Les Pieds du Géant

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Yuimen
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Les Pieds du Géant

Message par Yuimen » sam. 27 oct. 2018 11:57

Les Pieds du Géant

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Au nord du duché de Blanchefort se dressent les premiers contreforts de l'imposant massif du Karathren, ce qui signifie en langue Thorkine "Le Géant de Glace". Et de fait, le colosse de roc et de glace trône tel un incontesté souverain sur le nord du duché, écrasant de sa masse gigantesque tout ce qui se trouve à ses pieds. Dès lors, il n'est guère difficile de comprendre d'où cette région montagneuse Kendrane, qualifiée de "petites collines" par les Thorkins bien qu'elle grimpe jusqu'à plus de trois mille mètres d'altitude, tire son nom.

Ses parties basses sont assez densément peuplées, on y trouve bon nombre de modestes hameaux voués notamment à la culture du raisin qui fait la réputation du duché, mais aussi à diverses cultures supportant l'altitude et à l'élevage de bovins et d'ovins. Plus l'on s'élève dans le massif plus les habitations deviennent rares, l'agriculture et l'élevage cèdent peu à peu la place à l'exploitation forestière, puis à une nature rude et sauvage qui n'est guère fréquentée que par quelques audacieux chasseurs. Outre les chamois, bouquetins, ours et autres bestioles communes dans ce genre d'environnement, on trouve également des hardes de Gakhaïs, de petits clans de Sektegs Cornus se terrant dans les innombrables grottes du massif et même quelques Cyclopes dans les coins les plus reculés.

A noter encore qu'il existe quelques vieilles ruines dans cette région, certaines encore inexplorées, ainsi qu'un certain nombre de mines, encore exploitées ou non. Ces dernières, loin d'être aussi productives que celles se trouvant au sein du Royaume Thorkin, fournissent néanmoins au Duché du fer, du charbon ainsi qu'un peu d'argent. Il se raconte que certains auraient également trouvé de l'or dans les torrents dévalant des montagnes, mais aucun filon sérieux n'a jamais été déniché et rien ne dit que ces histoires aient un fond de vérité.

Lieux particuliers au sein des Pieds du Géant :

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Haple Mitrium
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:03

Le temps s'écoule...



Pour la seconde fois cette semaine, Haple passait le pas de la porte du Couvent. Ses deux compagnes de voyage l’attendaient à l’extérieur : Hermance était équipée d’un léger sac de voyage et, à ses côtés, l’ânesse paissait nonchalamment au bout de sa corde avec deux profonds paniers pendant le long de ses flancs.

- Bonjour Sœur Hermance.
- Bonjour Haple. Il est coutume de laisser les formalismes au seuil du Couvent lorsqu’on part en Collecte. Pour ne pas attirer l’attention sur nous, et puis… ajouta l’humaine en roulant les épaules avec décontraction, parce que ça fait du bien de laisser ces protocoles vieillots au placard. L’un des privilèges des Collecteuses.
- Très bien, Hermance donc, allons-y si tu es prête.

L’humaine lui fit signe que oui. Alors Haple jeta un regard alentour : personne n’était venu assister à leur départ. (Très bien) Elles n’en seraient que plus vite sur la route, laquelle serait longue. Les mains sur les sangles de son sac de voyage, elle s’engagea sur le chemin de terre qui partait du Couvent. A chaque pas qui l’en éloignait, elle sentait le poids qui pesait sur sa poitrine s’estomper. (Enfin !) Enfin, elle allait regoutter à la liberté d’une journée au grand air. Un soulagement qui ne compensait pour autant pas tout à fait la sensation désagréable que la suivaient des regards en provenance des fenêtres derrière lesquelles elle avait vécu cloitrée toute l’année. Des regards comme des lances pointues… qui l’aiguillaient entre les omoplates, la pressant à chaque pas toujours plus en avant, jusqu’à ce que finalement la forêt de résineux ne l’accueille dans sa pénombre protectrice.

Si la luminosité avait aussitôt décliné sous la dense frondaison aiguilleuse, l’odeur de résine et d’humus acide avait pris le relai dans son expérience sensorielle du monde qui l’entourait. A mesure qu’elles s’enfonçaient dans les segments les moins exploités de la forêt, enjambant des branches tombées au sol et contournant des arbres déracinés, la moite et fraîche senteur de bois mort se joignait aux précédentes en une harmonie sylvestre qui lui rappelait son enfance anorfine.

Puis vinrent les appels désordonnés de multiples oiseaux qui annonçaient leur entrée dans un monde vertical où les bipèdes n’étaient, qu’ils soient intrus ou invités, jamais que de passage. Le regard happé vers le haut, Haple suivait avec nostalgie les trajectoires fugaces de vivaces passereaux qui s’élançaient gaiement de branches en cimes, de cimes en blocs rocheux. Plus tard, le martellement lointain d’un pic l’avertit de sa présence bien avant qu’elle ne s’en approche et que leur petite procession ne l’effarouche. Ce fut ensuite le subtil bruissement d’un ruisseau (le bruissellement ?) qui captiva l’attention de ses oreilles pointues. Allant crescendo, la diffuse litanie de l’eau claire dévalant vers la vallée réveillait en elle des souvenirs d’une autre vie. Elle s’en rapprochait et pourrait s’y désaltérer si le chemin en coupait la trajectoire…

A la pensée du chemin sur lequel elles s’étaient engagées, Haple se rappela la raison de leur voyage. Elle avait très vite oublié la présence de l’humaine derrière elle, toutes deux plongées dans le mutisme confortable propre aux grandes marches. Il lui revint alors à l’esprit qu’elle avait repéré sur la carte un cours d’eau qui descendait des contrebas de la mine. Finalement parvenue à une fente dans le couvert végétal par laquelle le soleil de dix heures illuminait les eaux miroitantes du ruisseau qui l’avait creusée, Haple pausa son sac, sortit la carte de son étui et la commenta à voix haute lorsqu’elle perçut que Hermance l’avait rejointe :

- Ce doit être la rivière qui descend de la mine. Là, regarde…

Hermance s’approcha sans un mot, perplexe, pour étudier la carte. Puis, l’humaine s’exclama :

- Bien sûr ! Un petit filet d’eau comme celui-là… figurer sur une carte de la région… Quelle idée… C’est les Pieds du Géant, ici, Mademoiselle aux Oreilles Pointues. Il serait impossible de tracer chaque rivière qui en parcourt les pentes ! Non, ce n’est pas celui-ci, poursuivit-elle d’un ton plus neutre. Pas plus que les éphémères ruissellements qu’on a croisés en chemin.

Haple se sentit humiliée. Elle qui avait eu le sentiment d’être en terrain familier dans cette forêt de montagne avait de toute évidence perdu ses repères. Elle entendait le vrai dans les propos de sa compagne de voyage et rangea la carte avec un peu trop de vigueur pour dissimuler son agacement.

- Ce sera donc un cours d’eau plus important. Poursuivons.

Et sans attendre, l’elfe remis son sac sur les épaules et entrepris de traverser de pierre émergée en banc de sable limoneux l’objet de sa frustration.

***

Pendant plusieurs heures, les deux femmes et leur bête de somme avancèrent dans une ignorance mutuelle, traversant effectivement de nombreux cours d’eau mineurs sous un couvert végétal que quelques rares trous de lumières crevaient de ci de là à la faveur d’un vénérable sapin tombé sous le poids de l’âge et des bourrasques pré-automnales. A l’occasion de ces clairières funéraires, Haple ralentissait le pas et laissait son regard s’envoler dans le bleu du ciel et y chatouiller la fanfaronne cime des arbres encore vigoureux qui eux, par effet de perspective, semblaient dominer les sommets de roches et de glace sur le versant opposé.

Finalement, le chemin changea. Alors qu’elles étaient jusqu’ici restées sur une piste qui parcourait horizontalement le flanc de montagne sur lequel le couvent était perché, celle-ci remontait désormais la pente, doucement mais sûrement. Peut-être ne s’en seraient-elles pas rendues compte au vu de la ligne des arbres qui lui semblait demeurer à hauteur constante mais un indicateur ne mentait pas : les mollets de la jeune novice commençaient à chauffer sous l’effort.

Il fut un temps où elle aurait cavalé avec entrain, laissant derrière elle l’humaine qu’elle aurait ensuite rejointe en dévalant la pente avec un sourire rayonnant au visage. Un temps révolu où, au grand damne de ces notables de géniteurs, elle suivait les autres enfants Hinïons faisant l’école buissonnière pour arpenter librement les vallons et boire au sources, théâtres de cette culture elfique qu’on cherchait à leur enseigner dans les livres, assis sagement sur les bancs de l’école. (…le temps passe…) Son moment de vie dans la communauté du Saint Livre avait laissé ses marques car elle se dit, certes avec ironie : (Ainsi le veut Zewen…)

Rapidement, la douce et bucolique piste forestière se mua en un serpentin raide et sinueux qui conduisait les deux femmes à ralentir le pas et écouter sagement la cadence de leur cœur battant contre leur poitrine. Malgré l’ombre des sapins, la température grimpait elle aussi ; et, Haple sentait parfois se mêler au parfum frais d’aiguilles et de sève une aigreur qui piquait le nez. Avec surprise, Haple réalisa que le va-et-vient de ces effluves déplaisants suivait le balancement de ses bras. Voilà qu’elle développait cette odeur qui l’avait toujours tant rebutée chez les jeunes adultes de son village ! Un autre marqueur du temps qui s’était écoulé tandis qu’elle avait vécu cloitrée parmi les religieuses recluses.

Au bout d’une demi-heure d’effort soutenu, Hermance, qui était passée en tête de cortège pour marcher à son rythme, s’arrêta net. Haple leva la tête pour identifier ce qui l’avait interrompue dans son ascension. L’humaine avait les mains sur les hanches, la poitrine se gonflant et se dégonflant profondément, la tête en arrière baignée dans le soleil de midi. Sa chevelure d’ébène étincelait de reflets rouges et bleu sous les rayons de l’astre solaire qu’elles avaient quasiment perdu de vue depuis leur entrée dans la forêt.

C’est à ce moment, maintenant qu’elle ne regardait plus ses pieds, la tête vidée par l’effort, que Haple remarqua autour d’elle la progressive raréfaction des sapins centenaires, remplacés par de frêles arbrisseaux et de piquants arbustes à mesure qu’elle se rapprochait de Hermance.
Parvenue à sa hauteur, Haple eu le souffle coupé. Elles se tenaient, côte à côte, à l’orée de la forêt, sur une crête intermédiaire qui les séparait d’un univers minéral d’une telle magnificence qu’elle se ressentit transportée dans la plus fervente communion en Yuimen.

Tout y était opposé au monde végétal qu’elles venaient de quitter : ici, le paysage était ouvert et exposé, de ciel, de roche et d’herbes rases, brûlées et balayées par les éléments. Le soleil y régnait en maître impitoyable, aveuglant par sa splendeur réfléchie sur les surfaces micaschisteuses des parois rocheuses, plus verticales et plus anciennes encore que les fiers troncs centenaires auxquels elles avaient tourné leur dos. Toujours plus haut et plus loin, des glaciers étincelants attiraient de leurs feux éternels le regard sur leur existence aussi intemporelle et léthargique que les petits êtres des sous-bois étaient éphémères et pétillants.

(Karathren !)

***

Haple décida de faire une halte à cet endroit d’interface, profitant de l’ombre de la lisière sur son dos et de la vue spectaculaire devant elle. Accessoirement, songea-t-elle tandis qu’elle sortait de son sac une portion de pâté de canard et coupait une tranche de pain de voyage pour l’y étaler, le point de vue était idéal pour repérer la suite de la route. Assise sur un rocher, elle croquait d’une main distraite la tartine juteuse de gras et tenait de l’autre main la carte devant ses yeux. Ecartant résolument de son esprit l’aigreur du vin rosé et de l’ail qui épiçaient cette spécialité ducale, la chargée de mission se concentra sur le tracé d’une ligne qui semblait descendre dans un vallon d’altitude avant de rencontrer le large cours d’eau qu’elle avait cru avoir croisé plus tôt.

A la recherche d’un point de repère pour s’orienter, Haple inspecta le paysage. La main en visière pour se protéger du soleil qui battait en brèche l’ombre sous laquelle elles s’étaient réfugiées, l’apprentie pisteuse devina plus qu’elle ne détecta une invagination du terrain qui avait probablement été creusée par un torrent d’une grande puissance érosive. Elle tendit l’oreille. Si fine soit-elle, son ouïe elfique ne perçut pas le moindre bruit. Il faudrait franchir la distance qui l’en séparait – deux kilomètres au moins – pour vérifier si son intuition était justifiée. Et pour cela il leur faudrait traverser dans toute sa largeur une vaste pente si raide qu’aucun arbre ou arbuste n’était parvenu à s’y implanter ! Si jamais elle se trompait, le retour serait délicat… Et le chemin qu’elles avaient suivi jusqu’ici semblait disparaître devant elle, se divisant en de nombreuses sentes qui naviguaient entre les mottes d’herbes et les rares rocs qui n’avaient pas déboulé en fond de vallon.

Haple reporta son attention sur sa petite compagnie. Hermance affichait une mine soucieuse mais résolue : elle était visiblement parvenue à la même conclusion. L’ânesse, elle, paissait paisiblement, sa longe trainant au sol.

(Ce sera sûrement elle qui s’en sortira le mieux…)

Haple voulut s’adresser à l’humaine et du se racler la gorge pour s’éclaircir la voix après être restée muette le plus clair de la matinée :

- Je pense qu’il va falloir traverser jusqu’à ce point, là-bas, où la pente disparaît dans un repli de la paroi.
- Oui. Je ne connais pas ce vallon mais je pense aussi que c’est notre route.
- Es-tu prête à te remettre en route ? Je préfère conserver la plus grande avance possible.

(Au cas où on devrait…)

- Rien ne sert de remettre à plus tard l’inévitable, agréa Hermance avant de souffler à voix basse, mais fais bien attention.

Cette parole de sollicitude de la part de cette jeune femme d’habitude si mauvaise ne fit que renforcer son appréhension. La chaleur emmagasinée lors de la montée s’était dissipée non seulement de ses muscles mais de son cœur. Réglant ses sangles et attachant ses cheveux au plus serré comme pour contenir sa peur, Haple se remit sur pied et pris la tête de file, laissant Hermance guider l’ânesse en bout de corde. Aussitôt engagée sur la pente herbeuse, Haple compris pourquoi aucun arbre n’y poussait : sans être vertigineuse, son inclinaison leur aurait donné autant de peine qu’à elle présentement pour se tenir droite.

Soudain, son pied d’appui se déroba sous son poids. Emportée dans la pente, Haple glissa sur deux mètres pendant un temps qui lui sembla infini alors qu’elle assistait de l’extérieur à sa propre chute, spectatrice impuissante. Par un réflexe de panique, son corps finit par agir de lui-même : sa main se saisit d’une touffe d’herbe jaunie et s’y cramponna comme à sa vie. C’est alors qu’elle s’était ainsi stabilisée à l’arrêt que l’adrénaline la submergea… Un peu tard, songea-t-elle dans la partie de son esprit qui n’était pas immédiatement préoccupée par sa précaire position.

Après s’être laissée le temps de reprendre ses esprits, immobile et sans autre préoccupation que sa propre situation, Haple plia la jambe amont et appuya son pied ainsi que son genou contre la pente. Une fois l’autre pied solidement ancré sur une motte herbeuse et sa prise de main assurée, Haple pivota lentement son poids sur ces quatre appuis et tourna la tête pour s’adresser à Hermance en surplomb :

- Attention, l’herbe est glissante, lança-t-elle, entendant avec honte l’inutilité de son commentaire.

Hermance était elle aussi à moitié accroupie, s’appuyant de sa main libre contre la pente pour mieux stabiliser son équilibre. L’humaine hocha de la tête, sans l’ombre d’une moquerie, et ajouta :

- Regarde comme les brins d’herbe sont tous parallèles et tirés vers le bas. C’est le vent et le ruissèlement des jours pluvieux qui les orientent et les superposent ainsi.

En effet, ça en faisait un tapis des plus dangereux qui avait dû en emporter plus d’un…

Avec une lenteur exaspérante, le petit convoi progressait clopin-clopant à travers la vaste étendue brûlée par le soleil et malmenée par les premières intempéries automnales. Par moments, une protubérance rocheuse en émergeait, offrant sa tangibilité salutaire en refuge à l’adolescente et la jeune femme. Celles-ci pouvaient s’y reposer et détendre leurs muscles crispés par la constante tension que cet exercice d’équilibriste leur imposait. Plus le voyage continuait et plus Haple avait besoin de temps pour se délier les mollets, les cuisses, le dos… et pour couronner le tout, voilà que s’y ajoutait depuis peu une douleur au bas ventre. Une douleur interne qu’elle ne reconnaissait pas comme une simple courbature et qui se propageait insidieusement le long de ses reins et lui donnait la nausée.

Lors de ces précieux moments de répit, Haple laissait également sa vigilance retomber et son esprit s’égarer. A plusieurs reprises, il lui sembla qu’on l’observait. Non pas Hermance à ses côtés qui l’observait curieusement se masser le bas ventre mais une présence imperceptible, lointaine, qui cherchait à maintenir une distance avec les aventurières. Avec soulagement, Haple finit par apercevoir à des centaines de mètres en amont une troupe d’ibex qui paissaient tranquillement et dont ressortait, se détachant contre le ciel bleu, les silhouettes élancées de deux mâles aux longues cornes incurvées qui guettaient ces intrus bipèdes. A cette vue, Haple les connu aussitôt comme les nobles sentinelles de ce royaume vertical.

Lorsque le soleil entama sa descente, Haple crut détecter un grondement lointain émanant de la montagne elle-même. Quelques crapahutages plus tard, son ouïe elfique le lui confirma : elles se rapprochaient d’un cours d’eau majeur… un torrent, une cascade peut-être… Lorsqu’enfin elle aperçut la trace d’un chemin de terre qui naissait un peu plus bas et traversait un plateau d’altitude en direction d’une fente dans la montagne, même l’humaine pouvait entendre le fracas prometteur de l’eau contre la roche. Alors l’une comme l’autre redoublèrent d’ardeur et arpentèrent le restant de la pente herbeuse avec entrain avant de descendre en zigzagant prudemment jusqu’au départ du nouveau chemin et de rejoindre avec un soupir de soulagement un terrain de pierre et de terre quasi horizontal.

>>>Suite : 3/12
Modifié en dernier par Haple Mitrium le mer. 26 juin 2024 21:15, modifié 10 fois.

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Haple Mitrium
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:04

... et le sang coule



Haple, Hermance et leur compagne aux quatre sabots poursuivaient leur chemin sous les meilleurs auspices. Le terrain était devenu facilement praticable, avec un chemin de plus en plus net et creusé au fur et à mesure qu’il en rejoignait d’autres convergeant vers cette faille dans la montagne où, dissimulé à leur regard, grondait toujours plus fort le torrent tant attendu. Malgré cela, et en dépit aussi de la douceur du soleil déclinant et de la beauté sauvage du paysage, elles commençaient à accuser le coup de ce long périple. La jeune elfe en particulier ; elle n’avait plus la même endurance que lorsqu’elle était entrée au Couvent.

C’est alors que Haple songeait avec délectation à se rincer dans les eaux de montagne cristalline du torrent invisible et se défaire enfin de ce fumet, si aigre et toujours plus puissant, manifestation malvenue d’un corps qui changeait… c’est alors qu’elle le vit en contrebas ! Au détour d’un éboulis, en marge du plateau sur lequel elles progressaient, se montrant puis se dissimulant tour à tour derrière le branchage vert sombre des rares arbres parvenus à avoir raison d’une paroi rocheuse qui tombait à pic dans un canyon… là : comme une avalanche de mercure, le Fleuve Blanc projetait l’acier en fusion de ses eaux tumultueuses dans une lutte à mort contre la roche.

Haple était époustouflée par le spectacle qui assaillait chacun de ses sens. Malgré la distance, le vacarme était sans commune mesure avec le lointain grondement qui les avait guidées jusqu’ici, maintenant qu’elles se trouvaient en ligne directe avec le torrent. Si elle avait fermé les yeux, elle aurait pu se croire au pied de l’une des cascades de son enfance qui lui avait paru si monumentale à l’époque… Elle sourit. De sa puérilité révolue et d’une joie profonde, existentielle qui l’envahit alors qu’elle accueillait la brise remontant le canyon avec sa fraîcheur d’écume et ses effluves sourdement minérales. Un frisson délicieux la parcourut…

- Le voilà ton cours d’eau.

L’humaine, comme à son habitude, avait le chic pour tout casser, y compris dans ce cas l’ambiance et les pieds de sa compagne de voyage. Et pour dire une évidence que cette dernière ne put que confirmer :

- Oui, c’est sans nul doute le cours d’eau qui était indiqué sur la carte, commenta-t-elle en posant son sac et sortant celle-ci de son étui. Il faut donc continuer… en descendant dans le canyon puis en remontant le fleuve sur environ un kilomètre.
- On touche au but !

Haple opina du chef. La descente ne serait pas immédiate mais après l’ascension dans la forêt, la difficile traversée du dernier versant et l’abrutissant cheminement sur le plateau…eh bien, la suite lui paraissait relativement aisée.

Jugeant qu’elle pourrait bientôt se rapprovisionner en eau fraîche, Haple imita sa comparse et défit le bouchon de sa gourde avant de boire à longue gorgée son soûl d’eau…tiède. () Qu’à cela ne tienne ; elle avait soif et ses peines seraient bientôt finies pour la journée. Une fois versé le reste de sa réserve dans sa main creusée en puit pour que l’ânesse s’y désaltère (ça chatouille !), la cheffe de file rendossa son sac et les remit en marche en direction du Fleuve Blanc en contrebas.

