Yliria avait prôné la clémence auprès de la sœur de Shirel tandis que l’oudio éreinté quémandait un peu d’eau pour ressourcer sa fibre végétale.
La dame armée a répondu que ce n’était pas de son ressort, bien qu’elle pouvait accorder à Dracaena un seau d’eau pendant son séjour en cellule. Quant à moi, elle a sèchement rétorqué, pendant qu’on se dirigeait vers l’ascenseur :
« Colonelle Saraï d’Esthalor. Et vous m’appellerez par mon titre : je ne tolérerai aucune familiarité inopportune. »
Froide comme une nuit d’hiver.
« Comme vous voudrez, colonelle. »
Derrière son dos, j’ai gonflé les joues. Ces militaires et leurs fixations sur les titres. Si j’étais moitié aussi buté qu’eux, tout le monde m’appellerait Capitaine. Après, ça ne me dérangerait pas…
C’est comme ça qu’après avoir emprunté la plateforme qui menait vers l’Entresol, nous avons parcouru de longs couloirs bordés de cellules, vides à priori. En tout cas, quand la porte barrée a été verrouillée derrière mon dos, il me semblait bien que nous étions les seuls détenus. Les résidents d’Ashaar étaient-ils si dociles ? J’en doutais. Il semblait bien que ceux qui finissaient dans les geôles de l’Entresol n’y restaient sans doute que le temps d’être jugés pour les jeter dans les niveaux inférieurs. Nous allions très certainement connaître le même sort. Et ça expliquait pourquoi ces prisons n’avaient aucune accommodation. Seul Drac a pu trouver son petit réconfort dans le seau d’eau qu’on lui avait laissé.
Chacun dans nos cellules, nous avions tout le temps du monde pour faire le point, cette fois. J’aurais aimé que ça ait été dans de meilleures circonstances. C’est Leyna la première qui a brisé le silence.
« Vous êtes un oudio, n’est-ce pas ? »
« À vous entendre, z’avez d'’a vu des oudios, mais jamais comme moi. Ouais, ouais, sous les couches de charbon et l’charisme incroyable, y a bien un oudio. »
« Pff ! »
Pour le charisme incroyable, je demandais à voir.
« Z’avez traîné dans des forêts avec mes… compatriotes ? »
« Le capitaine que j’ai suivi au sein de notre organisation est un oudio. Nous avons vécu de nombreuses aventures, mais je n’ai jamais rencontré d’autres comme lui »
« Cap’taine ? Du genre... sur un bateau ? »
En y réfléchissant, un oudio comme Mythanorië devait être une sacrée exception. Je n’ai jamais vu ni entendu parler d’oudios voyageurs, et encore moins à la tête d’un navire.
« C'est ça. On dirait qu’il ne nous as pas suivi dans cette ville bizarre. Heh, vu notre situation, c’est peut-être pour le mieux. »
Mais pour ne pas mentir, j’aurais bien aimé avoir son soutien.
« Kahahahaha ! Un oudio capitaine ? À la tête d’une flotte et tout ? Vous voulez m’dire qu’y a dehors à Yuimen un oudio qu’a décidé d’laisser sa forêt d’arbres coincés pour vivre la grande aventure sur l’eau ? Kraaaaaaaahahahahahahaha !
« J’ai bien peur que notre présence ou absence ici soit un mystère total. Avez-vous la moindre idée de plus sur la raison de notre présence, Dracaena ? »
« Not’ présence ici ? Oh, c’t’une longue histoire… Global’ment, vous savez ce qu’est Aliaénon ? Enfin, j’imagine qu’pour vous la question s’pose pas, vu qu’z’avez une statue là-bas... »
« Ah ouais, j’avais oublié ce machin-là. »
Elle était ratée en plus. Je crois me souvenir qu’ils s’étaient trompés d’œil. Mais tout le monde ne pouvait pas prétendre avoir sa statue en or massif dans un autre monde. Enfin, bien ma veine que ça soit un monde secret bien éloigné du nôtre.
« Intéressant. Vous voulez dire que notre déplacement serait causé par une interaction avec... un autre monde ? »
Je n’avais jamais pensé au fait que Leyna, comme la plupart des Yuiméniens, n’avait sans doute jamais entendu parler de cet endroit.
« À l’époque, Oaxaca tentait d’envahir l’Ynorie en passant par les fluides spatiaux d’Aliaénon. Je savais pas qu’ils avaient rouvert le portail. Qu’est-ce qu’il s’est passé, là bas ? Comment le Dragon Noir s’est retrouvé ici, avec nous ? »
« Ah, du coup vous m’écoutiez vraiment pas plus tôt ? »
« Nan. »
« Bon, dans c’cas, pour vous m’sieur Sirius, et vous m’dame... J’ai pas saisi vot’nom, désolé, installez vous bien dans not’chambre de luxe, père Dracaena va vous raconter une p’tite histoire... »
Il s’est mis à narrer un spectacle de doigts improvisé. Pour faire court, Dracaena avait fait partie d’un second détachement d’aventuriers pour enquêter sur des instabilités magiques à Aliaénon. Il s’est vite révélé que la source de ces problèmes était les titans, les incroyables structures mouvantes et humanoïdes qui étaient intervenus à la fin de la guerre, lors de la défense de Fan-Ming. Je me souviens encore du sol qui s’effritait sous mes pieds et du ciel terrible, déchiré de rouge et de bleu, parcouru de flammes glacées avant que tout ne disparaisse dans une explosion aveuglante.
