du château. La nuit couvrira ton passage dans la demeure de Mordensac. Tu nous rejoindras ici, dans ces ruines : ce sera notre point de chute avant que nous ne mettions les voiles vers Haenian pour y écouler notre butin. Le plan était bien ficelé ; il ne restait plus qu’à l’exécuter. Corvus hocha la tête, acquiesçant, sentant que la journée du lendemain serait périlleuse, mais avec son lot de divertissements.
Igor Skarnulf (à droite) confiant la mission d’aller voler le comte de Mordansac à Corvus (à gauche)