Ni l’ânesse ni l’humaine ne semblèrent peiner dans la descente. Et Haple, qui accueilli avec joie la sensation de vent sur son visage encore humide de transpiration, se laissa emporter par le poids de son sac et dévaler d’un bon pas, imprudent diraient certains, la sente qui serpentait de coudes étroits en longue traversée du flanc de canyon. Cela étant, le risque encouru était minimal : la pente avait beau être vertigineuse, elle avait le pas sûr sur cette piste de terre où aucun obstacle sur lequel trébucher ne semblait avoir réussi à se nicher. Pas de cailloux qui n’avaient roulés jusqu’au bas du canyon. Pas d’os d’animaux qui auraient peuplé cette paroi inhospitalière. Seulement, par endroits, facilement repérés dans le paysage par ailleurs dénudé, des sapins isolés qui, par une fureur de vivre que dissimulait leur lente croissance végétative, parvenaient à se maintenir dans la pente grâce à leurs racines débordant du sol comme les mains d’un grimpeur agrippé sur une voix d’escalade.

Finalement, ce fût l’arrivée aux abords du torrent tonitruant qui fut le plus difficile. L’embrun qui envahissait toujours plus l’air de sa fraîcheur invitante lui rappelait à chaque pas qui l’en rapprochait combien elle désirait laisser son sac au sol, longer le bord du cours d’eau jusqu’à une petite piscine naturelle où elle pourrait ôter ses vêtements collants et se laver des pieds jusqu’à la tête… (Il faudra attendre.) L’idée même de devoir se rhabiller et reprendre la route après ce moment de détente tant attendu l’aiguillonna en avant.

- Il n’y a clairement pas d’autre moyen que de longer le fleuve pour le remonter jusqu’à la mine. La pente est trop abrupte sur les côtés pour y passer. Descendons donc jusqu’au niveau de l’eau …mais on ne s’arrêtera qu’une fois l’entrée de la mine repérée.

Haple se retourna pour voir Hermance hocher de la tête et l’ânesse aller de sa démarche chaloupée, indifférente.

- On y est presque, ajouta l’elfe blanche autant pour elle que pour l’autre.

Ce dernier segment du parcours fut marqué par le silence : celui des religieuses comme des éventuels oiseaux, imposé par le rugissement discontinu des eaux du Géant qui dominaient aussi bien le champ visuel que l’espace sonore. Par moment, la compagnie devait contourner un bloc rocheux que l’acharnement du Fleuve n’avait pas encore vaincu et, ainsi protégée derrière sa masse minérale, y trouvait un instant de répit pendant lequel elles pouvaient entendre le son de leur pas et de leur respiration lente et profonde. (Fatiguée)

Ce fut Hermance qui l’aperçut la première :

- Là-haut… ! l’averti sa voix assourdie dans son dos.

Haple leva la tête, soufflant une mèche rebelle qui lui collait au front. Elle ne la remarqua pas immédiatement, cette ombre dans le flanc du canyon tout juste à quelques mètres en surplomb du fleuve. Mais au fur et à mesure, qu’elles s’en rapprochaient l’elfe y discerna l’entrée d’une grotte, bouche sombre ouvrant sur les entrailles du Géant. Elles y étaient enfin : la mine de charbon des Pieds du Géant. Ou plutôt…l’une d’entre elles. Car elles étaient nombreuses dans les contreforts du Karathren, d’après les informations de la Sœur Rosemonde, mais celle-ci avait été retenue par l’Ancienne parce qu’elle était abandonnée. Et Haple pouvait comprendre pourquoi … Si basse dans le canyon, le Fleuve Blanc devait s’y engouffrer dès que les pluies automnales grossiraient son débit et jusqu’à ce que les eaux de fontes se tarissent en fin d’été. (Autrement dit, toute l’année sauf maintenant).

- Montons le camp tout de suite, cria Haple pour se faire entendre par-dessus le vacarme ambiant, et ensuite : quartier libre.

Un rictus inaudible mais qui en disait long fut la seule réponse de Hermance ; elle ne jugeait pas nécessaire les instructions de l’adolescente… mais elle ne dit rien et Haple se satisfit de la voir raffermir sa prise sur la bride de l’ânesse et de lui emboiter le pas pour monter les dernière mètres d’un chemin caillouteux qui rejoignait la mine.

***


L’affaire fut vite pliée. L’animal de bât fut attaché à une souche à proximité d’une inespérée platebande herbeuse. Hermance monta la tente sous la voute, basse et inégale, de la grotte qui constituait l’entrée de la mine pendant que Haple entreprit de ramasser des pierres pour préparer un brasier. Précaution inutile, sûrement, au vu de l’humidité ambiante qui régnait aux abords du fleuve et à l’entrée de la grotte mais le cerveau de l’adolescente était épuisé et son corps fonctionnait par automatisme. En fait, une chose seulement comptait : finir en vitesse pour enfin se déshabiller et se laver à l’eau cristalline des montagnes.

L’humaine et l’elfe redescendirent ensemble au fleuve, équipées chacune de leur gourde dans une main et d’une fourrure de Gakhaï sur le bras. Sans un mot, elles revinrent sur leurs pas, en aval, jusqu’à parvenir à hauteur d’une petite cuvette formée dans la roche par un remous régulier en bordure du lit fluvial. Là, elles se déshabillèrent sans pudeur, avec extase. Haple avait l’impression d’avoir macérer dans sa sueur toute la journée, la transpiration malodorante ne collant pas seulement à ses cheveux, entre ses omoplates là où le sac de voyage avait empêché sa peau de respirer ou sous ses aisselles là où sa pilosité naissante accentuait les frottements, mais dégoulinant aussi entre ses cuisses avec la désagréable sensation que sa culotte se fondait avec sa peau qui se fondait avec ses chausses de voyage () dans une humide et tiède moiteur propre à lui soulever le cœur.

C’est donc avec un mélange de soulagement et de dégout que Haple abandonna ses vêtements à ses pieds sans un regard pour rejoindre l’humaine qui, déjà, pénétrait dans l’eau. Au vu de la grimace qui crispa le visage de Hermance, elle devina le froid mordant qui l’attendait. Qu’à cela ne tienne, elle se frictionna les bras et les mollets avant de relever ses cheveux en un chignon approximatif et pénétra jusqu’à mi-cuisse, dents serrées, dans le fluide glacial. Elle en eut le souffle coupé ! Sous l’effet du choc, elle oublia un instant la raison de ce supplice auto-infligé, puis, dans un éclair de lucidité retrouvée se mit à frotter ses mollets immergés avec une vigueur retrouvée.

C’est alors qu’elle remarqua quelque chose d’étrange… l’eau, relativement calme de la cuvette dans laquelle elles s’étaient installées pour leurs ablutions, se teintait, légèrement, d’une couleur rouille autour de ses cuisses. Interpellée par cette vision inattendue, Haple remonta du regard les minces et tortueux filets brunâtres qu’étiraient de faibles remous… (depuis mes cuisses). Penchée sur elle-même, une main remontant ses jambes en direction de l’aine, l’adolescente inspectait la zone à la recherche de la source de ce fluide disgracieux qui troublait la transparence de l’eau, d’une quelconque salissure terreuse… d’une éventuelle égratignure… Alors, l’évidence la frappa : ses genoux pliants sous elle, Haple s’immergea brusquement jusqu’à la taille pour dissimuler l’écoulement annonciateur de sa nouvelle fécondité.

Déroutée, incertaine de la conclusion qu’elle avait tirée et plus encore de la signification pratique de l’évènement si elle avait raison, l’adolescente avait voulu différer la chose. Mettre le temps sur pause. Cacher cette embarrassante affaire… à son esprit aussi bien qu’aux yeux de l’humaine, comme pour en nier l’existence jusqu’à ce qu’elle soit prête à composer avec cette nouvelle réalité. C’était sans compter sur le cri aigu que le brutal choc thermique lui arracha : Hermance tourna la tête. L’eau cristalline perlait de son visage inexpressif et ricochait sur sa poitrine, dessinée en contrejour dans les ombres du soleil couchant, avant de rejoindre le cours inflexible du fleuve. D’un sourcil levé, elle semblait demander : « tout va bien ? ». Peut-être le bruit ambiant couvrirait-il le tremblement de sa voix lorsque Haple répondit, nerveusement :

- J’ai glissé !...

Hermance hocha la tête et lui fit signe qu’elle avait fini et sortait se réchauffer. Haple, elle, resta sur place, figée par l’émotion.

Ce n’est que quelques claquements de dents et reniflements plus tard que le sens des priorités lui revînt. Se frottant vigoureusement l’entre-jambe, s’aspergeant les aisselles jusqu’à ne plus en sentir l’aigreur, Haple dressa la liste de ce qu’il lui restait à faire. Premièrement, il lui fallait laver ses vêtements souillés de sueur et probablement, de sang. Deuxièmement, il lui fallait ramasser du bois pour allumer le feu, qui, heureusement, lui permettrait de faire sécher complètement sa tenue de voyage. Troisièmement, il fallait… (trop froid) Une chose en son temps, songea-t-elle en sortant hâtivement de l’eau et s’ébrouant aussi vivement que ses muscles engourdis le lui permettaient.

Des frissons lui parcoururent le corps. S’emparant de la fourrure de Gakhaï que la Sœur Intendante lui avait fournie pour cette mission, Haple s’accroupit à côté de son tas de vêtements et s’enveloppa diligemment dans sa chaleur réconfortante. Elle se réchauffait progressivement. D’un coin de l’œil, elle observa les fripes qu’elle savait devoir laver, songeant avec mauvaise volonté qu’il lui faudrait replonger les mains dans le froid mordant du fleuve. Avec une curiosité hésitante, elle inspecta du regard le tissu et remarqua aussitôt les taches brunes incriminantes sur ses chausses. On ne pouvait pas les manquer. Se résignant à en endurer de nouveau l’inconfort de ses mains frigorifiées frottant tissu contre tissu, Haple s’en emparant en se relevant et s’agenouilla au bord de l’eau, la fourrure de Gakhaï sur les épaules lui donnant l’air d’une bête sauvage qui venait s’y abreuver à la tombée du jour.

Tout en répétant les gestes machinaux qu’elle avait si souvent faits au Couvent lors des corvées de lessive, l’adolescente laissa son esprit remonter le cours du temps. Elle était en Anorfain. Enfant, elle n’avait jamais eu guère d’intérêt pour les sujets nobles que ses parents auraient aimé qu’elle étudie. Elle avait toujours préféré apprendre de ses expériences et aimait à observer ses congénères roturiers dans leurs activités et conversations quotidiennes. Ainsi, elle avait entendu les novices de Gaïa parler entre elles du cycle vital qui marquait leur vie depuis qu’elles étaient entrées dans l’âge adulte. Sa mère lui avait indiqué un traité de physiologie rédigé par un éminent guérisseur Hinïon qui, selon elle, contenait tout ce dont elle aurait besoin de savoir le jour venu… (Tout ce qu’elle ne voulait pas avoir l’embarras d’aborder elle-même avec moi !)

La colère, même froide, même enfouie sous l’inerte pierre tombale qui recouvrait les os de ses défunts géniteurs…cette colère la réchauffait. Que faire maintenant que ses parents étaient morts, que ses congénères l’avaient rejetée et que le vaste savoir curatif des Hinïon lui était inaccessible… ! Frottant furieusement, s’apercevait-elle qu’elle était elle-même la cible de sa récrimination… ? Haple, avec humeur, jeta de toute ses forces la masse dégoulinante de ses vêtements contre une pierre à ses pieds et leva la tête au ciel avec humeur. (Que n’ai-je pas insister pour la faire me parler !).

C’est alors qu’une silhouette perchée sur la ligne de crête du canyon attira son attention. Le temps de mettre sa main en visière pour s’abriter des derniers rayons de soleil, la tache sombre qui lui avait semblé se découper sur le ciel rougissant avait disparu. Voilà que son inconscient réveillait les morts ! (J’ai bien cru que … Mère ? Père ?). Haple resta un instant à guetter les hauteurs par lesquelles elles étaient arrivées avant de laisser se dissiper l’illusion de ces fantômes, honnis car incompris, qui ne hantaient plus désormais que les terres brulées de son cœur aux marges de son esprit chamboulé. Il était de ces sentiments qu’on ne savait quoi faire, qu’on ne pouvait comprendre à l’âge éprouvant de la grande transformation de l’être.

Sans un regard en arrière, l’adolescente se redressa et remonta au camp la mine sombre et sa lessive dans les bras dégoulinant sur son chemin. Hermance l’observa arriver, songeant probablement que la future collecteuse portait bien l’habit, ainsi revêtue d’une peau de bête et d’une expression sauvagement farouche. Surprise par son élan amical qui l’anima spontanément, l’humaine haussa la voix et accueillit sa rivale d’hier avec un message de paix :

- Je me suis occupée du bois mais je n’ai pas trouvé ton briquet.

Haple s’arrêta sur le seuil de la grotte et leva la tête sans mot dire.

- Donne-moi un bout, lui proposa Hermance en montrant ses chausses et sa chemise trempées... On serra plus efficace à deux pour les essorer.

Haple la regarda fixement, avec suspicion. Pourquoi l’humaine se montrait-elle serviable tout à coup ? La dernière fois qu’elle s’était approchée de sa lessive s’était pour y déverser un flacon d’encre et s’en était suivie une bagarre qui aurait bien pu mal tourner… D’un geste lent mais confiant, Hermance s’empara d’une manche et d’une chausse et tira doucement jusqu’à ce que ne reste entre les mains de l’elfe, silencieuse et attentiste, l’autre bout des deux vêtements. Sans un mot, l’humaine et sa cadette se mirent ensuite à tordre le textile, encore et encore, toujours plus serré, extrayant d’abord des flots puis des gouttes puis… Hermance brisa le silence :

- Est-ce que c’était la première fois ?

Les doigts de l’elfe se crispèrent sur le tissu mouillé.

- Première fois que quoi … ?
- Tiens bien.

Les biceps gonflés de l’humaine, bandés par l’effort, extirpèrent les dernières gouttes des vêtements mainte fois torsadés qui reliaient les deux lavandières. Satisfaite du résultat, Hermance détendit sa prise et rendit sa tenue à l’elfe immobile en même temps qu’elle lui précisa l’air de rien :

- Est-ce que c’est la première fois que tu as tes règles ?

Interdite, Haple fit volte-face. Par réflexe peut-être… avant de réaliser, en tout cas, qu’elle n’avait nulle part où aller pour fuir cette conversation qui lui échappait. Une montée de sang lui chauffait les joues… elle n’avait pas l’habitude d’être ainsi embarrassée. Ce n’était pas qui elle était !... Lentement, avec une dignité que peu de femmes, quel que soit leur âge, sauraient invoquer ainsi exposée à demi nue, elle se retourna vers l’humaine, la défiant de se moquer de son état.

- J’ai remarqué le sang sur tes vêtements en passant devant tout à l’heure, expliqua l’autre avec une simplicité désarmante.
- C’est la première fois, confirma Haple, pacifiée.
- La douleur… tu te massais le bas-ventre lorsqu’on marchait, répondit Hermance au regard interrogateur de la plus jeune, elle diminuera dans les jours qui viennent.

Haple était en terrain doublement inconnu. Il y avait l’évident et il y avait… l’humaine… qui lui était amicale… Elle voulait mettre toutes ces bizarreries derrière elle. Trop de changements soudains. L’elfe qu’elle était, malgré son tempérament parfois impulsif, n’y était pas préparée : c’était l’apanage des humains de connaître ces bouleversements de tous les instants. Pas celui des intemporels Hinïons ! Mais elle devait savoir… poser la question :

- Et les saignements… ?
- Pareil. Quelques jours, lui répondit Hermance par-dessus l’épaule alors qu’elle s’accroupissait devant le sac de l’elfe. Où est-ce que tu as rangé le briquet ?
- Avec le coffret qui contient l’amadou, là… sur la poche de côté.

Hermance signifia d’un claquement de langue qu’elle avait trouvé l’objet en question et se redressa avec un air satisfait.

- Allez, assieds-toi. Je m’occupe du feu. Repose-toi, la journée de demain sera plus dure encore.

Et, une fois n’est pas coutume, l’adolescente écouta son aînée et, sans mot dire, s’assit sur une pierre, pensive, attendant que le feu réchauffe un corps bleui que le sang semblait avoir abandonné, symboliquement sinon en réalité…

>>>Suite : 4/12
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:04

Charbon...



Haple sortit de la tente en silence. Hermance dormait profondément et l’elfe parvint à ne pas troubler son sommeil. Quelques pas ensommeillés dans le clair-obscur lunaire de l’entrée de mine puis elle s’étira pour se dérouiller les articulations. Elle avait connu plus confortable. Non pas que les cellules du couvent offraient un meilleur couchage que le lit de fougère sur lequel elle venait de se reposer mais elle n’avait pas l’habitude de s’allonger si proche d’une autre. D’ordinaire, lorsqu’elle se retirait pour entrer dans sa profonde méditation elfique, elle était seule. Et au calme. Cette nuit, le grondement continu du torrent en contrebas, renforcé de temps à autres par le ronflement irrégulier de sa voisine…

Haple soupira. Elle n’arrivait pas à lui en vouloir ; pas après la sollicitude dont l’humaine avait fait preuve à son égard la veille. Atypique… Une connexion s’était-elle établie entre les anciennes adversaires du Couvent ? Haple haussa les épaules. C’était un point de détail. Sauf, peut-être, si une alliance avec Hermance pouvait lui permettre d’en apprendre plus sur les Sœurs Nétone et Nacota, dont elle savait que la dormeuse était une familière. Mais celles-là se confieraient-elles à une Sœur aussi impulsive et belliqueuse que Hermance… ? (Probablement pas). Haple haussa les épaules à nouveau et se mit en marche en direction du seuil de la grotte.

A défaut de pleinement se reposer, elle avait réfléchi longuement aux évènements de la veille. Ainsi, son corps changeait. Au moins avait-elle trouvé une solution à son problème de saignement : parvenue au seuil de la grotte, baignée dans la lumière blafarde de la lune, Haple se baissa sur un tapis de sphaigne qu’elle avait remarqué en arrivant sur les lieux. Accroupie, elle déchira une section de la manche de sa chemise. Avec la précaution nécessaire pour ne pas entraîner de terre, l’elfe blanche préleva une couche de mousse, fraîche et douce au toucher, sur laquelle elle souffla et passa ses doigts continument jusqu’à se convaincre qu’elle en avait extirpée tous les débris et autres poussières. Satisfaite, elle en fourra le manchon en tissu et regarda le petit coussin rectangulaire ainsi improvisé : (Ça fera l’affaire). Elle avait entendu parler des propriétés absorbantes de la sphaigne en écoutant une nourrice Hinïonne qui changeait les langes d’un nouveau-né. Si ça fonctionnait pour eux, ça irait pour elle.

Sur cette pensée rassurante, elle se releva et glissa précautionneusement sa confection en position. Avec un léger soupir de résignation devant l’inconfort inhabituel de ce corps étranger dans ses chausses, Haple revint silencieusement vers l’entrée de la mine. Lorsque soudain, un craquement sec dans son dos la fit sursauter. Le cœur battant, Haple se retourna, l’oreille tendue et les yeux plissés à l’affut du moindre danger.

- Qui va là ? lança-t-elle à la nuit.

()

(Là !)

Bondissant d’entre deux rochers, un renard effarouché fila ventre à terre se réfugier dans les profondeurs du canyon. Elle l’avait probablement dérangé alors qu’il était sorti s’abreuver dans le torrent à l’approche de l’aube. Ou bien l’odeur de l’ânesse l’avait-il attiré… ? (Ambitieux…) Rassurée, elle fit demi-tour, avec une nouvelle grimace pour le coussin de mousse qui ne s’était pas encore logé correctement entre ses cuisses, et découvrit la tête échevelée de Hermance qui émergea de la tente.

- Kskekispasse ?...
- Rien, répondit Haple à voix basse, ce n’était qu’un animal nocturne. Rendors-toi.

L’humaine marqua une pause le temps d’enregistrer l’information puis, après un moment d’hésitation, ouvrit en grand et attacha les battants de toile de la tente.

- Trop tard. Réveillée…
- Mais il fait encore nuit.
- Et il fera encore plus nuit à l’intérieur, grommela l’ourse mal léchée avec un geste maladroit en direction des ténèbres de la mine.

Haple ne pouvait qu’agréer. Et si l’humaine se sentait d’attaque, alors autant se mettre au travail le plus tôt possible – ce n’était pas un souci en ce qui la concernait.

- Installe-toi confortablement et prends ton temps, l’invita-t-elle en souvenir du service rendu la veille, je m’occupe du petit-déjeuner.

Hermance ne répondit rien. Pas même un grognement. Mais elle s’assit sur une pierre, adossée à la paroi, emmitouflée dans les deux fourrures de Gakhaï tandis que l’elfe se mit en branle.

***

Une demi-heure plus tard, elles étaient réveillées, nourries et habillées pour la journée de collecte. Elles avaient espéré emmener avec elles l’ânesse mais l’animal de bât avait catégoriquement refusé de pénétrer dans la grotte. Haple avait enfin trouvé plus têtue qu’elle-même… Qu’à cela ne tienne : elles collecteraient le charbon dans leur sac présentement vide et en transféreraient le contenu dans les paniers de l’ânesse à leur retour.

D’un geste expert, Hermance alluma les torches goudronnées qu’elle avait transportées dans son sac avec le briquet de l’elfe. L’étincelle prit immédiatement et Haple, aveuglée dans un premier temps, laissa l’humaine lui placer le manche de l’une d’elle entre ses doigts. Puis, après avoir vérifié une dernière fois que son grappin et la pioche remise par la Sœur Intendante était fermement accrochés sur le côté de son sac à dos, Haple quitta la pénombre de la grotte pour pénétrer les ténèbres épaisses de la mine.