Quelque chose s’était mis à tuer les titans : le Dragon Noir, transporté là-bas suite à son affrontement avec Brytha. Après avoir disparu dans un déferlement magique, il semblerait que les deux êtres avaient fusionné. Cette nouvelle créature (que Drac avait baptisé « Brythagon ») s’était mise à attaquer les titans pour les dévorer et obtenir assez de puissance pour revenir sur Yuimen. Pendant que Dracaena nous passait le détail des nombreux drames et affrontement qui ont suivi, j’étais en train de passer mes nerfs en faisant rebondir un caillou contre le mur de la cellule.
Pas un caillou trouvé par terre, cela dit. On m’en avait donné trois sur l’île de Nyr, une sorte d’augure doublée d’un remerciement des dieux, apparemment. Chacun était marqué d’un symbole étrange et on m’avait rapidement dit ce que chacun voulait dire, mais je n’avais pas vraiment compris leur utilité. Ce que je savais, c’est qu’ils avaient une forme assez ronde pour rebondir sans trop de mal.
Celle-là voulait dire « Yxem ». Apparemment, ce terme se rapportait à un requin, ou du moins le concept d’un requin. Mais en soit, même imbu d’un quelconque pouvoir, un caillou reste un caillou, et le tapotement de celui-ci contre un mur humide suffisait à activer mes nerfs pour continuer d’écouter l’histoire de Drac sans que mes baîllements ne me disloquent la mâchoire.
« ... Bref, on réussit à arracher Brytha (c’te connasse) du Dragon Noir, et à couper l’gros lézard en p’tits morceaux, façon ce genre de bouffe que z’aimez bien faire avec l’poisson, les êtres de chair... »
Toc. Toc. Toc. Merde.
Toc. Toc. Toc. Toc…
« ... nous confie la tête du Dragon, miniaturisé (posez pas d’question), et on était censés rester sur place pour régler plusieurs choses, avant d’se... »
TOC. Une idée m’a traversé l’esprit. Peut-être qu’il fallait balancer ces bidules très fort sur quelqu’un ? Si c’était une sorte d’outil des Ermansi, peut-être que ça pouvait exploser, un truc du genre. J’en sais rien, c’est bien eux qui ont inventé les navires volants, après tout. Maintenant que j’y pense, je crois me souvenir avoir vu Silmeria se servir d’une pierre dans ce genre, par le passé… Une bataille sanglante dont je préférerais passer les détails. Mais je ne me souviens plus trop comment elle s’en était servi.
Mais en y réfléchissant, c’était bien beau de sortir une arbalète dans les moments difficiles, mais ces bidules prenaient longtemps à recharger et étaient plutôt encombrants. Si j’avais les bras pour mettre des pains, j’avais aussi les poignets pour lancer des saloperies à la figure des emmerdeurs. Pourquoi se limiter aux poignets, d’ailleurs ? Un coup de pied est si vite parti. J’ai rangé cette note mentale dans le coin de ma tête.
« Sauf que, on a soudain’ment été aspirés dans un portail créé par une p’tite madame que vous semblez bien connaître : Silmeria !
Fini de jouer avec le mur. Le mal de tête fait elfe avait bel et bien un rôle dans cette histoire. Et à en juger par nos circonstances, elle m’avait entraîné de force dans la sienne, après m’avoir fait ses adieux.
« Pourquoi ? J’sais pas. Elle a pris cette décision toute seule dans son coin. La magie d’Aliaénon étant super instable, elle a ptèt juste merdé un sort qui f’sait aut’ chose, ou elle a pensé trop fort à rentrer chez elle et v’la l'résultat. Ou alors elle connaît c’monde et avait d’bonnes raisons d’nous y emm’ner. Le fait que z’êtes des vieilles connaissance à elle à ptèt joué sur le fait que vous ayez aussi été aspiré. J’peux pas dire. Qu’est c’qu’on fout ici ? J’peux pas dire non plus, la seul personne qui pourrait répondre, c'est m’dame Silmeria quand elle s’ra sortie d’sa grosse sieste. »
Génial. Et donc comme je l’imaginais, on en revenait toujours à Silmeria. Avait-on commis une bourde innommable en la confiant ainsi au Soleil Noir ? Si elle connaissait ce monde, elle pouvait y être déjà recherchée.
« Et du coup, ils n’se marièrent pas, n’eurent pas beaucoup d’enfants, par contre ils eurent une pell’tée d’problèmes sur le dos ! Voila l’idée globale. Des questions ? »
Aucune qui ne ressemble pas à une attaque, dans la situation présente.
« Faut que je pionce. Avec toute cette histoire, je sens que demain va être bien chiant. »
Alors que j’étalais la cape à moitié brûlée qui m’avait vu valdinguer dans un mur de flammes après mon esbroufe avec Karsinar, je me suis mis à réfléchir, l’œil fermé. Le repos ne viendrait pas facilement.
« Je vous remercie. J’ai beaucoup appris. Vous êtes assurément quelqu’un d’exceptionnel et d’ores et déjà auteur de bien des exploits. Puisse Moura vous bénir par la main de sa représentante. Je suis Leyna’sëraya. J’espère qu’ensemble, nous pourrons tirer tout cela au clair. »
Elle n’avait pas tort. Cet oudio en avait vu des vertes et des pas mûres. Et il avait été entraîné dans un combat qui le dépassait de très loin. Je me rappelais du désespoir et de la terreur que j’avais ressenti lors du dernier affrontement apocalyptique sur Aliaénon. Il avait sans doute vu pire. Pas étonnant qu’il souhaitait se reposer. Mais où est-ce que tout ça nous menait, et qu’allait-il advenir de Silmeria dans tout ça ?
Je savais que le repos ne viendrait pas naturellement. J’ai passé des heures à peine éveillé à échafauder des plans idylliques et envisager des situations incongrues, avant que le sommeil ne finisse par me prendre en traître. Dans mes rêves, j’étais revenu à Aliaénon, et le monde autour de moi achevait d’exister.
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Conceptualisation de la CC "Improvisation déconcertante"