Elle s’était attendue à un silence de tombe. Et pendant un moment, alors que le bruit constant du Fleuve Blanc dans son dos s’était estompé à mesure qu’elles s’enfonçaient dans la mine, elle avait effectivement eu cette sensation morbide d’une descente aux Enfers. Mais, progressivement, le souffle irrégulier de la flamme à ses côtés, l’écho de ses pas et les injures que proférait Hermance lorsqu’elle trébuchait sur le sol inégal – tous ces bruits habituels des processions spéléologiques les avaient accompagnées dans leur marche muette.

Contre toute attente, l’air se réchauffait progressivement. Haple en était sûre : ce n’était pas seulement la chaleur de l’effort. Et pour s’en assurer, elle toucha la paroi de sa main libre. Moite, humide… et chaude ! (Pas seulement tiède … chaude) Curieuse, Haple rapprocha sa torche. La paroi était tout ce qu’il y a de plus normale. De pierre, luisante d’humidité – ce qui ne la surprenait guère puisqu’elle avait déjà déduit que la mine était régulièrement inondée par le Fleuve Blanc…

Plus loin, elle discerna un changement dans la texture de la paroi. (Non) Elle s’était trompée : ce n’était pas de la roche mais un tapis de moisissures. (Non… décidemment.) A y regarder de plus près, il s’agissait d’une plante : très ramifiée, elle courrait de mur en mur, de poutre en poutre et couvrait jusqu’où portait la vue toute les surfaces d’un réseau toujours plus dense de minces tiges feuillues. Plus étrange encore, la plante était aussi blanche que la peau de l’elfe. Celle-ci tendit sa main d’albâtre : au toucher, elle était fraîche. Froide même…(Curieux) Haple avait l’impression que plus elle laissait sa main et plus le froid s’intensifiait. (Trop froid !) Par intuition, elle toucha la paroi rocheuse sur laquelle la plante s’était répandue : ici, elle était tiède. Haple avait la dérangeante impression que le végétal se « nourrissait » de la chaleur des murs… Un frisson la parcourut qui n’avait rien à voir avec la sensation de froid au bout de ses doigts.

- Alors, tu viens ?

L’elfe se ressaisit et rejoins Hermance qui l’avait dépassée. Quelques minutes plus tard, les deux mineuses s’arrêtèrent devant un obstacle. Devant elle, une eau noire s’étendait sur plusieurs mètres.

- C’est profond, tu penses ? lui demanda l’humaine qui répugnait visiblement à se mouiller les pieds alors que la journée venait à peine de commencer.

Haple projeta du pied un caillou qui trainait.

(Plouf…)

()

- Trop profond, interpréta Haple avant de lever sa torche pour trouver un passage. Là, en se plaquant contre le mur, on peut contourner le puit d’eau.

Montrant l’exemple, Haple fit un pas de côté et avança face contre le mur pour ne pas être gênée par son sac, les bras largement écartés pour maintenir son équilibre, sa torche en avant. Parvenue de l’autre côté, elle observa Hermance l’imiter. Ici, sous terre, la carrure plus massive de l’humaine l’handicapait mais, au prix de quelques contorsions et jurons, celle-ci rejoignit finalement l’elfe blanche sur laquelle dansait la lumière jaune des torches, soulignant l’air taquin qu’elle ne pouvait s’empêcher d’afficher. Hermance sembla en prendre ombrage et dépassa la petite impertinente sans un mot.

Arrivées à un embranchement, l’humaine lâcha d’une voix sans appel :

- Séparons-nous, je prends la gauche.

Haple allait lui rappeler que c’était elle qui était aux commandes…puis se ravisa. Elle aurait recommandé la même chose. (Plus de chance de trouver un filon).

- Si tu trouves un bon coin, appelle-moi, lança-t-elle à la lueur faiblissante que les ténèbres de la mine absorbaient, avant d’ajouter entre les dents, et je ferai de même.

L’adolescente emprunta la voie de droite. Avait-elle été malhabile de renvoyer l’humaine à ses limites, fût-ce avec humour ? Sûrement. L’autre était visiblement dotée d’un égo surdimensionné et une bonne cheffe aurait su … Haple perdit le fil de sa réflexion : tout ça lui importait au fond assez peu et le couloir qu’elle arpentait venait de s’ouvrir sur une large cavité dont la lumière de sa torche ne parvenait pas tout à fait à atteindre les bords.

Ici, l’écho de ses pas était plus marqué alors qu’elle avançait, circonspecte. Il y avait dans ce nouvel espace insondable à ses extrémités quelque chose qui lui hérissait le poil : elle avait la sensation qu’il y avait des yeux dans l’ombre qui suivait ses moindres faits et gestes. Qu’il y aurait pu en avoir … (Non. Ressaisis-toi) Elle avait été paranoïaque depuis leur départ du couvent, se sentant stupidement observée à leur départ, sur la pente herbeuse puis aux abords du torrent… alors forcément, dans un environnement propice à toutes les peurs comme celui-ci, son imaginaire lui jouait des tours.

Prenant sur elle, Haple reprit sa marche d’un bon pas, la torche levée en hauteur et le regard porté au loin pour chercher les indices qui lui révéleraient la présence d’une veine de charbon. Erreur ! (Ah !...) Son pied buta contre un obstacle au sol et la mineuse imprudente manqua de s’étaler de tout son long sur le sol dur et humide. Heureusement que son sac était vide, songea-t-elle en se ressaisissant, sans quoi son poids l’aurait emportée en avant.

Haple se retourna et baissa la torche pour mieux observer le sol. Il était aussi régulier qu’avant ; si elle avait trébuché, c’est parce qu’il y avait une pioche qui trainait par terre. D’instinct, Haple envoya sa torche dans un arc de cercle pour illuminer les environs. Le cœur battant, elle cherchait à qui appartenait cet outil. Personne. Pas entièrement rassurée, elle revînt à l’examen de la pioche : illuminée de plus près, Haple remarqua les marques indéniables de l’abandon. La tête métallique était rouillée et le manche vermoulu sur toute leur longueur. Cela faisait bien longtemps qu’elle avait été abandonnée…

Rejetant à l’arrière de sa conscience cet incident et les spéculations possibles que cette trouvaille impliquait, Haple s’enfonça dans la grande cavité. Soudain, un reflet sombre au coin de son champ de vision la fit sursauter. Une main crispée sur son tambour de mendiant, l’autre pointant la torche en avant comme une arme d’estoc, Haple était prête à faire face à toute adversité. Sauf que l’adversaire en question s’avéra être simplement le mur de la mine : dans un va-et-vient nerveux de sa torche, Haple l’illumina et remarqua en hauteur sur une sorte de corniche, une zone de la paroi rocheuse qui scintillait, noire sur noir… (des éclats de charbon !). Mais comment se hisser sur la corniche ?

Les paroles du marchant Thorkin lui revinrent à l’esprit : « indispensable pour toute escapade dans les montagnes : le grappin ». (Bien sûr !). Haple plaça sa torche en équilibre sur une pierre pour ne pas exposer le flambeau à l’humidité et déposa son sac au sol avec moins de cérémonie pour accéder à l’astucieuse invention Thorkine. Elle n’avait jamais eu l’occasion de l’utiliser mais il lui semblait en déroulant la corde que son emploi serait plutôt simple.

C’était présumer de ses compétences de jet. La ménestrelle-qui-se-voulait-aventurière du s’y reprendre à quatre fois avant que sa tentative ne soit récompensée par autre chose que le raclement contre le sol rocheux de la corniche et la retombée hasardeuse des lourdes pointes métalliques. Finalement, elle accrocha la griffe sur un support qui était hors de sa ligne de vue, caché par l’angle de la corniche. Avec prudence, elle tira sur la corde par petites secousses. De l’autre côté de la corde, le support dans lequel s’était fiché le grappin bougea… sans pour autant tomber de la corniche. Il y avait un mouvement de va-et-vient comme avec la corde d’un clocher. Un mouvement de bascule… Autrement, la prise semblait stable ; elle tira alors doucement et continument jusqu’à arriver au point de bute et se retînt d’en tester la solidité par un grand à-coup. C’aurait été excessif. Il suffisait que la prise tienne sous son poids.

Haple lâcha un instant la corde pour récupérer la pioche attachée à son sac puis la fixa du mieux qu’elle put dans le « fourreau » de ses chausses. Heureusement, le manche était suffisamment court pour ne pas l’empêcher de plier le genou. Puis, les lèvres pincées, résolue, l’elfe blanche enroula ses dix doigts sur la corde, au-dessus de sa tête, puis se hissant sur la pointe des pieds, se laissa pendre en abandonnant progressivement son poids au grapin. Craintive, elle attendit dans l’expectative pendant cinq secondes. Mais la griffe tenait bon : pas le moindre de bruit de grincement dans son oreille tendue, ni la moindre sensation de raclement sous ses doigts crispés.

Alors, lentement mais sûrement, elle se hissa par la force des bras le long de la corde. Après une journée entière à avoir sollicité ses jambes, c’était presque un plaisir de faire appel à ses autres muscles. Gainée et les jambes en enroulée autour de la corde pour se stabiliser entre deux montées de cran, elle ne peinait pas outre mesure. Ce n’était pas une partie de piquenique mais elle progressait, petit à petit, parvenant d’abord à hauteur de taille puis au niveau où une chute aurait été malencontreuse, puis enfin à trois mètres au-dessus du sol où elle avait son sac et … (la torche !). Haple se figea sur place et contempla avec horreur son ombre qui se balançait comme un métronome sur la paroi, projetée par la lumière devenue lointaine de la torche oubliée en bas. (Tant pis.) N’ayant pas le goût de risquer de redescendre et de n’avoir plus la force pour une seconde grimpette, Haple tira encore deux fois sur les bras et parvînt à l’angle de la corniche.

Là-haut, une dernière difficulté l’attendait. La corde tendue était collée à l’arrête de la corniche ; il lui fallait réussir à passer la main de l’autre côté (comme çaaaa...) et reprendre prise sur la corde (Là ! Je te tiens !). Répétant la manœuvre pour son autre main, Haple s’aperçut que la montée d’adrénaline conséquente à cette prise de risque menaçait de lui couper ce qui lui restait de force dans les bras et se dépêcha de finir de se hisser sur les derniers centimètres avant que l’énergie viennent à lui manquer et jusqu’à ce que, enfin, elle parvienne à passer la hanche et à déplacer tant bien que mal son centre de gravité sur la corniche. Ce n’est qu’une fois son poids solidement ancré sur le dur et solide plancher de roche qu’elle s’autorisa à lâcher la corde et souffler.

Les yeux fermés, elle reprit son souffle. Quelque part en chemin pendant son ascension, elle avait oublié de respirer. La tension retombait enfin… Puis elle rouvrit les yeux. Ça ne fit guère de différence : la pénombre épaisse de la corniche l’accueillit. Tâtonnant le sol de ses mains, elle balisa l’espace autour d’elle : là, son étroit perchoir s’arrêtait ; une chute de trois mètres l’attendait si elle n’était pas prudente. Ici un mur se dressait sur deux mètres environ avant de rejoindre le plafond de la grande cavité ; elle aurait donc la place de manier la pioche.

A cette idée, Haple bascula sur les genoux et pris sa pioche en main. Ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité et elle retrouva le miroitement dans la paroi qui avait attiré son attention tout à l’heure. Cherchant à s’approcher plus près, elle eut du mal à inspecter la roche car l’ombre de sa tête cachait le peu de lumière qui provenait de la torche en contrebas. Était-ce bien le minerai recherché ? Haple remarqua alors une ombre rectangulaire légèrement moins noire que son environnement. En se rapprochant prudemment, elle réalisa que c’était là que le grappin s’était accroché et qu’il s’agissait d’une berline à bascule. (Bingo !) Elle était donc bien sur un site d’extraction de la mine. Il n’y avait « plus qu’à » piocher. (Ou avec un peu de chance … ?) Haple plongea fébrilement une main avide dans le chariot à la recherche d’une heureuse surprise : pas de chance, les précédents mineurs n’y avaient laissé que quelques fragments. Il lui faudrait fournir le dur labeur.

Alors, résignée mais aussi encouragée par l’idée de toucher enfin au but, Haple affermit sa prise sur le manche de la pioche et se mit en position devant le mur scintillant de la paroi.

(Cliiiing !)

Le premier coup de pioche se répercuta de la tête métallique à travers le tendre bois de sapin jusque dans ses bras insuffisamment préparés. Elle faillit en lâcher prise !

(Cliiiing !)

Elle redoubla d’ardeur, les muscles des bras cette fois bandés et préparés au choc. Encore et encore, tant et si bien que des écailles d’abord puis des blocs de taille de plus en plus grands sautèrent de la paroi et roulèrent à ses pieds. La tâche était ardue et pas seulement du fait de la force physique requise et de la douleur vive que les ampoules en formation sur ses mains suscitaient. Elle n’était également pas aidée par le manque de lumière et le fait qu’à chaque fois qu’elle abaissait les bras pour frapper, elle bloquait inévitablement le peu d’éclairage qui atteignait la corniche malgré la distance de la torche.

Epuisée, Haple s’arrêta au bout de trente minutes qui lui parurent une éternité. Et c’était beaucoup dire pour une Hinïonne !... A cette pensée, elle réalisa qu’elle n’avait pas à tout faire par elle-même. Que l’humaine avec sa puissante musculature lui prête donc assistance !

- Hermaannce !!! cria-t-elle à plein poumons, espérant que sa voix porterait. J’ai trouvé un filon ! Dans une grande salle, à gauche en partant du puit d’eau !!!

La pointe des oreilles de l’elfe frémirent quand l’écho de sa voix laissa place à un :

- J’arriv…

Bien, elle pouvait déjà déblayer le terrain en attendant le renfort de l’humaine. Posant sa pioche en équilibre contre la paroi, Haple s’accroupit et rassembla les fragments de charbon au sol s’aidant aussi bien de sa vue que de son toucher pour parvenir à ses fins dans l’obscurité. Une fois le tas (honorable) formé à ses pieds, l’elfe transféra le charbon dans chariot, bloc par bloc, en prenant soin de ne pas déloger la griffe du grappin. Ce qui lui prit suffisamment longtemps pour que l’autre la rejoignit. (A point nommé…) Elle l’entendait dans son dos : le bruit saccadé de pas rapprochés puis la lumière qui projetait contre le chariot l’ombre tremblante de l’elfe se relevant pour accueillir l’humaine.

A sa surprise, Haple réalisa alors que la lumière ne venait pas du couloir, en bas, par lequel elle était arrivée, mais d’un autre couloir qu'elle n’avait pas aperçu jusqu’ici, n’excédant pas un mètre de hauteur et creusé grossièrement dans la continuité de la corniche sur laquelle elle était perchée. Une galerie de mineurs probablement… songea Haple en clignant des yeux, éblouie par la lumière qui se rapprochait.

Peu après, lorsque ses pupilles se furent habituées à cette nouvelle luminosité, Haple réalisa quelque chose d’étrange : ce n’était pas une torche unique, tenue à bout de bras par quelqu’un qui rampait, qui s’apprêtait à sortir de la galerie mais plutôt une myriade de flammèches qui roulaient de droite à gauche comme sous le coup de la démarche chaloupée d’un animal à quatre patte…

Haple n’eut pas le temps de crier sa surprise avant que la créature ne fasse irruption sur la corniche : C’est ensemble que l’adolescente et la bougie ambulante donnèrent de la voix !

>>>Suite : 5/12
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:05

... et coup de grisou



- HAAAAAAAAA !!!
- OUNGOUGOUGOUGGUGU !!!!
- HAAA !

La créature qui lui faisait face avait beau n’être pas très grande, lui arrivant à la taille, elle en imposait néanmoins par son apparence cauchemardesque. Haple n’avait jamais face à un ce genre de …golem, comme grossièrement modelé dans une masse de cire sombre et globuleuse dont protrudaient des bougies aux endroits les plus improbables et qui hurlait dans un langage guttural. C’était cette apparence monstrueuse qui avait déclenché cette réaction de panique chez l’adolescente. Mais le premier choc passé, son cri désarticulé mourut dans sa bouche grande ouverte. Il y avait quelque chose qui ne collait pas : la créature ne l’attaquait pas.

Elle se mouvait de manière incohérente tantôt un pas en avant, tantôt un pas en arrière… toujours tapant de ses lourds poings des coups qui résonnaient dans les murs et le sol. Intimidant certes, bruyante (encore plus) mais presque peureuse…. Et c’est là que Haple comprit avec effroi : le monstre appelait des renforts au moyen de ce qu’elle avait pris, par erreur, pour des hurlements hostiles et des coups de semonce !

Instinctivement, aidée par l’omniprésence de son élément, Haple passa à l’offensive. Sa main vola à sa hanche et se saisit de son tambour de mendiant. D’un coup de poignet, elle envoya virevolter les billes d’argiles contre la peau tendue de l’instrument et, au diapason du son clair et tonique qu’elle en tira, la ménestrelle se connecta à son fluide et le déploya sous la forme d’une membrane de boue imperméable qu’elle projeta sur la créature gesticulante. Avec pour effet, deux conséquences : l’une heureuse, l’autre plus gênante.

Ainsi emmaillotée dans cette camisole magique, son agitation redoubla mais au moins Haple était parvenue à le réduire au silence, sa bouche couverte comme elle était par cet étau boueux. En revanche, n’ayant pas pris le temps de réfléchir, Haple réalisa après coup que la couche de terre qui entravait son adversaire avait aussi étouffé les nombreuses flammes qui avaient illuminé la scène jusque-là. Aussitôt, le noir reprit ses droits sur la mine !

Cette solution n’était donc que temporaire. Elle n’y voyait presque rien et ne pouvait pas le contenir ainsi éternellement. Alors, décidant sur le champ qu’elle ne gaspillerait pas une miette de fluide supplémentaire, Haple fit un pas devant elle, les mains tendues appréhendant la pénombre ambiante jusqu’à entrer en contact avec la masse boueuse de la créature immobilisée. Sans attendre, elle relâcha l’emprise que son sort avait sur sa cible et, sans lui donner le temps de réagir, poussa de toute ses forces la pauvre créature dans le vide.

(Victoi.. ah !)

Dans un ultime élan de combativité, la grotesque créature avait agrippé fermement le poignet de l’elfe et l’entraînait irrémédiablement de son poids vers le bord de la corniche… Elle allait être emportée… ! C’était trop tard ! Plutôt que de subir la chute, inévitable, Haple joua le tout pour le tout et, chose inédite, se remit entre les mains du destin : elle se jeta en avant et s’agrippa comme le put aux plis et replis cireux du monstre, calculant qu’elle avait une chance sur deux qu’il amortirait sa chute plutôt de l’écraser sous son poids.

Heureusement, les lois de la physique, sinon du destin, jouaient en sa faveur. La densité du corps trapu du monstre de la mine était supérieure à la sienne et, durant les secondes les plus longues de sa vie, alors que les deux adversaires filaient à toute vitesse vers le sol rocheux de la salle d’excavation, leurs corps pivotèrent et ce fut lui seul qui heurta le sol.

Pour autant, Haple n’en eut pas immédiatement conscience. Sur le moment, éclairée seulement par sa torche oubliée au sol, le cerveau rincé par une décharge d’adrénaline sans précédent et surtout, surtout... le souffle coupé et le corps envahi d’une phénoménale douleur dans le dos, la nuque et toute ses articulations qui avaient accusé le choc de sa réception sur la masse de cire à peine moins dure que la roche… elle crut mourir.

L’espace d’un instant peut-être, pensa-t-elle, était-ce un dénouement acceptable. Le calme était revenu. Seul le crépitement de la torche perturbait le silence sépulcral de la mine. Au moins, avait-elle honorablement combattu, son ennemi gisant sous elle, les bras désarticulés, la gueule arrachée… Elle sentait une paix de l’esprit l’envahir... lui réchauffer le cœur.

Et comme pour répondre à ses pensées, une flamme apparut devant ses yeux. Unique, pure, gracile, lumineuse… Puis une seconde, puis une troisième s’alluma, réalisa-t-elle avec horreur en s’extirpant du champ de flamme qui prenait naissance sur les épaules du monstre vaincu.

(Vaincu ?)

Haple se remit maladroitement sur pied et recula en titubant pour mieux embrasser la scène du regard. Au sol, gisait le monstre de cire et, sur son corps, réapparaissaient spontanément les flammes qu’il avait eu sur lui lorsqu’il était sorti de la galerie. Spontanément ? Non ! Du coin de l’œil, Haple remarqua que la lumière de la torche faiblissait à mesure que la force des flammes sur le corps de l’autre gagnait en vigueur. Et, dans un moment d’affreuse réalisation, les yeux écarquillés, Haple contempla la créature trembler et entreprendre de se remettre debout, faisant vaciller à chaque embardée toutes les flammes de son corps comme un gâteau d’anniversaire brinquebalant.

Cette pensée saugrenue eut l’effet d’un rappel à l’urgente réalité et Haple mit ses douleurs articulaires de côté pour se précipiter vers la torche, la saisissant et l’agitant en tous sens pour en souffler la flamme. Cette tentative désespérée de stopper la résurgence de la créature n’eut cependant d’autre effet que de l’agiter plus encore. Celle-ci gesticulait avec une vigueur retrouvée malgré que ses bras eussent été brisés dans la chute. Elle aurait certainement hurlé sa frustration et appeler ses congénères cireux à le venger si sa mandibule ne pendait pas sinistrement d’un côté de sa mâchoire. Peut-être même nourrissait-elle le feu intérieur de sa frustration, de sa rage…

Soudain, la torche s’éteignit comme par l’effet d’un coup de vent... D’un coup de vent qui en avait happé la flamme pour nourrir celles de la pitoyable mais véhémente créature. Alors, éblouie par la lueur grandissante de son adversaire, Haple prit peur.

- Haple, qu’est-ce que c’est que cette farce ?

Le cœur de l’adolescente fit un bond dans sa poitrine. L’humaine l’avait rejointe ! Elle devinait à sa voix railleuse l’expression narquoise qui devait orner son visage superbe d’arrogance. Des ailes au cœur, Haple se retourna et la vit sur le seuil du couloir, archange armée d’un flambeau qui l’auréolait de sa lumière dorée … (…flammes… NON !!!)

- HERMANCE !!! Jette la torche !
- Quo…

Mais il était trop tard. Sous ses yeux, la flamme s’éteignit d’un coup tandis que dans son dos une lumière vive envahit la salle, projetant l’ombre de la ménestrelle transie contre le mur à l’angle duquel Hermance, soudain alarmée, cria, le doigt pointé vers la créature enflammée :

- Attention !

Instinctivement, sentant dans son dos une vague de chaleur arriver sur elle, Haple sut qu’il y avait danger. Et qu’elle en avait (Assez !) de toute cette agitation. De tout ces rebondissements. Elle était Hinïonne… pas de ces races qui se laissent bousculer par les évènements, emportées par le tumulte du Temps. Elle était Permanence. Elle était en son cœur et dans sa chair de Pierre : d’un coup sonore de son tambour, elle proclama la minéralité de tout son être !

Alors, conformément à son décret, ses fluides telluriques durcirent sa chair. Ainsi pétrifiée, elle était devenue comme partie intégrante de la mine, une stalagmite humaine qu’aucun danger ne pouvait plus inquiéter. Aussitôt la transformation réalisée, à travers la dilatation de son épiderme rocheux et les vibrations qui le traversaient, Haple perçu la tornade enflammée que la créature de cire projetait continument à l’assaut de la forteresse de son corps. Elle ne pouvait en voir les langues de feu qui léchaient avidement aussi bien ses pieds immobiles que ses paupières aveugles, ancrés dans et scellées par la Roche. Mais elle en devinait l’effroyable puissance et la magnifique incandescence !

Une telle débauche de magie ne pouvait durer… Si la créature avait dû absorber les flammes de leurs torches pour raviver ses forces, alors assurément ce maelstrom aurait vite fait de consumer ces réserves ainsi reconstituées. Percevant dans sa chair minérale le faiblissement des flammes plus que n’entendant par ses oreilles occultées les encouragements de l’humaine qui était parvenue à la même conclusion qu’elle, Haple se décida à contre-attaquer : elle rendit leur droit à son sang et à ses nerfs sur la demeure charnelle qui avait été la leur et, dans un même temps, pivota pour faire face à son adversaire, main tendue brandissant son tambour magique, prête à … :

- WAAAARGH !!!

Une nouvelle vague enflammée avait accueilli son geste belliqueux ! Pliant sur ses genoux, autant pour plonger sous le feu adverse que sous l’effet débilitant de la douleur cuisante qui avait saisit le dos de sa main d’arme, Haple fut prise d’une terreur sans nom. Elle avait mal calculé son coup ; elle allait y rester, là, allongée maladroitement dans l’humidité du sol de la mine où se reflétait en scintillance infernale le feu magique qui descendait, lentement mais sûrement, à la rencontre de sa chair sans défense ! Vaincue par une créature à l’intelligence primitive mais à la plus grande réserve fluidique… vouée à l’oubli, au mépris de ses consœurs… son enquête inaboutie.

(TOUT CES EFFORTS POUR RIEN !!!)

Alors, la terreur se mua en rage. Aplatie contre le sol anguleux, faisant fi de la chaleur menaçante qui gagnait son dos, Haple releva le menton et défia son adversaire d’un regard armé de toutes les blessures intérieures refoulées, de toutes les rancœurs inexprimées. A sa surprise, l’adolescente s’aperçut que le monstre était dans un état encore plus pitoyable qu’auparavant : non seulement, il portait les stigmates de sa chute mais il semblait perdre toute contenance, littéralement... Sa magie n’avait pas faibli, non, bien au contraire… Mais à mesure qu’il projetait ses forces dans la bataille sa silhouette enflammée perdait sa forme humanoïde. (Il fond !) De monstre cireux il devenait tas de cire. Informe. Mou. (Malléable)

Aussitôt l’idée survenue, Haple tenta sa dernière chance. Avec la maladresse que lui imposait sa main meurtrie, la ménestrelle acculée fit résonner son tambour de mendiant et projeta son fluide tellurique de manière à en envelopper et étouffer cette bougie ambulante de malheur ! Mais cette fois, elle visait un autre effet ! Non pas de seulement l’immobiliser et d’interrompre son flot de flamme… non… cette fois, elle comptait tirer avantage de l’amollissement de son corps cireux pour le déformer au-delà de toute reconnaissance.

Et, peut-être avait-elle vu juste… Aveuglé par sa propre projection fluidique, le monstre de cire ne dut tout simplement pas distinguer le geste, pourtant lent et malhabile, de l’elfe blanche car il ne fit aucune tentative pour éviter le film de boue qui le prit en étau avec succès pour la seconde fois. L’effet fut immédiat. L’obscurité retomba immédiatement dans la salle d’extraction.

Enfin… pas tout à fait. Le souvenir de la tempête de flammes restait gravé dans la rétine écarquillée de l’adolescente, superposant son éclat fantôme au noir ambiant… Une tâche lumineuse dans son champ de vision se démarquait néanmoins des autres. Celle-ci ne s’estompait pas avec les secondes qui suivirent sa riposte ; de plus, contrairement aux autres, cette lumière tremblait.... Haple en déduisit la source : c’était sa torche, au pied de la corniche, rallumée par la tempête de feu qui avait envahi la pièce seulement quelques minutes auparavant.

- Qu’est-ce que t’attends ? Achève-le ! vociféra l’humaine dans son dos.

Haple reporta son attention sur son adversaire. Illuminé par l’éclat tremblant de la torche, le monstre de cire se débattait encore dans sa camisole boueuse, faible, informe, pitoyable mais pas encore hors d’état de nuire. Elle ne commettrait pas la même erreur deux fois : elle devait s’assurer qu’il ne pourrait pas se reconstituer à la faveur de la torche de nouveau allumée.

Deux solutions lui vinrent à l’esprit. La première : éteindre la torche et tenter de l’achever à mains nues d’une manière ou d’une autre. Non… la deuxième solution alors ? Ses fluides faiblissant, le temps lui était compté et elle décida de tenter le tout pour le tout avant qu’elle ne manque d’énergie pour maintenir en place l’étau de boue.

Haple se redressa en prenant appui sur sa main intacte et s’élança aussitôt en direction de la créature immobilisées. Emportée dans son élan, elle profita de sa vitesse pour percuter l’autre de son faible poids et le déplacer d’un peu plus d’un mètre en arrière. (Là !) Elle l’avait mis en position : au pied de la corniche, là où la corde du grappin pendait immobile. Sans perdre une seconde, Haple s’empara de la corde et, ignorant la douleur dans sa main brulée, affermit sa prise et sa résolution.

C’est alors qu’elle ressentit pour la première fois de sa vie un vide terrible. Comme si un organe lui avait été arraché de ses entrailles, Haple en eût le souffle coupé : elle était coupée de Yuimen ! Elle avait épuisé jusqu’à la dernière de goutte de son fluide tellurique dans cet affrontement féroce de la roche contre le feu et le contact qui l’avait jusqu’ici unie avec l’énergie de la planète elle-même était rompu. Un sentiment de désolation l’envahit… Elle le repoussa fermement ; ce n’était ni le lieu ni le moment pour s’y attarder.

Car en effet, en toute logique, l’épuisement de son fluide signifiait que la créature avait échappé à son contrôle. Et déjà, elle sentait sa masse informe s’agiter fébrilement à ses côtés. Avec une grimace de douleur, elle serra résolument les mains sur la corde du grappin et tira de toute ses forces. Aussitôt, elle la sentit se tendre et, à son extrémité, cachée par l’arrête de la corniche, la griffe entraina dans un mouvement de rotation verticale la caisse à bascule dans laquelle elle était toujours fichée.

Alors, sonneuse de cloche des profondeurs, elle fut gratifiée par un carillon aussi sinistre qu’était apaisant le ressac de la mer : le contenu du charriot roula dans un tintamarre infernal avant de finalement se déverser dans le vide. Sans attendre, Haple bondit en arrière. Et, dans la seconde qui suivit, une pluie de blocs charbonneux se déversèrent sur ce qui ne devint plus guère qu’un monticule de cire mollie criblé de minerai. Là, s’en était terminé, se rassura la combattante au bout de ses forces…

Mais, au moment où elle s’autorisa à relâcher enfin un soupir de soulagement, son sang se glaça : une flammèche naquit spontanément au milieu de l’amas de cire et de charbon. Spontanément ? (Non… la torche, encore et toujours). Même sans bras pour frapper, sans jambe pour marcher, sans gueule pour hurler… au-delà de toute conception humanoïde d’intégrité physique, l’entité de la mine s’acharnait dans sa lutte contre l’intrus. Jusqu’à son dernier souffle ; jusqu’à sa dernière flamme.

L’elfe était avertie cette fois : elle ne laisserait pas le feu reprendre sur le terreau fertile de cette cire enragée.

- Hermance, appela-t-elle en s’accroupissant devant le tas de cire, j’ai besoin de ton aide.

Sa voix était posée. Elle avait le sentiment d’avoir fait le tour de toutes les émotions possibles pendant ce combat et que ne subsistait qu’une froide résolution d’en finir.

- Prend la torche et éteins là pour empêcher que son feu ne reprenne.
- Mais on ne verra plus rien … protesta l’humaine, en obéissant malgré tout.

Haple ne répondit pas immédiatement : elle avait mis deux doigts dans sa bouche, les enduisant de salive au prix d’un haut-le-cœur que le gout âpre de terre et de charbon provoqua. Puis, éteignant dans un grésillement évanescent l’ultime flammèche de son adversaire, elle répondit :

- Non…

Et le noir total tomba sur les deux Sœurs du Couvent du Saint-Livre.

>>>Suite : 6/12
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:05

Collecte et cueillette



L’humaine respirait avec hésitation… ou avec prudence... Ses oreilles tendues, l’Hinïonne guettait le moindre mouvement dans les ténèbres silencieuses. Au fond, elle partageait la crainte de sa consœur : avait-elle définitivement vaincu le petit être de cire ? Et surtout, n’avait-elle pas alerté la présence de ses congénères avec le raffut que leur combat avait dû occasionner ? (Non…) Tout lui semblait calme, inerte… comme la roche que percutait un filet d’eau lointain, dont le goutte-à-goutte régulier lui parvenait distendu par le chemin à travers les méandres de la mine.

- Rien. Allons-y, conclut-elle à l’attention de l’humaine qu’elle devinait en train de tenter de se rassurer au moyen de son ouïe médiocre.
- Je ne vais pas me faire prier, lâcha précipitamment Hermance dans un souffle. Envoie le briquet et l’amadou… que je rallume la torche pour qu’on y voie.

Haple n’hésita que l’espace d’une seconde.

- Non. Plus tard. Je ne veux pas courir le risque de raviver la flamme du …
- Qu’est-ce que c’é… ?
- Peu importe ce que c’était, l’interrompit aussitôt l’elfe, ne voulant pas s’attarder sur les lieux. Suis le son de ma voix et rejoins-moi.

Haple commença à s’affairer. Se mettant à quatre pattes, elle explora à l’aveugle l’espace devant elle. Elle n’eut pas à tâtonner le sol froid longtemps avant de trouver le minerai convoité.

- Ici, appela l’elfe. Si tu marches droit devant toi, tu tomberas sur une paroi rocheuse. C’est la corniche.

Haple parlait lentement de manière à donner le temps à l’humaine de se repérer dans l’espace. Et doucement aussi car elle ne voulait pas risquer d’attirer l’attention d’un nouvel habitant de la mine…

- Une fois arrivée, poursuivit-elle tout en rassemblant en un tas approximatif les fragments de charbon qui lui tombaient sous la main, suis la paroi vers la droite.
- J’y suis, confirma un murmure de Hermance sur sa gauche.
- Bien viens, vers moi et fait attention où tu mets les pieds…

Un choc mou l’informa que son avertissement avait été trop tardif : l’humaine étouffa un cri de surprise et failli perdre l’équilibre à en juger par le brusque froissement de textile qu’entendit l’elfe, arrêtée dans son geste. Hermance avait dû buter dans son sac de voyage.

- Ça va ?
- Mmmh, confirma l’humaine, concentrée.
- Bien, amène-moi mon sac… à tes pieds… s’il te plaît.

L’humaine n’obtempéra qu’après deux minutes d’une immobilité lourde de silence. Haple n’aurait su dire si c’était pour se remettre de son émotion… ou bien si Hermance devenait revêche. Quoiqu’il en fût, elle lui déposa le sac à quelques pas au moment où Haple détermina qu’elle avait ramassée tout le charbon qui était tombé dans les environs.

- Merci. Je charge mon sac et on y va, commenta l’elfe pour motiver l’humaine autant que pour elle-même.

Sans attendre, elle défit les boucles métalliques qui retenaient son sac fermé, dégagea l’ouverture de la poche principale et y transféra les blocs et écailles de charbons récoltés plus tôt à la sueur de son front. Certains fragments étaient coupants comme des rasoirs et exigeaient d’être manipulés avec la plus grande prudence. D’autres, avait découvert l’elfe blanche avec une grimace de dégout, étaient recouverts d’une tiède et gluante masse cireuse... ils étaient de ceux qui avaient achevé son adversaire. Il lui vint alors une idée :

- Hermance ?
- … Oui … ?
- Est-ce que tu as de la place dans ton sac ?
- Oui. Il est encore vide.
- Bien, on va emporter cette cire aussi. Tu me donnes un coup de main ?
- Ça ne fait pas partie de la mission, Haple. Prends simplement le charbon et fichons le camp.

Haple sentit le rouge lui monter au visage. Elle fut reconnaissante pour l’obscurité ambiante qui dissimula son agacement silencieux jusqu’à ce que sa retenue elfique ne prenne le dessus et lui permette de répondre d’une voix posée :

- Donne-moi ton sac alors, s’il te plaît. Je m’en charge.
- Et tu vas le porter sur le chemin du retour aussi, maugréa l’humaine en passant un bras puis l’autre par les bretelles en cuir avant de le lui tendre.
- Non, répondit l’elfe avec un calme factuel, chacune portera le sien. Puis ce sera l’ânesse qui prendra le relai jusqu’au couvent.

(Et une fois là-bas, comme la cire du rucher doit faire défaut depuis que j’ai détruit la moitié des ruches, je tirerai un bon prix de ce cargo inespéré…)

Sans attendre que la cire ait complètement refroidi et ne se fige, Haple récolta le matériau mou et tiède comme une argile humide et chauffée au soleil, employant la tranche de ses mains pour découper en masses grossières le cadavre encore malléable de la créature de cire. En peu de temps, le sac de l’humaine était rempli et rendu à sa propriétaire. Il s’imprégnerait de gras et la cire s’accrocherait à ses parois mais Haple se préoccuperait de la manière de le nettoyer et d’en récupérer le contenu le moment venu. Maintenant, il fallait retourner au campement.

En se relevant, elle songea à récupérer son grappin. Elle envisagea comment s’y prendre : Il faudrait s’y mettre à deux pour tirer sur la corde et faire basculer la berline par-dessus la crête de la corniche et l’humaine n’aimerait pas ça. Elle-même ne voulait pas tenter le mauvais sort en attirant l’attention d’éventuelles créatures de cires sur leur présence par le raffut que le chute en contrebas du charriot métallique ne manquerait pas de provoquer. Mettant sur ses épaules son lourd fardeau, la mineuse d’un jour tourna donc le dos à la corniche en y abandonnant sa précieuse possession.

Sans un mot, les deux femmes s’étaient mises en mouvement. Etrangement, les ténèbres profondes dans lesquelles elles évoluaient les invitaient à percevoir leur entourage autrement… et pas seulement en exacerbant leurs autres sens : c’était aussi la perception qu’elles avaient d’elle-même et l’une de l’autre qui en étaient accentuées. Elles avançaient ainsi à l’écoute de leur propre corps et à l’affut des mouvements de l’autre, guettant le moment où l’une d’entre elle rencontrerait la paroi opposée de la salle d’extraction d’où partait le couloir par lequel elles étaient arrivées.

C’est Hermance qui y parvint la première. Étant donné sa plus grande taille, ses enjambées couvraient plus de distance et l’envergure de ses bras tendus aveuglément en avant lui conférait un avantage dans cette déambulation prospective.

- Par ici, souffla-t-elle à sa cadette.

Celle-ci avait déjà amorcé son changement de cap, avertie qu’elle avait été par son ouïe elfique de la rencontre entre les paumes de l’humaine et la paroi rocheuse. Si bien qu’elle l’avait vite rejointe et que, quelques secondes après, elles reprirent la route en longeant la paroi.


***



Elles n’eurent aucune difficulté à retrouver le couloir de sortie malgré l’obscurité. Un peu de patience, oui, mais la tâche avait été aisée : il leur avait suffit de suivre le mur jusqu’à ce que leurs mains se posent dans le vide. Elles s’étaient ensuite engagées sur le chemin qui les conduirait au camp et Hermance n’avait eu cesse de demander de rallumer la torche.

Lorsque Haple finit par céder, elles étaient à ce moment loin des lieux de l’affrontement et, à vrai dire, comme le lui avait fait remarquer l’humaine à bout de patience, elle voyait mal comment le corps profané du monstre de cire pouvait se remettre en mouvement dans l’état où elle l’avait laissé… (Mais n’empêche…) C’était elle qui avait bien failli y laisser sa peau, se conforta-t-elle en sentant la bretelle de son sac glisser contre le dos de sa main brulée alors qu’elle le mettait à terre, pas l’humaine… Et il était bien légitime qu’elle prenne ces précautions.

Ayant elle-même empaqueté ses affaires, Haple trouva rapidement son briquet et amadou et, alors qu’elle ouvrait le petit coffret pour en sortir une lamelle de combustible, Hermance se rapprocha avec la torche.

- Une seconde, lui demanda l’elfe.

Dans sa main gauche, elle tenait à présent la lamelle d’amadou contre un silex taillé et dans sa main droite l’autre pierre qui en tirerait des étincelles. Maladroitement à cause de la douleur dans sa main blessée, Haple effectua le geste fluide et sec qu’elle s’était entrainée à faire en préparation de cette mission. (Etincelle ! Echec…). Non, pas une fois mais trois… A la quatrième fois, la pierre d’attaque ripa sur l’autre, n’extirpant en lieu et place d’étincelle qu’un juron fleuri d’entre ses lèvres pincées de rage. Elle n’avait pas imaginé devoir faire fonctionner ce briquet dans le noir absolu avec une main brûlée et une compagne de voyage qui lui mettait la pression…

- Laisse-moi faire, Haple. J’ai l’habitude.

Certes, la collecteuse était plus expérimentée mais ce n’était pas comme ça que, elle, Haple, progresserait.

- Qu’est-ce que tu ferais différemment ? demanda à contre-cœur la novice.
- …gratte la lamelle d’amadou à contre sens de la fibre de manière à effilocher un peu la surface. Les étincelles s’y logeront plus facilement et les fibres à l’intérieur sont plus sèches.

La voix était neutre, résignée à son rôle d’accompagnatrice qui lui avait été assigné par la Révérende Mère et que Haple ne lui laissait pas oublier. Celle-ci écarta l’humaine de ses pensées et mit en application le conseil qu’elle avait reçu. De l’ongle, elle vint gratter la lamelle revêche et en décoller les fibres à son bout exposé. Il suffisait de le savoir – rien de compliqué, songea-t-elle d’un caractère aussi sombre que les alentours avant de retenter d’y mettre feu.

Et cette fois, l’étincelle prit ! Elle devint fumée qui monta à son nez, puis flammèche qui éblouit ses pupilles écarquillées avant d’atteindre, une fois délicatement transférée à la torche, sa forme ultime : lumière qui donna vie au décor de la mine. Brandissant le flambeau de sa main valide, elle découvrit qu’elles étaient presque parvenues à la bifurcation où elles s’étaient séparées auparavant. S’étalant sur les murs, Haple retrouva à quelque pas les ramifications de cette plante qui vivait mystérieusement dans l’obscurité moite de la mine. Interpellée par sa verte pâleur nimbée du rouge du flambeau, Haple s’en approcha et suivit du doigt ces filons d’olivine et de grenat végétal. La sensation était plus agréable que lorsqu’elle l’avait touchée à l’aller. (Apaisante…)

- Tu reconnais cette plante ? lui demanda Hermance.

Une plante d’altitude qui n’avait pas besoin de lumière et toujours fraiche au toucher… Cela lui rappelait quelque chose. Des heures d’études assommantes. Pas au Couvent… avant. Dans le bureau de son père. Avec le précepteur que ses parents avaient engagé pour compléter l’éducation générale dispensée à tous les enfants du village… Décidément, le nom de la plante ne lui revenait pas. Peut-être aurait-elle du faire plus attention aux leçons de l’érudit Hinïon. (Vieux crouton).

- C’est de la pyricie, répondit la collecteuse pour mettre fin au tourment de la novice. J’aurais pensé que tu la connaîtrais vu qu’elle a été découverte par une botaniste d’Anorfain. Ou plutôt, c’est son mode de nutrition « calorivore » que l’elfe a découverte…

(Calorivore…qui se nourrit de chaleur…) Haple poussa l’expérience et tourna sa main d’un geste prudent du poignet. De cette manière, le dos de sa main se retrouvait exposé à la plante. Et, au moment où elle l’appliqua sur le végétal, la douleur qui ne l’avait pas quittée depuis le combat avec l’être de cire s’évapora : La fraicheur des feuilles annulait la brulure de sa peau malmenée. (Ou plutôt elles s’en nourrissent… mangez donc mes braves petites)

- Tu t’y connais en plantes ? Ça fait partie de l’entraînement des Collecteuses ? poursuivit-elle sa pensée en songeant à la Sœur Rosemonde.
- Pas vraiment. Seulement certaines qui sont utiles. Celle-ci, c’est juste qu’elle est relativement courante – elle n’a pas d’usage particulier à ma connaissance.

Haple se permit d’en douter. La sensation de brulure était soulagée au contact de la plante et ça, c’était utile. Peut-être même que la brulure se résorberait avec le temps.

- Est-ce que tu saurais faire un bandage ?
- Pourquoi ?
- Pour ma main. Je me suis protégé le visage du jet de flamme tout à l’heure … résultat : le dos de ma main a pris un léger coup de chaud… un gros coup de chaud.
- Fais voir.

Haple lui tendit la main. La douleur revînt immédiatement, implacable.

- Hmm, c’est pas bien méchant mais ça doit être gênant oui. Cela dit je n’ai pas de quoi faire un pansement…
- Je pensais utiliser la pyricie. Son contact soulage la brulure.
- Ah oui, c’est pas bête. Ça fait sens.

Et sans plus de cérémonie, Hermance tailla dans sa chemise une bande de tissu au niveau de la taille qu’elle serra fort autour du poignet de l’adolescente.

- Ta chemise…
- Ne t’en fais pas. On sera bientôt rentrées au couvent ; c’est tout ce qui compte. Tiens la bande en place.

Haple obtempéra, laissant le soin à son aînée de cueillir une poignée de feuilles de pyricie.

- Mais c’est super froid ! T’es sûre que c’est ce que tu veux ?
- Oui, répondit fermement l’elfe blanche en notant mentalement que l’effet semblait dépendre de la situation et de la personne.

Alors l’humaine s’empressa de se débarrasser des feuilles au contact pour elle désagréable en les positionnant sur le dos de la main offerte par l’elfe.

- Voilà, conclut-elle avant de lui faire signe de la main, fais voir la bande maintenant. Et surtout tiens bien l’autre bout pour que le bandage ne se desserre pas au poignet.

Plus facile à dire qu’à faire : elle tenait encore la torche dans son autre main. Mais elle s’en accommodait et l’humaine faisait attention à ne pas trop tendre la bande de tissu alors qu’elle lui enveloppait la main pour maintenir les feuilles si divinement fraîches en position.

D’un claquement de langue, Hermance signifia avoir fini. Haple fit tourner le poignet délicatement pour tester le résultat. Aucun frottement, aucune tension. La liberté de ses articulations était préservée et la douleur avait disparu.

- Merci Hermance ! C’est parfait.
- Pas de quoi ; remercie-moi en te remettant en route si tu le veux bien.

Le retour au campement fut bref et sans encombre. Aidées par la lumière de la torche, elles pouvaient désormais allonger le pas, passant d’abord le puit d’eau puis remontant enfin la dernière pente.

Le chemin n’en était pas pour le moins éreintant. Lourdement chargées comme elles étaient, elles eurent rapidement chaud sous leurs vêtements de voyage. La transpiration commençait à irriter sa peau délicate de l’intérieur des bras, des cuisses et dans le creux des reins où frottait le bas du sac lesté de charbon. C’est donc avec un profond soulagement qu’elle accueillit le braiement de l’ânesse dont l’écho lui était parvenu alors que, tête baissée, épaules bloquées, elle gravissait les derniers cent mètres.

Enfin, la lumière du jour pointa au détour d’un tournant, blanche et constante, dominant celle du flambeau et la renvoyant à l’obscurité du monde auquel elle appartenait.

>>>Suite : 7/12
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Haple Mitrium
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:06

/!\ ce texte contient des scènes à caractère simultanément sexuel et violent pouvant choquer

Karma



L’air avait beau devenir plus léger en approchant de la bouche de la mine, la température augmentait au fur et à mesure qu’elles s’en rapprochaient. A en juger par la lumière crue qui peignait les environs extérieur de la grotte d’un blanc de chaux, elles devaient avoir passer environ cinq heures en bas. Son estomac le lui confirma lorsqu’elle parvint finalement au campement : l’heure du déjeuner arrivait.

Hermance posa son sac au sol, lourdement, presque avec ostentation, comme par reproche pour la novice qui lui avait imposé ce fardeau. Avec un profond soupir de soulagement, elle retira son chandail et s’essuya au passage un visage luisant de sueur…

- Bien l’bonjour, Mesdames.

Le visage de Hermance pivota brusquement, une fraction de seconde avant que Haple n’imite son geste et braque son regard vers le seuil de la grotte. Aveuglées par le contre-jour, ni l’une ni l’autre n’avait aperçu la silhouette de l’homme adossé à la paroi dans la pénombre relative du campement.

L’inconnu se dégagea du mur nonchalamment et sorti les mains de ses poches. Il n’en fallut pas plus pour l’humaine : elle mit un genou en terre et, dans le même geste, libéra son glaive des liens qui le retenaient sur le côté de son sac de voyage.

- Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? lança-t-elle, lapidaire, à l’attention de l’intrus.

La réaction de l’humaine réveilla l’esprit stupéfait de l’adolescente. Qui était-ce ? Elle répondit à la place de l’intéressé :

- M. Pulchinel…

Son murmure lui valut le regard surpris des deux adultes.

- Tu t’souviens d’moi ?

(Oui) Haple hésita à révéler ce qu’elle savait de l’homme… L’homme de main des Sœurs Nétone et Nacota. Leur « Berger » …

- Ça fait un bail. La dernière fois que j’t’ai vue, tu f’sais plus p’tiote.

Elle décida instinctivement que, pour l’instant, elle partagerait ce dont elle se souvenait d’avant son arrivée au couvent – pas ce qu’elle avait découvert entre temps. Sans le quitter des yeux, elle expliqua à sa compagne de voyage :

- M. Pulchinel est un travailleur saisonnier que j’ai rencontré alors que je voyageais en direction de Beauclair. On a fait un bout de chemin ensemble ; je me suis un peu entraînée avec lui.

Elle hésitait à ajouter que le personnage ne lui avait alors inspiré rien de bon à l’époque. Qu’une impression de malaise à son endroit l’avait habitée à chaque instant de ce voyage. Ce n’était pas la peine, jugea-t-elle : Hermance ne lui faisait clairement pas confiance et se tenait sur sa garde, son glaive maintenu fermement en main.

- Que voulez-vous ? répéta-t-elle.
- Com’ tout l’monde. Du travail, ma bonne dame, répondit-il, d’un air à la fois narquois et obséquieux.
- Nous n’avons pas de travail pour vous.

La voix était neutre ; le constat sans appel.

- C’est bien l’souci. J’dirai même plus : vous m’coutez des op-por-tu-ni-tés, voyez-vous...

Hermance fit jouer ses doigts sur le manche de son arme, nerveuse.

- J’m’explique : depuis qu’la p’tite est chez vous aut’ du couvent, j’n’ai plus d’travail. Une belle somme qu’j’ai touchée quand j’l’y ai conduite, j’dis pas… commenta-t-il en appréciant le poids d’une bourse à sa ceinture, mais d’puis : rien. « Merci pour vos services » qu’elles m’ont dit, p’is plus rien. Plus d’missions.

Haple écoutait avidement. Jusque-là rien de nouveau : elle savait déjà que Pulchinel avait joué un rôle dans son abduction par les Sœurs Nétone et Nacota. En revanche, elle ne savait rien de ces autres missions même si ça tombait sous le sens qu’elles l’avaient employé à différents desseins. Malheureusement, il ne s’étendit pas sur la chose :

- Alors, j’me suis dit : si la p’tite v’nait à disparait’, alors les beaux jours r’viendraient p’tet… ! C’est qu’une question d’temps d’toute façon, m’est avis…

(Rassurant…) Il l’avait dit d’un air entendu qui intrigua la concernée. Et froissa sa fierté aussi : elle n'était pas si fragile que ça...

- Mais j’me suis dit qu’on n’est jamais mieux servi qu’par soi-même… alors, j’suis v’nu donner un coup d’pouce au destin.

Son sang se glaça ; elle s’était à moitié attendue à quelque dans ce goût-là. Mais tout de même : ça faisait son effet d’entendre le ton dégagé et calculateur qu’il prenait en parlant de son meurtre.

- Ça se suit, alla-t-elle dans son sens d’une voix tendue avant de l’amener à considérer les conséquences d’un tel acte. Mais… vos commanditaires ne vous confieront probablement plus de travail si vous prenez ce genre de libertés.
- Haple, ça ne sert à rien… commenta Hermance en se relevant enfin.

L’humaine se campa sur ses jambes, légèrement de profil, la jambe gauche engagée en direction de Pulchinel. Elle connaissait déjà l’issue de la conversation.

- ‘coute donc la bel’ brune, petite, ricana le mercenaire en tirant une dague de sa ceinture.

A la vue de la lame, Haple réfléchit à toute vitesse. Il devrait se débarrasser des deux, autrement son rôle dans sa mort serait connu des Sœurs Nétone et ça … il ne le voulait surement pas. Ses fluides épuisés, elle ne pouvait pas faire grand-chose pour le neutraliser, encore moins pour le vaincre. Ne restait qu’une option : temporiser. (Une distraction … Hermance fera l'affaire) Et vite car il se dirigeait déjà vers elle!

Elle connaissait suffisamment le bonhomme pour savoir quelle posture adopter. (Une beauté enfantine.) Celle de la pauvrette sans défense qu’il avait connue il y a un an. Celle qui n’aurait pu lui résister. Celle dont il pourrait bien s’occuper une fois mise hors d’état de nuire son adversaire principale en la personne de Hermance. Alors, serrant les dents et les poings avec une résolution ostensiblement hésitante, Haple fit un pas en avant et deux en arrière, le regard passant fébrilement d’un adulte à l’autre, incarnation de l’impuissance du jeune âge.

Pulchinel suivit attentivement cette comédie, captivé dans un premier temps par l’idée qu’il serait facile de mettre un terme à la vie de l’encombrante adolescente, puis reporta fixement son attention sur l’humaine que le glaive rutilant, les muscles saillants et la posture belliqueuse désignait naturellement comme sa première cible. Sa posture de combat fonctionnait-elle ? Ou bien était-ce simplement l’analyse logique de la situation qui avait conduit le mercenaire à affronter la collecteuse en premier ? Quoiqu’il en fût, elle était libre de prendre d’autres dispositions sans que celui-ci ne l’attaque.

Du moins, elle estimait qu’elle le serait tant qu'elle maintiendrait cette illusion en la vivant profondément comme une réalité alternative : elle était réellement une adolescente, sans défense, qui plus est éprouvée par les évènements de la matinée. Sans ses fluides, elle n’était rien – comme animée par une volonté propre, sa main, tremblante, se saisit de sa gourde magique – sans ses fluides, l’issue du combat était certaine – d’un coup de pouce maladroit, elle ouvrit la gourde avant de la porter à ses lèvres pincées (... sans mes fluides…)

A l’instant où sa tête pencha en arrière et que le liquide s’élança dans la gourde inclinée, Haple formula son choix par la pensée (que mes fluides me reviennent et m’assistent dans cette épreuve !). Alors elle goûta pour la première fois à l’extase de la graine qui accueille la pluie du renouveau printanier ! Comme le sang qui reprend possession d’un membre engourdi, la potion magique roula-boula le long de sa gorge avant de dévaler en une conquérante avalanche de picotements délicieux, rayonnant de son plexus solaire à chacune de ses extrémités… Elle était entière à nouveau.

Haple ne rompit pas pour autant sa comédie de pauvrette sans défense. (Encore un peu). Juste pour juger la situation. Elle connaissait la compétence martiale de Hermance et lui laisserait volontiers la charge de se débarrasser du mercenaire : pas la peine de prendre des risques inutiles. N’était-ce pas la meilleure manière de survivre à un combat : faire preuve de jugement et l’éviter tout bonnement ?

Tandis qu’elle avait adopté cette posture désarmante et but sa potion, les deux adultes avaient engagé le combat. Pulchinel avait avancé sur Hermance. Sa consœur avait, contrairement à l’adolescente, fait front fièrement et courageusement. Elle avait même réussi à le blesser au bras d’un coup de tranchant – son bras d’arme, songea Haple en remarquant que l’humain manipulait désormais sa dague de l’autre main et avec maladresse.

Pour autant, Pulchinel ne semblait pas le moins du monde inquiété. Au contraire, l’adolescente remarqua qu’un sourire grandissait sur son visage sombre. Un sourire narquois, joueur et carnassier… Elle le reconnaissait : c’était la même expression que lorsque Hermance prenait plaisir à dominer de sa puissance la novice lors de leurs nombreux affrontements au couvent. Il y avait danger ; et en premier lieu pour l’humaine.

Comme en réponse à ce pressentiment, l’homme plongea de tout son corps sous la garde de la collecteuse, dague en l’air pour parer la riposte surprise de sa cible, et d’un mouvement circulaire de sa jambe droite, faucha Hermance sur ses appuis. Haple la vit s’effondrer sur le côté comme une poupée de chiffon, lâchant son arme pour tenter d’amortir sa chute. La surprise de voir ainsi cette jeune femme qui l’avait à la fois tant tourmentée et lui avait tant enseignée fut telle que la ménestrelle faillit quitter involontairement sa posture désarmante. Elle n’avait plus l’énergie de la maintenir bien longtemps toute façon ; ce contrôle de ses gestes, de ses expressions faciales… tout cela l’épuisait nerveusement. (Encore un dernier petit effort).

Aussitôt l’humaine désarmée et à terre, Pulchinel bondit sur elle et la cloua au sol de tout son poids pour l’empêcher de se ressaisir de son arme. (Le glaive !) Haple sut quoi faire de ce dernier moment de répit que sa posture désarmante lui avait gagné. D’un pas hésitant, tout en prenant soin de rester à distance, elle se rapprocha du duo qui semblait pris dans une étreinte amoureuse, muscles bandés par la confrontation de leurs volontés qui tentaient de s’imposer l’une à l’autre avec fougue. Le glaive était là, au sol, à quelque pas devant elle.

Pour ne pas dévoiler son intention, elle portait un regard apeuré vers la sortie de la caverne ; voilà ce qu’elle donnait à voir tandis que ses pas fuyant la menaient discrètement vers l’arme de l’humaine : une adolescente dépassée par les évènements qui cherchent à s’en…

- N’songe même pas à t’enfuir, l’avertit une voix gravement sinistre. J’s’rai à toi dans un instant.

Haple jeta un regard furtif du coin de l’œil. Pulchinel avait tiré profit de sa position en surplomb de l’humaine pour lui plaquer les bras en arrière, au-dessus de sa tête, là où malgré des efforts visiblement douloureux, elle ne pouvait plus les rabattre pour protéger son visage et son torse. Sa force en était tellement diminuée que l’homme la tenait en respect d’une seule main, qui plus est de son bras blessé, prenant ses deux poignets en tenaille tandis que la pointe de sa dague reposait, implacable et menaçante, sur sa jugulaire. Une question interrompit la marche hésitante de Haple : qu’attendait-il pour la mettre à mort ?

La réponse vint en trois mots soufflés doucereusement à l’oreille de l’humaine :

- Ne bouge pas.

Un instinct immémorial informa l’adolescente de ce qui devait suivre. L’homme décolla la pointe de sa dague, libérant une larme rouge qui décora d’une coulure carmin la blanche nuque de la religieuse. Avec un calme horrifiant, il fit glisser son arme sensuellement le long des courbes tracées dans ce marbre humain par une artère frémissante, une clavicule gracile pour finalement le libérer de son drapé superflu. D’un geste sec, il trancha ce qui restait de la chemise de l’humaine traçant sur ce buste haletant un éclair blanc qui courait de sa poitrine à son nombril… à défaut de libérer ses entrailles.

Une terreur paralysante se lisait dans yeux de Hermance. Les pupilles écarquillées, les lèvres tremblantes, les épaules ouvertes et la poitrine exposée, chaque parcelle de son corps vaincu anticipait la mortification de sa chair qui précéderait une mort salvatrice. Haple ne vit pas sa bouche faire le moindre effort pour appeler à l’aide, et pourtant, la supplique qu’elle lisait dans ses yeux criait haut et fort son ultime espoir : ("AIDE MOI !")

Exit la docile enfant ; Haple, la Simple, reprit brutalement et entièrement place en son corps. Elle n’aurait pas pu tenir sa posture plus longtemps de toute façon car cette dissociation de personnalité, cette tromperie lui coutait trop. A fortiori, dans l’instant présent où tout son être se révoltait contre cette prise de pouvoir de l’homme sur sa consœur. Exit aussi toutes les animosités à son égard et toutes les réticences individualistes : la jeune femme privée de sa liberté d’action la renvoyait à son propre combat avec le Destin. Il ne lui en fallut pas plus !

Haple bondit sur le glaive et le brandit dans le même élan, découpant furieusement l’air en une virgule vindicative de bas en haut dans une tentative plus prosaïque d’entailler le flanc du vile assaillant. Roulant sur le côté, celui-ci esquiva sans difficulté l’attaque maladroite et, se retournant aussitôt, fit face à l’adolescente la pointe de sa dague désormais pointée sur sa nouvelle cible :

- Com’ tu veux, ma belle. On commence par toi.

Son cœur tomba dans son ventre lorsque son esprit pressentit l’indicible ; Haple raffermit sa volonté en se focalisant sur le contact sec du cuir sur le manche du glaive avec sa main moite.

Du coin de l’œil, elle détecta une masse au sol s’agiter frénétiquement. Libérée de l’emprise du mercenaire, Hermance redressa ses genoux et se tortilla en arrière en toute hâte avant de se relever précipitamment. Déchevelée et la chemise déchirée glissant sur ses épaules, elle ne ressemblait plus à la farouche et belliqueuse combattante que la novice connaissait. Il lui faudrait du temps pour se ressaisir. Et Pulchinel le savait, songea-t-elle alors que l’homme s’avançait vers l’elfe, ignorant superbement la jeune femme en état de choc et dardant l’adolescente non seulement de sa dague mais aussi de l’ardeur de ses yeux et de son entre-jambe.

C’est alors qu’une vague de poussière les aveugla tous les trois ! Sa main libre couvrant ses yeux, Haple n’en ouvrit que plus grand ses oreilles : qu’était-ce donc ce bruit de battement d’ailes qui se répercutait contre les murs de la grotte en écho des battements de son cœur contre sa cage thoracique ? Avec appréhension mais pressée par l’urgence de la situation, l’elfe entrouvrit les yeux et chercha l’origine de cette interruption à travers le rideau noir de ses cils : en contre-jour, sur le seuil de la grotte, se détachant du canyon inondé de lumière à l’arrière-plan, un oiseau gigantesque rabattait ses ailes.

- Quel beau brin d’femme qu’voilà !... siffla avec engouement un Pulchinel empourpré par la chaleur de son émotion.

Ces mots suscitèrent l’incompréhension de l’elfe blanche. Comment pouvait-il voir dans cette créature monstrueuse une femme, et a fortiori, lui trouver une quelconque beauté ? Le visage de la nouvelle arrivante présentait certes des traits humanoïdes empreints d’une féminité sauvage mais... Comme pour entretenir cette apparence ambiguë et attiser l’excitation du mercenaire, la créature se cambra en réponse à son accueil emballé, accueillant la lumière du jour sur sa poitrine dénudée et déployant sa gorge velue pour en tirer un cri strident qui lacéra l’air pesant de la scène improbable aussi surement que ses griffes acérées ne le feraient de sa tendre chair comme du dos d’un amant.

- Harpie, lâcha d’une voix atone la jeune femme en recul.

Les bras ballants, ne cherchant même pas à couvrir sa nudité, l’humaine fixait de ses yeux un espace de vide devant elle, absente. Un fragment d’humanité devait cependant toujours vivre derrière le masque mortuaire de son visage car elle ajouta par souci pour la novice sous sa responsabilité :

- Ne t’en mêle pas. Tu ne risques rien.

Par quel miracle l’humaine espérait-elle que la harpie repartirait gentiment, Haple l’ignorait. Tout ce qu’elle pouvait constater, c’était que Pulchinel, lui du moins, ne comptait pas ignorer la créature. Loin de là, il s’en rapprochait, subjugué par la bestiale apparition, se léchant les lèvres fiévreusement et entrainant sa lame dans des moulinets enflammés, extension de sa conscience aiguisée par un désir hors de contrôle.

- J'vais t'dompter ! s’emporta-t-il.

La femme-oiseau semblait avoir compris la bravade machiste et y répondit en tournant la tête de guingois, un éclat malicieux dans ses yeux marrons, comme pour mieux inviter ce mâle présomptueux à tenter sa chance. A mesure que celui-ci avançait sur le nouvel objet de son désir abject, elle reculait, l’air de rien, jusqu’à le soleil de midi ne miroite sur l’acier de la dague du mercenaire. (Le fou). Avait-il donc perdu tout discernement ?! En sortant de l’espace exiguë de la grotte, il venait de pénétrer dans le domaine aérien de son adversaire. Là, elle avait l’avantage. Là, elle le tenait en son pouvoir !

Dans l’instant qui suivit, la créature projeta le bord de son aile droite dans un arc de cercle conquérant qui vint cueillir l’humain dans les côtes. Cependant, contrairement à Hermance plus tôt, le roublard ne se laissa pas tomber sans riposter. Les sens aiguisés par son appétit charnel, il réagit au quart-de-tour et accueillit le coup comme l’embardée fougueuse d’une amante, se pliant en deux sur l’aile et accompagnant son mouvement de manière à conserver un équilibre suffisant… pour mieux planter sa dague dans le dos de l’aile qui l’emportait.

La douleur, ou l’indignation, de la femme de proie fut telle qu’elle se dressa sur ses pattes arrière, déployant puissamment ses ailes en protestation et par la même projetant dans les airs un Pulchinel jubilant. Piquée au vif, elle ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits : avant qu’il ne puisse reprendre ses appuis, elle décolla d’un puissant coup d’aile et lui fondit dessus dans un déluge de plumes et de griffes une fois, deux fois, trois fois.

En contemplant la poupée de chiffon enfin retomber au sol, Haple prit la mesure de la redoutable adversaire que cette harpie représentait. Du moins… tant qu’elle est dans les airs. Car en effet, Pulchinel si impuissant qu’il avait été lors de cette dernière attaque avait tout de même réussi à la blesser auparavant lorsqu’elle était au sol.

Haple contempla avec un plaisir coupable les vestiges de l’homme. Ses vêtements étaient en charpie, découvrant de profondes entailles qui zébraient de rouge son poitrail poilu, ses bras tannés et ses cuisses bandées par la douleur… (Ou par l’effort ? Mais… qu’est-ce qu’… ?!).

Contre toute attente, le mercenaire se relevait, une main sur un genou tremblant et l’autre tenant toujours fermement sa dague, un sourire démentiel sur son visage tourné vers celle qui lui résistait si sauvagement. Soudain, un éclair dans les yeux vibrant d’excitation de l’humain annonça l’éclair d’acier qui, l’instant suivant, fendit l’air du canyon.

- NOON !!! hurla l’elfe blanche qui, de fait, avait pris le parti de l’horrifique vengeresse.

Celle-ci s’arc-bouta violemment lorsque la dague pénétra son abdomen velu. Cette fois, le mercenaire semblait avoir porter un vilain coup et l’adolescente craignait qu’il ne reprenne le dessus. Devait-elle intervenir ? Elle pourrait faire pencher la balance en faveur de la harpie si elle la soutenait par l’intermède de ses fluides telluriques : Terre et Air contre la perversion de l’humain et de son métal mortifère. C’était sous-estimer les ressources de la femme ailée…

Son cri de douleur se mua en haro indigné devant la transgression du bipède qui osait se rebeller contre sa supérieure naturelle. Faisant fi de l’écharde d’acier fichée dans ses muscles abdominaux, la harpie se jeta sur le mercenaire, le renversant brutalement sur le dos et l’enfourchant violemment dans un renversement ironique des genres : la femme sauvage chevauchait la bête humaine.

Pour sa plus grande incompréhension, l’adolescente observa l’homme répondre à cet assaut conquérant avec un mélange de douleur et d’extase. L’intensité de ses sensations contradictoires l’emportait dans une transe charnelle où ses membres ne lui appartenaient plus mais se mouvaient d’eux-mêmes, ses mains se refermant tantôt sur le manche de sa dague tantôt sur les hanches de son assaillante, la dardant par tous les moyens, de chair comme d’acier, au service d’une finalité qui confondait jouissance et violence.

Au cours de cette étreinte macabre, le feu de l’humain se noyait progressivement dans le sang des blessures béantes que la harpie continuait de lui infliger avec ses serres acérées au rythme de ses souples mouvement de bassin. Tant et si bien que lorsque, lasse de recevoir ces douloureux coups d’estoc et satisfaite par ailleurs par les autres assauts de l’humain, la femme-oiseau trancha en deux son membre, libérant ainsi la dague en son bout … alors, à ce moment, l’épave qu’était devenue Pulchinel – ou qu’il avait toujours été – expira par sa bouche, béance béate, la petite mort qui devait précéder la grande.

(Elle va l’achever.) L’imminence de la conclusion frappa la novice avec certitude. Elle réalisa alors malgré elle qu’elle ne pouvait s’y résoudre : il lui fallait questionner le mercenaire ! Autrement, comment apprendrait-elle en quoi consistaient ces « missions » sur lesquelles les Sœurs Nétone l’avaient envoyé… ? Elle fit un pas en avant.

- Haple… souffla sa voisine afin de lui intimer l’inaction.

>>> Suite : 08/12
Modifié en dernier par Haple Mitrium le mer. 26 juin 2024 21:22, modifié 10 fois.

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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:06

Qui sème le vent...



(Non). Elle ne regarderait pas passivement sa seule source d’information disparaître devant ses yeux. Sa main forte fondit sur son tambour de mendiant et avant que sa raison ne l’en dissuade elle en appela à toutes les particules de terre et de poussière dans lesquelles l’humain avait roulé de se solidariser entre elles et avec celui qui les avait abreuvées de son sang. La harpie, qui avait haussé ses griffes pour une ultime lacération de son partenaire coïtal, s’interrompit dans son geste, voyant avec furie se former une couche protectrice qui eût tôt fait de recouvrir des pieds à la tête l’homme agonisant entre ses cuisses suintantes.

Aussitôt, la créature flouée tourna son visage anthropomorphique vers la ménestrelle qui se sût devenue le nouvel objet de son courroux bestial. Haple étendit alors dans le même élan fluidique le bouclier de terre à elle-même. C’était le maximum qu’elle pouvait faire ; Hermance devrait rester hors du champ de bataille car elle ne pouvait la protéger elle aussi. Cela dit, la harpie ne semblait pas s’intéresser à l’humaine et Haple ne détecta aucun signe annonciateur d’une réponse hâtive et indiscriminée lorsque la femme-oiseau se releva et lui lança un glatissement de défi à son encontre.

Haple réfléchit à toute vitesse. La créature ailée avait accusé de nombreuses blessures lors ses ébats avec l’humain. Certes, aucune ne semblait l’incapaciter significativement car elles avaient été trop superficielles, infligées sans discernement par un homme aveuglé par l’émotion. Mais néanmoins, elle montrait encore plus de prudence qu’à son arrivée et attendrait que l’elfe ne s’expose plutôt que de tenter de la déloger de l’abri, tout relatif fut-il, que lui apportait l’espace exigüe de la grotte.

Haple ne voulait pas tomber dans le même piège que Pulchinel et aller à la rencontre de la harpie au grand air. Pour autant, elle devrait renoncer à l’avantage que lui conférait l’omniprésence de son élément : la protection magique qui préservait Pulchinel d’une fin sommaire ne durerait pas. Elle n’avait d’autre choix que de porter le combat à son adversaire. Une main sur le manche en cuir du glaive, l’autre sur celui en bois de son tambour de mendiant, elle s’élança en courant.

Elle n’avait pas nourri de grand espoir quant au résultat de son attaque aussi brave qu’inconsidérée. Elle remercia cette lucidité qui l’avait conduite à maintenir son bouclier de terre encore un peu lorsque la harpie l’accueillit d’un violent coup d’aile qui toucha sans blesser pour autant, amorti par la gangue minérale qui l’enveloppait encore. Son coup de glaive à elle, en revanche ne toucha même pas, se perdant dans le plumage de l’adversaire : elle regretta de ne s’être pas plus entraînée au maniement des armes blanches.

L’intelligence de son adversaire ne faisait aucun doute, songea la ménestrelle en voyant la femme-oiseau plier les genoux et prendre son envol. Elle avait déterminé que la protection magique de l’elfe ne pourrait être contrebalancée qu’en tirant parti de l’avantage que lui conférait son aptitude au vol. La voilà qui se hissait à hauteur d’arbre ! Haple avait déjà vu des rapaces fondre ainsi depuis les hauteurs sur leur proie. (C’est moi la proie…)

Etrangement, elle ne prit pas peur. Elle savait ce qui se préparait et qu’elle aurait pu se mettre à couvert. Qu’il suffisait d’abandonner à son sort – mérité – celui dont elle voulait tirer des réponses… mais elle n’en ferait rien. Implacable comme une plaque tectonique qui tient sa position face à la convergence d’une autre, la ménestrelle se campa sur ses jambes attendant le moment propice où leurs deux volontés se rencontreraient.

D’un côté, la vitesse de cette descente en piqué conférerait à l’attaque adverse une force d’impact considérable, annonçant de graves dégâts que même son bouclier ne saurait encaisser. D’un autre côté, elle empêcherait également la femme-oiseau de manœuvrer une parade in extremis si Haple parvenait à déclencher sa riposte au bon moment.

Alors, la ménestrelle décida, optimiste, de jouer le tout pour le tout : elle abaissa ses défenses magiques, réservant son énergie pour plus tard, et se mit à taper du pied une ligne de percussion entraînante qui lui donna le courage de faire abstraction de toute autre considération que le mouvement de son adversaire et la trajectoire de son glaive.

En réponse à la bravade rythmique de la percussionniste, la harpie, parvenue à hauteur suffisante, s’interrompit dans son ascension et après une seconde d’éternité, comme suspendue en apesanteur, elle plongea droit sur l’importune. Sans ciller, sa concentration entière et sa décision arrêtée, Haple l’observa arriver à toute vitesse, tête la première, obscurcissant le ciel de sa masse plumée malgré la forme longiligne de son corps sous ses ailes rabattues, et la téméraire adolescente déplia brutalement, comme un ressort sous tension, son bras terminé par la pointe du glaive, étincelant sous le soleil de midi.

La harpie ne chercha même pas à éviter. Ou bien peut-être n’en eut-elle pas le temps ? Quoi qu’il en fût le choc fut terrible ! Soufflant même le cri de guerre qu’avait poussé la ménestrelle dans l’instant qui précéda l’impact ! Aussi brutalement et aussi irrévocablement qu’il s’était dressé, son bras se plia et se replia sur lui-même, oubliant les limites naturelles que lui imposaient les angles de ses os, le périmètre de sa peau, et se transformant par transfert d’énergie en une forme sublimée d’entropie charnelle : Là où il y avait eu un bras, il y avait désormais une aberration anatomique aussi sûrement que si Vallel y avait mis tous son art. Lorsque sa voix lui revînt, Haple hurla son supplice aux arbres, au Fleuve Blanc, aux parois vertigineuses alentours qui la situaient dans un abysse de souffrance !

A sa sauvage satisfaction, Haple entendit l’écho d’un glatissement déchirant se mêler à propre son cri et, lorsque l’oiseau de malheur reprit son envol, elle devina à travers la maladresse de ses gestes le glaive planté jusqu’à la garde quelque part où, espérait-elle, il occasionnait des dégâts substantiels. Elle avait fait mouche ! Serrant les dents pour refouler les vagues de douleur qui manquaient de la submerger, elle affermit sa résolution : elle viendrait à bout de son adversaire si c’était la dernière chose qu’elle ferait.

Sans quitter des yeux la créature ailée qui reprenait de l’altitude, Haple mordit le manche de son tambour et saisit sa gourde de sa main valide. (Soin !) Le contenant magique n’avait pas besoin que la pensée soit précisée : la blessée appelait de tout son corps l’écoulement de la grande potion le long de son bras meurtri. Et, lorsque le liquide d’un rouge intense se répandit à sa surface se mêlant au sombre carmin de son sang, une fumée rosée s’en dégagea dans un bruit de sifflement que Haple accompagna d’un soupir de soulagement.

Lorsqu’elle examina le résultat du coin de l’œil, l’elfe blanche n’y remarqua guère plus d’anormal que quelques plaies mal refermées et des hématomes parsemant ici et là la pâleur d’albâtre habituelle de sa peau. Des broutilles qui pouvaient attendre que l’issue du combat soit réglée : un miracle ! s’emporta-t-elle, réénergisée pour le prochain round… Et celui-ci ne se fit pas attendre.

La harpie plongea de nouveau en piqué. Haple regretta amèrement d’avoir laissé le glaive fiché dans la chair de son adversaire – une erreur de débutante. L’instinct venant à son secours, elle concocta un plan alternatif dans le feu de l’action. Au moment où l’autre arriverait sur elle, l’agile ménestrelle se jetterait sur le côté de telle sorte que l’attaquante s’écraserait lourdement par terre. (Là !) C’était le moment : elle se lança en l’air… et ne retomba pas.

Par une pirouette experte, la femme-oiseau changea de cap avant l’impact et ses serres se refermèrent sur l’adolescente en plein saut. L’étau de griffes cruelles sur ses côtes menues étouffa le hoquet de surprise que l’elfe lâcha lorsqu’elle comprit l’échec de sa manœuvre.

Les bras contraints le long de son corps, elle ne pouvait qu’assister, impuissante, à l’ascension laborieuse dans laquelle sa geôlière l’entrainait. Chaque battement d’aile, puissant mais asymétrique et maladroit du fait du glaive toujours logé dans l’épaule de la harpie, les entrainait dans une embardée qui lui donnait le tournis. Lequel s’ajoutait à un vertige grandissant à mesure qu’elles s’élevaient dans les airs… !

Malgré les circonstances déroutantes, la géomancienne eut plus que jamais dans sa vie l’occasion d’apprécier la force de son lien aux fluides de Yuimen. La gravité de la terre en contrebas lui paraissait d’une matérialité si puissante qu’elle l’y attirait comme si un hameçon fiché dans son cœur l’y arrimait par un lien élastique, qui se tendait et se tendait encore un peu plus à chaque battement d’aile, annonçant par sa résistance croissante la chute inévitable à venir.

Lorsqu’elles eurent dépassé la cime des arbres… Lorsque, plus haut encore, Haple n’entendait plus les gémissements de Pulchinel et les appels de Hermance, noyés par le grondement continu du Fleuve Blanc… A ce moment, le silence de son adversaire lança le plus funeste des signaux. Elle était suffisamment haute et planait selon un cercle serré qui compensait l’appui sur l’air déséquilibré que son aile blessée occasionnait. Elle guettait le bon moment, le bon endroit : elle attendit d’avoir passé sous elles les arbres dont les branches auraient pu contrarier son plan avant que, de retour en surplomb de l’entrée de la mine, là où nul obstacle ne s’interposerait entre sa proie et la dure roche des pieds du Géant, elle ne conclut finalement ce tour de manège mortel et ouvrit grand ses griffes.

Happée par le vide, Haple réagit d’instinct sans même goûter à sa liberté retrouvée. (Bah, quelle liberté ?!) Elle n’était pas de ce monde venteux, intangible et fuyant. Elle était Roche de son cœur jusqu’au bout des doigts et embrassa sa nature minérale originelle : recroquevillée en position fœtale, la tête rentrée entre ses genoux et ses bras, adoptant la forme du caillou et avec l’inertie du galet projeté à toute vitesse, elle creva l’air comme un boulet de canon. Et ce bloc rocheux en forme d’elfe rejoint finalement la matrice dont il était issu : dans un choc sourd que l’autre avait voulu fatal…

Haple comprit dans sa réalité minérale qu’elle avait survécu l’attaque aérienne de son adversaire et se résolut à laisser recirculer le sang et raviver sa chair pétrifiée. Les appels discrets de sa consœur l’accueillirent aussitôt – « Haple… Haple… » – ainsi que ceux, plus faibles et erratiques de Pulchinel, adressés à quelque dieu ou une mère aimante, ce qui revenait au même.

L’adolescente ne répondit ni à l’une ni à l’autre. (Fais la morte). Elle avait besoin de temps pour réfléchir. Ses fluides se raréfiaient et elle ne pouvait se contenter de se défendre. Elle devait passer à l’attaque, reprendre le dessus mais elle ne pensait pas avoir plus en réserve que pour une dernière attaque magique. Son glaive inaccessible, il ne lui restait plus qu’une option si elle voulait économiser ses fluides : la dague du mercenaire. Sans pouvoir là voir car elle était tournée dans la mauvaise direction, Haple la savait toujours dans la main de l’homme, inanimée, gisant au sol et rappelant ironiquement l’usage malveillant qu’il avait fait de son membre lorsqu’il était encore attaché au reste de son corps…

- Pssst !... Pul’inel… Pul’inel ! lança-t-elle à travers ses dents toujours serrées sur le manche de son tambour, aussi faiblement qu’elle le put sans pour autant être inaudible du grand blessé. Envo’ez-‘oi la ‘ague !

Un instant de silence s’ensuivit. L’homme se tut ; la femme aussi. Réfléchissait-il à sa requête ? Choisirait-il d’exercer à travers elle sa vengeance sur le volatile qui l’avait abusé ? L’instant d’après, le tintement de l’acier contre la roche carillonna dans ses oreilles comme une réponse messianique. (Bingo !) Que ce soit Hermance ou l’autre qui lui était venu en aide, elle avait désormais le moyen de se battre. Et il était temps car la harpie redescendait examiner l’état de sa victime supposée et, songea Haple, probablement se nourrir.

Gardant son froid, Haple laissa s’écraser sur son visage fermé les vagues successives d’air qui annonçaient l’atterrissage de la femme-oiseau. Puis, dans un claquement sec de ses griffes sur la roche, elle se posa devant son déjeuner elfique. L’adolescente devinait son visage affamé à travers ses paupières closes par ses autres sens aux aguets. D’abord, il y eût un roucoulement interrogateur. Puis, un nouveau raclement de griffe curieux. Enfin une odeur de charogne et son souffle chaud et brusque, si proche qu’il était encore moite …

Haple ouvrit brusquement les yeux pour découvrir juste à temps le cou tendu du prédateur qui portait une gueule couverte d’une myriade de crocs minuscules mais redoutables !

(MAINTENANT !)

Dans une même roulade latérale, elle se retourna d’un demi-tour pour se saisir de la dague et continuant son geste trancha l’air d’un arc de cercle sans appel. Dame Harpie fut prise de court ; la lame lui dessina un collier de rubis de part et d’autre du cou ! Prise de panique, celle-ci n’apporta pas de représailles cohérentes à l’attaque surprise de l’elfe mais l’écrasa néanmoins douloureusement lorsqu’elle prit appui pour se propulser dans les airs, hors de portée.

Haple enragea. Le sang avait giclé, chaud et fort, sur son visage et ornait son arme comme preuve de sa réussite et pourtant… la victoire lui échappait. Son adversaire reprenait de l’altitude et ne commettrait plus la même erreur. Son prochain plongeon serait son dernier. (Son dernier…) commenta pour elle-même la ménestrelle, combative. Aussitôt elle remplaça dans sa main la dague par son tambour de mendiant.

- Alors comme ça tu voulais me faire craquer comme une noix ! cria-t-elle à son adversaire qui atteignait une altitude critique. On peut être deux à ce jeu-là.

Et Haple lui renvoya la pareille d’un claquement de bille sur la peau tendue de son instrument. Aussitôt, ses ailes et ses pattes griffues s’embourbèrent dans une épaisse couche de boue qui petit à petit l’enfermait dans une camisole magique jusqu’à ce que… elle tombe comme une pierre à une vitesse vertigineuse. Haple réalisa alors qu’elle avait commis une erreur de calcul dans sa précipitation : elle en prit conscience du fait de l’ombre grandissante qui l’entourait et prédisait le point d’impact à l’endroit même d’où elle regardait avec satisfaction le piaf filer droit vers sa mort.

Avec toute la concentration dont elle était encore capable, Haple se fendit d’un pas chassé pour s’écarter, changea à nouveau d’arme et attendit les nerfs à vif l’instant de l’impact. Et dans la seconde qui le précéda, elle relâcha l’emprise du fluide tellurique sur la femme-oiseau qui, débarrassée de cette couche entravante mais aussi protectrice, ressentit le plein effet de l’impact qu’elle avait réservé à une adolescente elfe sans défense.

Sans défense ? (Plus maintenant). Haple se jeta avec sa rage et sa dague sur le corps désarticulé de son adversaire et acheva de l’égorger en prenant soin, cette fois, de sectionner profondément les jugulaires. La harpie ne réagit même pas ; seul le délestage automatique de la surpression veineuse récompensa cet exploit guerrier.

>>> Suite : 9/12
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:07

Six pieds sous terre... Six formes de terre



Les yeux clos, Haple ouvrait son cœur au monde naturel qui l’entourait. Elle reprenait progressivement ses esprits, l’adrénaline et les pulsions meurtrières emportées par le tumulte intemporel du Fleuve Blanc. Le soleil de midi lui chauffait la peau, où des écailles de sang coagulé tiraient sur ses poils de duvet comme le sol asséché sur les racines des arbres environnant. Sa vie ne serait-elle pas plus simple si elle pouvait rester dans cet instant ?

La ménestrelle, éprouvée par une matinée de combats et lasse à l’idée des épreuves qui l’attendaient encore, se résigna et ouvrit les yeux… La lumière l’aveugla. Elle avait été dans le noir trop longtemps… à plus d’un titre. Haple tourna ses pupilles d’ébène vers le corps mutilé de Pulchinel gisant au sol.

Rejetant la douleur dans son bras gauche, elle rejoignit l’homme qui avait voulu attenter à sa vie. C’était elle, désormais, qui tenait la sienne entre ses mains. Du moins le croyait-il, à en juger par ses yeux égarés qui lorgnaient fébrilement sur la gourde magique accrochée sous l’aisselle de l’elfe. Dans l’état où il se trouvait, Haple n’imaginait pas que la maigre potion de soin qui lui restait serait d’un grand secours à l’humain. Il était mourant. Il ne restait plus qu’une chose à faire.

La novice du Saint Livre s’agenouilla aux côtés du grand-blessé et se pencha sur son oreille. Ce ne fut pas une parole de bénédiction, dernière miséricorde accordée à un pécheur à l’article de la mort, qui franchit ses lèvres, mais une question, à voix basse et tendue :

- Pulchinel, quelles étaient ces missions ? Ces autres missions que les Sœurs vous confiaient ?
- J’ai mal… Mon bras…
- Je sais, je sais. Ce sera bientôt fini. Mais j’ai besoin de savoir… Ces missions…
- Donne-moi d’la potion… p’tite… s’te-plait, croassa l’homme d’une voix brisée.
- Bientôt… Mais d’abord il me faut des réponses, répéta Haple, intraitable, rejetant la supplique du mercenaire.
- …missions… ? Des enfants… un peu partout… sur les quat’ continents… j’ai voyagé à leur recherche…
- Pourquoi ?
- Pour les leur amener…
- Pourquoi ?
- L’argent !...

Le mercenaire rigola ; il en paya le prix d’une quinte de toux sanguinolente. De sa main libre, Haple caressa le front de l’humain pour le calmer. Sa répugnance était grande à l’idée de toucher cet ignoble individu mais sa détermination d’obtenir la totale coopération du laquais des Sœurs Nacota et Nétone était plus grande encore. Déjà, les réponses apportées confirmaient les soupçons qu’elle nourrissait depuis qu’elle avait surpris les deux intrigantes en pleine conversation secrète au Couvent. Elle laissa son regard insistant ramener la vraie question à l’esprit du mourant, celle qui concernait les motivations de ses commanditaires :

- J’sais pas… Pas grand-chose…
- Dites toujours.
- Une histoire d’prophétie… des élus, ces mioches ? Peuh…

Elle n’avait donc pas été la seule que les religieuses avaient identifiée comme « élue » …

- Que sont-ils devenus ? demanda machinalement la ménestrelle, redoutant la réponse, mais souhaitant en avoir le cœur net.
- Morts. Tous… Brulés, écrasés, gelés, foudroyés… Et ensuite… un aut’ morveux contre une aut’ bourse bien remplie…

Ce qui n’avait jusqu’alors été que des spéculations était aujourd’hui vérifié. Les Sœurs Nacota et Nétone lui avait menti : c’étaient-elles qui étaient responsables de la disparition de tous ses enfants et de leurs « accidents » extraordinaires. Et pas seulement à travers les Duchés apparemment. Tout ça au service d’une prophétie dont l’homme de main ne savait rien, ni ne se souciait. Au fond, elle partageait son sentiment : peu importe leurs motivations, seul le résultat comptait. Elles s’étaient rendues coupables de l’impensable et elles le payeraient.

- Voilà… tu sais tout, p’tite. Si tu m’soignes, j’r’acont’rai tout à qui tu veux…

Haple savait bien ce qu’il en était ; elle se laissa tomber doucement sur le flanc. Comment faire ? Elle ne s’était jamais retrouvée dans cette situation et elle improvisa au mieux.

- Je vais vous aider à vous redresser pour boire sans vous étouffer, annonça-t-elle d’une voix monocore en plaçant sa gourde magique dans la main tremblante de reconnaissance de l'humain.

Joignant le geste à la parole, elle passa une main sous sa nuque et lui souleva la tête jusqu’à ce qu’elle puisse coincer son coude en appui sur le sol et stabiliser ainsi l’humain selon un angle qui lui permettait de porter le regard devant lui. La forêt devait se refléter dans ses yeux ; dans ceux de l’elfe, le trait gris-acier de la dague … Elle le pénétra par surprise d’un coup sec sous la base du crâne ! Elle avait bien fait d’observer le porcher du village dans sa sale besogne …

Pulchinel ne s’agita qu’une fois ; un seul spasme, et ses membres retombèrent, flaccides… sa tête, tombée en arrière. Haple récupéra sa gourde, inutilisée, et plongea dans les yeux révulsés de l’homme pour y interroger les vestiges de son âme : au vu de ses nombreux péchés, avait-il mérité de gouter à la douceur de l’espoir, à défaut de la potion salvatrice ?

En tout cas, elle se sentait salie. De cette responsabilité. De ces secrets. De cette bassesse humaine qu’elle tenait entre ses mains…

Haple se leva. Se détournant du corps inanimé devant elle, elle pivota vers celui tout aussi inanimé et silencieux dans son dos. (Hermance) L’humaine avait regardé la scène sans tourner les yeux et son regard figé n’exprimait rien : ni condamnation, ni soulagement.

- Viens, allons au fleuve nous laver, proposa simplement l’adolescente à son ainée.


***



Haple avait accueilli avec gratitude la morsure léthargisante de l’eau glacée. Sa brûlure à la main en avait été d’autant plus apaisée et les quelques saignements de son bras s’étaient réduits sous l’effet de la vasoconstriction. Mais surtout, son esprit, engourdi par le froid, lui avait enfin laissé un moment de répit. Exit la souvenir du sang chaud qui l'éclabousse, la satisfaction coupable de rendre la monnaie de sa pièce à l'agresseur de sa consoeur... Exit le choc de cette introduction violente aux perversions des adultes et le bouleversement de son corps qui l'y exposait à son grand dam... Exit tout ces changements : Elle les rejetait dans le cours du Fleuve Blanc, du fleuve Temps.

Elle avait observé l’humaine se remettre progressivement de son état de choc. Dans un premier temps, elle avait dû lui donner le bras pour la conduire jusqu’au cours d’eau, lui indiquant d’enjamber telle racine protubérante et d’éviter telle branche basse… Puis, une fois dévêtue et pliant les genoux dans l’eau comme un jour de baptême, la bénédiction de Yuia l’avait elle aussi gagnée : oublié, l’espace d’un instant, le sentiment d’impuissance, d’impossession de soi… oublié le Soi.

Haple était sortie plus vite que l’humaine. Elle avait fait le tour de ses blessures et salissures. Elle avait examiné aussi, avec curiosité et satisfaction, la protection de sphagne qu’elle avait placée entre ses jambes pour absorber le sang menstruel (Pas si compliqué finalement …). Elle avait pris son temps en somme, appréciant la simple charnalité de son être et savourant la pure sensorialité de son corps. Mais Hermance était restée dans l’eau encore plus longtemps…

En observant l’eau ruisseler sur la peau rougie de l’humaine, les bras fermement serrés contre sa poitrine réprimant des frissons ou des sanglots, Haple ne pouvait s’empêcher de ressentir une gêne indistincte. Elle avait bien saisi ce qui s’était joué là-haut, dans la grotte. Ce qui avait failli arriver… Mais précisément, Pulchinel n’avait pas eu le temps d’assouvir son désir lubrique. Hermance n’avait pas réellement souffert cette humiliation. L’adolescente qu’elle était croyait comprendre et pressentait en même temps que l’essentiel de ce qui se jouait dans les rapports charnels entre homme et femme lui échappait. Un contact physique doublé de quelque chose d’ineffable, qui pouvait être sublime aussi bien que monstrueux, peut-être...

En tout cas, elle se promit de bien se garder de ce genre d’affaires du cœur et du corps. Ce dernier avait beau l’y préparer à son insu, elle avait d’autres priorités et ne se laisserait pas plus dicter sa conduite par sa biologie que par les Sœurs du Couvent. D’autant plus que ces dernières devraient maintenant bien lui concéder qu’elle avait fait ses preuves et qu’elle était digne de rejoindre le rang des Collecteuses. Et de là… Mais elle ne voulait pas y réfléchir pour l’instant. Le chemin du retour lui laisserait amplement le temps de planifier la suite.

- Hermance, sort donc avant d’attraper la mort ! cria Haple pour couvrir le bruit du fleuve.

L’humaine sursauta. Un regard en arrière lui rappela la présence de la novice sous sa garde…

- Viens, remontons nous faire sécher au soleil !
- Vas-y. Je te rejoins, lui répondit-elle d’une voix atone, indifférente à ce que l’elfe l’entende à travers le vacarme ambiant.

Haple comprit le sens et ne se fit pas prier. L’humaine la mettait mal à l’aise et elle souhaitait s’en isoler. Se recentrer sur elle. Chaque pas qui l’en éloignait la soulageait du fardeau qu’elle avait, par empathie, endossé. Et elle réalisa ceci alors qu’elle remontait la pente arborée : pas plus que les arbres n’ont à porter le ciel parce qu’ils se trouvent en dessous, elle n’avait à se préoccuper de l’humaine parce qu’elles voyageaient ensemble. Oui, elle lui avait porté secours, une fois… elle rejetait néanmoins la responsabilité de son bien-être de chaque instant. Après tout, Hermance l’avait tourmentée à mainte reprise auparavant et avait cherché à la dominer d’une manière qui n’était pas si différente du sort qu’elle avait subi dans la grotte. (Mais elle m’a épaulé pendant le voyage… et avec mes règles… et elle m’a pansé la main…). Les relations entre femmes ne pouvaient-elles être simples ?

Lorsqu’elle parvint finalement à l’entrée de la mine, Haple fit halte, arrêtée dans le cours de ses pensées par un rappel à un sujet autrement plus important et urgent. Sentinelle lugubre, le cadavre de Pulchinel gardait les abords de la grotte, aussi inoffensif que les enfants qu’il avait conduits à leur mort, image-miroir des méfaits inculpables aux sordides Sœurs Nétone et Nacota. Voilà des femmes qu’elle pouvait facilement ranger dans la catégorie des « méchantes ».

S’approchant de leur sbire défait, Haple chercha à déterminer que faire de lui. D’après ce qu’il avait raconté, il les avait suivies de son propre chef. Personne n’attendait donc son retour. De plus, ses commanditaires l’avaient congédié pour de bon, lui versant sa dernière solde… Haple posa des yeux calculateurs sur la bourse attachée à la ceinture du mort (...il n’en aurait plus besoin…). En empochant le salaire des crimes du mercenaire, elle se dit avec satisfaction qu’il était seyant que l’argent des Sœurs seraient investi pour les combattre.

Maintenant, il s’agissait de ne pas laisser de traces et de s’assurer du silence de Hermance. Chaque chose en son temps : d’abord, le faire disparaître. Haple enjamba le cadavre et alla chercher la pioche que lui avait remise la Sœur Intendante. De retour, elle se mit à l’ouvrage : y appliquant toute ses forces, elle attaqua la surface du sol devant ses pieds et… en fut pour son grade ! Une vive douleur se répercuta à travers la pioche de la terre qui protestait contre cet assaut vers sa main brulée et son bras mal en point. Ce n’était pas par la force qu’elle parviendrait à ses fins.

Alors, elle agit d’instinct. Se mettant à genoux, comme une religieuse à la prière, elle ferma les yeux et joignit les mains avant de les apposer au sol de part et d’autre de la tête du mercenaire. Grains de terre contre grain de peau : elle se connecta à la matrice humique dont naissait la vie et à laquelle elle souhaitait renvoyer l’homme trépassé.

Petit à petit, avec un sentiment fraternel empreint de respect, elle incitait le sol à s’ouvrir. Soudain, comme les lèvres avides d’un nourrisson à l’approche du sein maternel, la réponse de Yuimen se fit savoir. Sentant un fourmillement sous ses mains, la géomancienne ouvrit les yeux et observa sa magie opérer et le corps sombrer dans la terre. Celle-ci se réagençait, doucement mais surement, autour du corps pour former une fosse qui le contiendrait tout entier…

Lorsque la profondeur fut suffisante, Haple relâcha son emprise avec une pensée de gratitude pour la terre qui avait bien voulu accepter en son sein cette vile créature. Après s’être relevée, elle n’oublia pas d’y pousser du pied, le cœur au bord des lèvres, le bras que la harpie avait séparé de son propriétaire. Et enfin, à l’aide de la pioche, elle repoussa tant bien que mal dans la fosse les monticules meubles qui s’étaient formés sur ses côtés.

Une fois la tombe anonyme refermée, Haple soupira et s’assit. Seule avec Hermance dans la nature sauvage des Pieds du Géant, elle ne s’était même pas donné la peine de se rhabiller, laissant ses vêtements sécher sur un rocher à proximité. Nue comme un ver, accueillant le soleil de Yuimen sur sa peau fraîche, libérée de toute pensée futile. Albâtre contre granit, le contraste entre la tendre chair de l’elfe blanche méditant et la rugosité de la roche impassible aurait saisi le voyageur qui aurait débarqué sur cette scène où se joignaient sensualité et spiritualité… s’il n’y avait pas eu que de timides passereaux pour l’observer du haut de leurs perchoirs ligneux.

Haple inspira profondément l’air de la montagne. Le fleuve, dans son emportement furieux, charriait rocs cristallins comme boues ferrugineuses dans son lit et libérait une écume qui chargeait l’air d’une odeur minérale. La géomancienne en souri : l’air lui-même était ici chargé de son fluide opposé… Les lieux lui apparaissaient comme un temple naturel du tellurisme. Derrière elle, massive et sourde, la roche en était la manifestation la plus imposante ; devant elle, la terre, meuble et bruissant de vie, sa déclinaison la plus fertile.

Haple laissa son esprit s’étendre dans toutes les directions. Plus loin, le limon ou le charbon présentaient encore de nouvelles facettes de cette matière qui lui était si familière et qui lui parlait d’eau et de feu. En ménestrelle qu’elle était, Haple s’imaginait sur une scène de théâtre : assise sur le seuil de la grotte, elle n’était pourtant pas en représentation mais en osmose avec l’instant et la magie des lieux. Mais où se trouvait le reste de la troupe ? Était-elle la seule représentante du fluide tellurique, avec son squelette calcique et le fer de son sang ? La ménestrelle étendit sa conscience à leur recherche. (Là !) Une feuille morte tombait, annonçant les prémices de l’automne et la formation de la litière humique. (Salut, toi !) Un escargot dormait paisiblement à l’abri de sa coquille de silice à l’ombre d’une herbe haute.

Elle accueillit ces sensations avec curiosité : sa compréhension du fluide tellurique augmentait à mesure qu’elle se connectait avec sa diversité. Elle n’était elle-même qu’un maillon de la grande chaine terrestre qui unissait par la matière et les ondes ces choses inertes et ces êtres vivants, réceptacles transitoires d’une minéralité en constante transformation. Elle embrassait cette connexion avec une ivresse grandissante ! Elle y risquait son intégrité, elle le savait, mais elle tendait les bras avec optimisme à ces énergies faites chair ou pierre et les attirait à elle dans une étreinte fraternelle. (A moi, en moi !)

- Qu’est-ce que tu fais… ?

Ses bras retombèrent lourdement. Haple ouvrit les yeux, déboussolée. Ses paupières se relevèrent difficilement, sa tête pivota avec raideur et ses lèvres s’ouvrirent à contre-cœur… sa voix remontant des profondeurs de sa cage thoracique, rocailleuse :

- Her…mance ? commenta-t-elle bêtement. Tu es remontée ?

Non seulement elle était revenue du fleuve mais elle avait déjà allumé un feu et renfilé ses vêtements, lesquels avaient séché. Combien de temps s’était écoulé ? Haple se redressa. Elle était sclérosée des orteils jusqu’aux paupières. Comme si ses articulations s’étaient fossilisées et sa peau recouverte d’une pellicule minérale…

Quoiqu’il en fût, elle se sentait bien. Mieux que jamais. Reposée. (Augmentée même…) Elle avait le sentiment d’avoir gagné en envergure ; son ventre le lui confirma : il fallait maintenant remplir ce grand vide qu’était son estomac !

>>>Suite : 10/12
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » mer. 12 juin 2024 16:07

L'aile et la cuisse



Après s’être rhabillée, la novice vint prêter main forte à Hermance. La jeune femme avait commencé à se ressaisir mais restait néanmoins plus silencieuse et distraite que d’ordinaire. Haple prit donc l’initiative de préparer le repas. Il leur restait encore des vivres pour une journée mais cela ne suffirait pas… En effet, les affrontements de la journée avaient retardé leur départ et, à en juger par l’angle des ombres, autant le repousser encore au lendemain. De cette manière, elles pourraient se reposer avant de reprendre la route, ce que toute deux méritaient pleinement. Mais pour cela il aurait fallu qu’elles rationnent leur vivres… et cela elle ne le souhaitait pas !

L’Hinïonne commanda donc à la Collecteuse d’assembler des branches mortes pour former deux trépieds. Comme elle s’y attendait, l’humaine, dans son état, ne posa pas de question et obtempéra sans rechigner. Dans le même temps, Haple récupéra le glaive qui trainait toujours à l’entrée de la grotte, là où elle l’avait laissé tomber lors de l’attaque qui lui avait infligé une blessure grave au bras, et se dirigea vers la harpie. Une volaille à la broche … voilà qui les requinquerait !

Une fois oubliée son apparence trompeusement humaine, Haple n’eut pas de mal à se concentrer sur sa tâche. Dans un premier temps, elle s’affaira à débiter les pattes arrière, qui seraient plus pratiques à embrocher ensuite que les ailes, plus difficiles à plumer, ou le torse, trop grand. (Et plein de viscères…beuh…).

Dans son enfance, elle n’avait jamais eu à s’occuper de ce genre de besogne, ni même à assister un père ou une voisine dans cette nécessaire corvée de boucherie. Non, en fille de notable qu’elle était, la nourriture lui avait toujours été servie directement dans son assiette sans qu’elle n’ait à se demander comment elle avait été préparée. Elle improvisa donc.

Du tranchant de la lame, elle pratiqua une première incise au niveau de l’aine. Puis, dirigeant le poids de son corps sur la pointe du glaive, elle pénétra brusquement par l’entaille jusqu’à rencontrer l’os du bassin. Le choc se répercuta dans sa main et faillit lui soulever le cœur…

Il lui fallut ensuite changer sa prise sur le manche pour scier la chair. Ne pouvant détourner la vue au risque de rajouter un de ses doigts à la grillade du soir, Haple s’efforçait du moins de ne pas songer que ces filaments de chair qui s’étiraient et se déchiraient comme une guimauve fraise-vanille, camaïeu élastique de rouges rosacés et de blancs crémeux, avaient plus tôt dans la journée été mis en mouvement par la volonté de la Dame-Oiseau. C’était son repas du soir ; le reste ne devait pas entrer en compte.

Au prix de nombreux moments de frustration à tirer de part et d’autre sur le jambon de volaille jusqu’à ce que les cartilages craquent et - misère ! - révèlent de nouveaux ligaments à libérer de leur tension, Haple finit par venir à bout de son œuvre de boucherie. Fière de sa réussite laborieuse, elle s’essuya machinalement sur le front une main crispée par l'effort soutenu… La voilà qui était désormais peinturlurée de rouge comme une guerrière Garzoke ! (Idiote) Il lui faudrait refaire un brin de toilette…

Une fois la chose faite pour une patte, l’entreprise fut plus aisée pour la seconde. Ce fut le plumage des cuisses qui finalement lui occasionna le plus de difficulté. Une à une, elle tirait sur les plumes, certaines petites, tout juste du duvet, d’autres moins, jusqu’à ce que la peau accepte de mauvaise grâce de s’en séparer. Il y avait quelque chose qu’elle devait mal faire : ça n’aurait pas dû être aussi dur. Une manière d’attendrir la peau peut-être… Ou bien avait-elle trop attendu et la carcasse était-elle devenue trop rigide ? Qu’importe : avec persévérance, elle parvint à rendre présentables les deux cuissots.

Alors qu’elle s’apprêtait à rapporter son butin protéiné au campement, Haple se prit à contempler les ailes de la harpie. Non pas qu’elle pensait avoir besoin de plus de viande ; elles en auraient assez pour ce soir et les restes seraient amplement suffisant pour le voyage du lendemain. Mais leurs plumes, plus longues et majestueuses que partout ailleurs sur le corps sans vie de son adversaire vaincue, retinrent son attention.

Ce n’était pas tant leur valeur esthétique qui l’interpellait. Elles étaient brunes, grises, noires… modestes en tout point. C’étaient leur envergure et leur apparente robustesse. Haple se rapprocha et en souleva une pour inspecter le rachis à sa base. (Bingo !) Robuste et rutilant, l’axe structurant de la plume prenait la lumière comme une aiguille de nacre. Un pareil spécimen serait grandement prisé des Sœurs calligraphes. Avec une avidité contenue, l’elfe dépouilla consciencieusement les ailes et la queue de leur plus belles plumes, en rassemblant une vingtaine dans sa main. Elle était satisfaite d’elle-même…

Une fois ses prises de guerre ramenées au campement, les plumes dans le sac et les cuisses de harpie à ses pieds, Haple se planta devant le feu, les mains sur ses hanches à se demander comment faire griller la viande. A ses côtés, Hermance se demandait peut-être la même chose mais n’en disait rien. Elle l’observait, en attente…

Elle pouvait toujours tailler un épieu en bois avec le glaive et l’utiliser pour embrocher une cuisse… (Non) Le bois finirait par prendre feu. Il lui fallait une grille ou une broche en métal. Que n’avait-elle pas emmené du matériel de grillade ! Haple se prit à rigoler. Le rire la détendit. Et stimula sa créativité : elle était géomancienne ou pas ?!

Prise d’inspiration, Haple se dirigea d’un pas léger vers la tombe de Pulchinel et récupéra la pioche qu’elle y avait laissé. Elle fera l’affaire, songea-t-elle en les ramenant au bord du feu. Pas en l’état, cependant. Le manche était trop court et la tête de pioche trop épaisse ; à elle de modeler cette dernière pour l’affiner dans la longueur.

Se concentrant pour se connecter au fluide qui en unissait les particules métalliques, Haple posa ses mains dessus, en polissant progressivement la surface rêche par ses caresses amicales, et emportant à chaque geste, feuille après feuille, écaille après écaille, les fragments qui l’alourdissaient pour lui donner une nouvelle forme élancée.

Il y avait quelque chose d’elfique dans cette nouvelle silhouette épurée. C’était cette patte Hinïonne qui attirait la jalousie de ses consœurs artisanes … Ne lui restait plus qu’à tailler en pointe du bout des doigts l’extrémité de la tige métallique. (Voilà !) Le travail était fait.

Satisfaite du résultat, et affamée par le labeur que tous ses préparatifs avaient nécessité, Haple embrocha sans attendre la première cuisse et la positionna au-dessus du feu en équilibre sur les trépieds que Hermance avait confectionnés et disposés de part et d’autre du foyer.

- , dit-elle pour elle-même avant de s’asseoir et de tirer un sac à elle.

Elle y trouva le reste du pain de voyage, quelques tubercules qui commençaient à flétrir et des fruits secs qui concluraient le repas sur une note sucrée.

- Tiens Hermance, une carotte et du pain en attendant que ça cuise ? offrit-elle à l’humaine, plongée dans ses pensées, le regard inexpressif, aveugle au charme envoûtant des flammes dansantes.

Hermance accepta l’encas et n’eut pas à attendre longtemps pour la suite. Déjà le feu grésillait car la viande rendait son jus. Son appétit décuplé par les odeurs de grillades et le sucré-salé de l’étonnamment fraîche miche de pain, la cuisinière improvisée se releva avec motivation, traversa le campement jusqu’à la carcasse de la harpie et revint avec le glaive entre ses mains tremblantes d’anticipation.

Après s’être brulée les doigts sur la viande cuite, Haple utilisa une branche pour tenir en place le jambon tandis qu’elle le détaillait en lamelles juteuses. Les deux consœurs s’en régalèrent jusqu’à se sentir lourdes… Et il restait encore tant de viande ! (Quel gâchis)

- On pourrait peut-être fumer la deuxième cuisse pour la manger demain ?
- Non, ça prendra trop de temps et il faut que la viande fumée repose avant d’être consommée…

Hermance avait parlé machinalement mais la novice sentit que son aînée reprenait de l’aplomb en se connectant ainsi à son savoir de Collecteuse.

- Tu as du souvent te retrouver dans ce genre de situation lors de tes missions… Comment ferais-tu alors ? la relança Haple, à la fois curieuse et souhaitant réveiller l’assurance de l’humaine en vue de leur long voyage de retour encore à venir.
- L’inverse de ce que tu viens de faire. Attends je te montre.

L’humaine lui prit le glaive des mains et se releva. (Bien). En prise avec cette tâche familière, elle se ressaisissait. D’une main experte, elle débita la cuisse encore crue dont la viande libéra par moment d’abondant jets de sang qui vinrent noircir ponctuellement les charbons ardents.

- Le feu ne va-t-il pas faiblir ? s’en inquiéta la novice.
- Justement, c’est ce qu’on cherche.

Haple en apprit beaucoup sur la manière d’exploiter le fruit d’une chasse en observant la collecteuse. D’abord, elle diminua la force des flammes à l’aide d’un peu de terre saupoudrée d’un geste souple du poignet. Ensuite, elle dispersa les charbons sur une plus grande surface, finissant ainsi d’éteindre les flammes qui ne trouvaient plus de socle suffisamment dense pour s’élancer vers le haut. Enfin, avec une précaution inculquée par l’expérience, elle se protégea les mains avec le tissu de sa chemise et positionna la broche métallique à une dizaine de centimètres au-dessus des charbons après avoir retiré au préalable les restes de la première cuisse.

Haple l’aida à disposer les lamelles de viande sur toute la longueur de leur grille de fortune et attendit patiemment que son aînée lui fasse signe de les retourner quelques minutes plus tard. Ainsi, elles passèrent une heure dans un silence productif, digérant leur repas et remettant à l’arrière-plan de leurs pensées les aventures de la journée et les plans pour la suite.

Finalement, les braises finirent par s’éteindre. Tant mieux : elles avaient fini leur besogne et la température était suffisamment clémente pour qu’elles n’aient pas besoin de feu pour la soirée. D’ailleurs, remarqua Haple, le soleil se couchait derrière l’arrête du canyon dans lequel elles étaient engoncées. Le jour se terminait tôt en montagne… Voilà qui la ravissait ; il avait été bien rempli !

- Je crois que je vais me retirer, Hermance. Peut-être même dormir…

Hermance ne releva pas ce qu’il y avait d’incongru à ce qu’une elfe annonce vouloir « dormir ». Ou peut-être savait-elle tout simplement qu’il était de ces journées qu’une simple méditation ne pouvait, même pour les gens de leur race, compenser. Haple se leva et se dirigea vers la tente sans même prendre le temps de se débarbouiller le visage. (Demain). Elle était à bout ; rien ne comptait plus que de fermer les yeux.

Malheureusement, aussitôt allongée dans l'espace clos de la tente, l'adolescente se sentit envahie par un profond inconfort. Un poids dans sa poitrine l'écrasait, lui bloquait la respiration et suscitait une angoisse grandissante dans son esprit. Avait-elle trop mangé? Non... ce n'était pas cela. Elle ressentait instinctivement la présence d'une menace planante, élusive qui se manifesterait imminemment et l'emporterait dans la tombe. (...dans sa tombe... Pulchinel).

Elle tenta de se raisonner : il ne reviendrait pas de là où elle l'avait envoyé. Jamais plus il ne les menacerait. Jamais plus il ne... Haple ouvrit vivement les yeux, cherchant à déloger de ses paupières closes l'image du mercenaire donnant cours à ses pulsions les plus basses. A celle de l'humaine allongée à même le sol, comme elle l'était elle-même présentement. Haple se redressa en sursaut ! Elle croyait avoir s'être libérée dans le fleuve de l'emprise sur elle des évènements de la journée ; voilà que la mémoire de la terre leur redonnait prise, tentant de l'emporter dans son impitoyable étreinte sépulcrale et lui imposant son souvenir aussi révoltant que terrifiant comme l'homme avait contraint l'humaine, comme la harpie s'était emparée de l'homme...

Cette nuit-là l’elfe blanche ne dormit que par intermittence, oscillant entre fatigue physique et éveil mémoriel, périodiquement tirée d'un sommeil aussi précieux qu'instable par les tiraillements gênants des plaies mal refermées de son bras comme de son inconscient, écoutant alors un moment d’une oreille tendue le hululement sinistre d'une chouette et observant avec reconnaissance la silhouette de l’humaine qui veillait sur elle, vigie insomniaque… avant de courageusement refermer les yeux sur cette tombe, source d'angoisse, baignée dans la lumière onirique du clair de lune.

>>>Suite : 11/12
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » sam. 15 juin 2024 23:17

Retour et rapport


Le soleil s’était levé derrière les hautes falaises du canyon ; sous la voûte de la grotte, les deux voyageuses commençaient à s’affairer. L’ânesse, elle, paissait tranquillement, sachant peut-être qu’elle profitait de ses derniers instants d’oisiveté avant que les bipèdes ne la chargent de leur lourd fardeau. Elle les observa se repaitre de quelques ignobles mets qu’elle n’aurait pour rien au monde échangé avec sa fraîche et savoureuse herbe d’alpage, puis descendre vers le fleuve pour se nettoyer… une précaution inutile puisqu’elles se saliraient à nouveau au cours de la journée. Décidément, l’ordre du monde qui l’avait placée sous le joug de ces créatures insensées la révoltait !

A peine l’elfe et l’humaine avaient-elles fini de ranger le camp et d’empaqueter leurs affaires que la plus forte des deux s’approcha et tenta de lui enfiler deux lourds paniers contenant probablement quelque cargaison tout aussi absurde qu’inutile. Qu’à cela ne tienne : l’air de rien, la fière créature fit un pas de côté. Puis un autre. Et un dernier… avant que le message ne finisse par s’imprimer dans l’esprit primitif de l'humaine. Qu’elle les porte elle-même ses paniers ! Résultat : l'effrontée abandonna, posant les paniers contre la paroi de la grotte avant de retrouver l’autre devant le monticule de terre qui recouvrait leur partenaire de jeu de la veille…

Là, elles restèrent un moment en silence, côte à côte, alors que l’aube peignait progressivement de sa palette pastel le ciel nocturne évanescent. L’humaine s’agitait sur ses jambes puis finalement se tourna vers l’autre. L’ânesse n’entendait que le bruit de fond du torrent en contrebas mais supposait que les deux bipèdes s’adonnaient à cette étrange coutume qui consistait à émettre des vibrations n’ayant visiblement pas pour but d’annoncer à leurs congénères qu’elles étaient disposées à accueillir un mâle. A en juger par les évènements de la veille, ces barbares n’avaient pas développé le bon sens pratique de laisser à la femelle la prérogative de dicter le calendrier des ébats…

Soudain, l’humaine mit un genou en terre. Le regard levé vers l’elfe blanche, elle lui professa quelque parole solennelle avant que l’autre n’opine du chef et ne lui donne la main pour l’aider à se relever. L’humaine était-elle fatiguée, encore éprouvée par l’agitation de la veille… ? Peut-être était-ce pour cela qu’elle avait cherché à se délester de son fardeau sur son dos à elle… ?

Lorsque finalement, l’humaine revint vers elle et retenta de positionner les paniers, l’ânesse consentit de prêter sa force supérieure à cette pitoyable créature. Comme il se devait, l’autre lui témoigna sa déférence par une caresse sur la croupe et une gratouille derrière l’oreille. L’humaine avait été bien apprivoisée ; elles pourraient s’entendre. Et sur cette image de concorde interspécifique le petit convoi se mit en branle.

Une patte devant l’autre, les paniers solidement ancrés contre ses flancs, ses genoux résolument verrouillés pour supporter le poids de sa charge, l’ânesse parcourut des kilomètres de pentes escarpées, de chemins caillouteux, de pistes à l’ombre des arbres dans une indifférence complète pour les paysages. La seule vue qui retenait son attention, c’était celle des quelques parcelles d’herbe grasse qui demeuraient en cette fin d’été, de ci de là, à l’ombre d’un bloc rocheux ou bien aux abords d’un ruisseau…

Lorsque les bipèdes consentirent enfin à s’arrêter, le soleil était déjà parvenu au zénith et avait continué de les assaillir de ses rayons impitoyables pendant la traversée d’un long plateau dénudé et la traversée d’un flanc de montagne escarpé où nul arbre ne leur offrit refuge. La fraîcheur de la forêt où elles avaient finalement fait halte était donc plus que bienvenue.

Les deux bipèdes semblaient grandement éprouvées par le voyage. La plus jeune, surtout, souffrait visiblement de ses blessures au bras et à la main. Si fragile… Cela dit, ce n’était pas une raison pour l’oublier, elle qui avait de bonne grâce accepté de les assister dans leur campagne insensée mais qui pouvait aussi bien leur retirer son concours ! Heureusement, l’humaine se rappela son devoir et vint la délester des paniers que la sueur collait désormais inconfortablement contre son noble pelage. D’un mouvement de tête impatient, l’ânesse lui exprima qu’elle s’attendait également à être nourrie et abreuvée. Mieux valait prévenir que guérir… L’humaine ne se fit pas attendre et lui servit en offrande dans sa main en coupelle l’eau fraîche qu’elle transportait dans sa gourde.

Voilà qui était mieux.

A son étonnement, la petite compagnie ne se remit pas en route ce jour-là. Heureuse surprise, assurément, l’ânesse ayant de ce fait amplement le temps de paître sur la pente herbeuse qui bordait la forêt de résineux. Une fois rassasiée, car oui pareille chose arrivait, elle rejoignit les bipèdes dans leur campement en bordure de chemin, sous les branches bases des sapins. Elle avait des aiguilles coincées dans les poils du menton qu’on se devait de lui ôter.

A son agacement, ses obligées ne semblaient pas s’en préoccuper le moins du monde. Elle leur exprima son attente le plus clairement du monde dans un braiement qui fit décoller une chouette perchée quelques arbres plus loin… Rien à faire. Elles étaient trop préoccupées par leurs soucis insignifiants : l’humaine ruminait d’un air déconfit, le regard sombre plongé dans un feu de brindilles et de cônes qui crépitait et envoyait par intermittence un jet de joyeuses étincelles, tandis que l’elfe marmonnait dans son coin, concentrée sur un quelconque exercice mental qui lui faisait froncer les sourcils et crisper les poings.

Ainsi soit-il, trancha l’ânesse en pliant les genoux et s’allongeant au sol, elle les ignorerait elle aussi et retrouverait les pâturages de son inconscient où nul bipède ne défiait les lois de la gravité en se dressant insolement contre l'ordre naturel des choses.


***



Pour détourner son attention de la douleur dans son bras et des idées sombres qui, comme la veille, menaçaient de reprendre possession de son esprit, Haple avait passé la soirée à faire le point. Sur ce qu’elle savait comme sur ce qu’elle soupçonnait. Elle était parvenue à une synthèse qui commençait à faire sens : les Sœurs Nacota et Nétone s’inquiétaient de la menace que représentait une puissance inconnue, créature ailée noire et blanche, qui avait terrassé un dragon ténébreux et au sujet de laquelle une prophétie annonçait que seul un « Elu » qui saurait « réunir les fluides » pourrait la contenir…

Contrairement à la doctrine traditionnelle du Couvent de non-intervention, toujours en vogue chez les Doyenne, Rosemonde en tête, elles avaient décidé de s’en mêler et d’envoyer des missionnaires comme Pulchinel pour débusquer des enfants susceptibles d’incarner cet espoir prophétisé. Ici, Haple devait se risquer à une hypothèse. Elle spéculait que ces enfants présentaient une aptitude à la manipulation fluidique, à son image… une aptitude dont les Sœurs imaginaient qu’elle leur permettrait de « réunir » les fluides, quel que soit le sens de cette formule ambigüe.

Ces enfants avaient été soumis à un « protocole », une expérience qui, elle se figurait, devait avoir pour but de révéler leur potentialité. De les identifier au-delà de tout doute possible comme l’Elu attendu… Et, que ce soit pour garder le secret sur leurs manigances ou comme conséquence directe de leurs sombres expérimentations, ces innocents avaient rencontré un funeste destin : morts dans des circonstances d’apparence naturelle mais dans lesquelles Haple devinait la marque de manipulations fluidiques qui avaient dégénéré.

L’adolescente avait jusqu’à présent échappé à ce sort. De toute évidence, ses kidnappeuses n’avaient pas eu l’occasion de mettre en oeuvre leur redoutable « protocole », même lorsqu’elle avait été en leur pouvoir sous l’effet de la Douce Féérie. Cela elle le savait puisqu’elle les avait entendues regretter que le regard gênant de la Révérende-Mère ne les en empêche… Elle avait donc décidé de se soustraire à la protection de celle-ci pour les amener à se révéler sous leur vrai jour. Et elle pensait bien y parvenir maintenant qu’elle revenait victorieuse de son épreuve d’entrée au sein des Collecteuses.

Car, l’appartenance à ce corps lui permettrait d’aller et venir à sa guise tant que cela servait les intérêts de leur communauté moniale. Alors tôt ou tard, Nétone et Nacota tenteraient leur chance ; tôt ou tard, il lui faudrait leur résister. Et à cet affrontement à venir, elle s’y préparait. A commencer par son entraînement martial et fluidique. Mais aussi, songea-t-elle en jetant un coup d’œil à l’humaine, en s’entourant d’alliées.

Hermance l’avait surprise ce matin devant la tombe du mercenaire. Elle l’avait sobrement remerciée de l’avoir sauvée et l'avait assurée de son silence concernant l'incident avec Pulchinel puis s’était mise à genoux, se déclarant son « obligée » … Haple y reconnaissait une noblesse d’âme à laquelle elle n’arrivait pas encore à s’habituer chez l’humaine qui lui avait plutôt montré sa facette dominatrice toute au long de l'année.

Que faire de cette nouvelle donne ? Hermance lui avait dit ne pas avoir entendu la conversation entre Pulchinel et elle avant qu’elle ne mette fin à sa misérable existence. Mais pouvait-elle la croire ? Et si oui, devait-elle la mettre dans la confidence ? Car elle savait déjà désormais que certaines de leurs consœurs avaient commandité le mercenaire pour enlever une enfant elfe… Et, comme toute leurs consœurs, elle savait que c’étaient les Sœurs Nétone et Nacota qui l’avaient recueillie au couvent. Haple ne doutait pas de l’intelligence de l’humaine et que celle-ci en avait déjà déduit que ses idoles trempaient dans de louches affaires…

Haple ne sachant pas encore comment l’humaine résoudrait ce conflit de loyautés préféra s’abstenir de toute intervention. Elle observerait le comportement de l’humaine dans les jours et les semaines à venir. Si elle se montrait circonspecte vis-à-vis des Sœurs, cela témoignerait non seulement de son bon sens mais surtout d’un esprit critique qui pourrait la conduire à envisager le point de vue de l’elfe et la rejoindre dans sa quête d’information (et de vengeance).

Sur cette perspective réjouissante, Haple partit s’allonger sans un mot. Un simple hochement de tête à l’égard de l’humaine taciturne indiqua son désir de solitude et de repos. Toutefois, le sommeil ne vint pas immédiatement : ces mots tournaient dans sa tête à lui en donner le tournis (« Prophétie » … « Elue » … « Protocole » … « Proph…). Cette nuit, seules ses préoccupations vengeresses la tinrent éveillée : il y avait du progrès.

***


Le lendemain, la compagnie se remit en marche avec un entrain retrouvé. Une nouvelle nuit de relative insomnie ne les avait guère requinquées mais le couvent n’était désormais plus qu’à une matinée de marche. Bientôt elles seraient confortablement assises à une des longues tables en bois du réfectoire avec un bol de ragoût devant elle ; bientôt Haple pourrait débuter sa nouvelle vie de collecteuse.

La matinée avança lentement, au rythme de la démarche chaloupée de leur animal de bât, et se prêtait aux réflexions sans queue ni tête. Dans la forêt, le regard ne pouvait pas porter loin et on y avançait comme dans une bulle de verdure anxiogène qui se déplaçait avec nous… Derrière le tronc de chaque arbre, Haple s’attendait presque à découvrir un nouveau mercenaire... ou peut-être espérait-elle une nouvelle péripétie qui viendrait la distraire de leur silencieuse procession.

Mais elles ne semblaient partager la forêt qu’avec les oiseaux dans les branches, qui les ignoraient superbement du haut de leur perchoir, et quelques animaux terrestres effarouchés qui détalaient à leur approche. Haple se fit la réflexion que malgré cette présence animale l’impression d’être observée qui l’avait suivie pendant tout le voyage aller avait disparu. (Pulchinel…) L’homme de main des Sœurs Nétone et Nacota avait dû prendre sa trace depuis leur départ du couvent. Et elle qui avait cru apercevoir le spectre de ses parents… Quelle sotte !

Il était temps de tourner la page de son enfance. Son corps, lui, avait visiblement déjà entamé cette transition, se fit-elle la remarque en se massant le bas ventre qui ne le lui laissait pas oublier depuis trois jours. Plus de fantasmes enfantins, plus d’illusions puériles : Il lui faudrait garder la tête froide et faire preuve de discipline pour déjouer les plans de ses adversaires alors qu’elle s’apprêtait à s’exposer à la menace mortelle qu’elles représentaient.

Soudain, alors qu’elle listait dans sa tête les résolutions qui devaient faire d’elle une femme comme Yuimen n’en avait jamais porté, son attention fut attirée par une lointaine dissonance rythmique. Le bruit régulier des sabots de l’ânesse avait accompagné leur marche depuis si longtemps qu’il était devenu partie intégrante de son environnement sonore. C’est donc après un moment d’égarement que Haple identifia cette nouvelle composante rythmique comme étrangère et menaçante… Pataclop, pataclop. (Un cavalier approche !)

- Vite ! Dans le sous-bois ! Quelqu’un vient au galop !

L’humaine parut déconcertée dans un premier temps mais ne remit en question ni l’ouïe elfique de la ménestrelle ni sa direction de la troupe. En l’espace d’une minute, elles eurent toute les deux quitté la piste et se tapissaient avec l’ânesse derrière un monticule de terre acide où des fougères luxuriantes les dissimulaient tout en leur permettant d’observer le nouvel arrivant.

Sur un cheval en nage, une cavalière remontait la pente à toute vitesse comme un saumon dans un torrent. Sa taille était fine, sa peau blanche, sa chevelure d’ébène claquant derrière elle dans le même mouvement que la queue de sa monture…

- REVERENDE-MERE ! s’époumonna Hermance.

Haple s’en aperçut un instant plus tard. Un instant qui aurait suffit pour que leur supérieure ne les dépasse sans les voir. Mais grâce à l’humaine, Ninïoton tira sur les rênes et arrêta sa monture avec un regard par-dessus l’épaule à la recherche de ses consœurs.

Lorsqu’elles se retrouvèrent sur la piste, le soulagement était palpable chez les trois religieuses. Les unes de n’être pas de nouveau obligées de se battre, l’autre d’avoir trouvé ses protégées.

- Sœur Haple, Sœur Hermance, nous nous inquiétions de ne pas vous voir revenir, les accueillit Ninïoton d’une traite avant de poursuivre plus posément. Je suis soulagée de voir que vous voir saines et sauves.
- Enfin… sauves en tout cas, ironisa Haple en montrant les plaies sur son bras qu’un début d’inflammation commençait à faire gonfler et rougir.

La Révérende-Mère y jeta un rapide coup d’œil et mit de côté ce qui n’était visiblement que des blessures légères qui pourraient être soignées une fois rentrées au couvent.

- Révérende-Mère, Sœur Hermance et moi avons rempli la mission de collecte, l’informa-t-elle solennellement en indiquant du doigt les paniers que portait l’ânesse. Nous rapportons le charbon demandé, et plus encore.
- Très bien, j’en suis ravie, répondit la cheffe de la communauté, manifestement distraite et indifférente au butin collecté. Vous me ferez votre rapport en route.

La révérende mère mit pied à terre et tapa amicalement son cheval sur l’épaule en remerciement pour son effort avant de l’entrainer au pas derrière elle.

- Et notamment, ce qui vous a mises en retard et pourquoi vous revenez avec ces blessures… ajouta-t-elle à voix basse en se plaçant au côté de l’elfe, se calant sur le rythme de ses pas.

>>>Suite : 12/12
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Re: Les Pieds du Géant

Message par Haple Mitrium » sam. 24 août 2024 22:21

Elle descend de la montagne à cheval

Haple lança un regard pardessus l’épaule. Le couvent disparaissait derrière le dense branchage de la sapinière qui l’encerclait.

- Ne me dis pas que tu regrettes déjà d’être venue ? Après le cirque que tu m’as fait… « Hermance – il FAUT que je vous accompagne. Cette dette que tu me dois ? C’est maintenant ou jamais. »

L’elfe œilla sa consœur à ses côtés et détecta une trace d’amusement. Elle ne répondit pas et reporta seulement son attention sur le chemin devant elle, où circulait cahin-caha la charrette portant la lourde charge que représentait la Sœur Nétone (et accessoirement leurs sacs à toutes trois) guidant deux chevaux rebelles.

Les deux collecteuses s’étaient laissées distancer pour ne pas respirer la poussière que soulevaient les roues sur le chemin forestier. Haple était soulagée que la géomancienne ne puisse les entendre : celle-ci ne devait pas apprendre qu’elle avait tiré les ficelles pour se faire inviter dans le convoi par la collecteuse responsable de la mission : son obligée, Sœur Hermance. Cela aurait éveillé ses soupçons et l’aurait mise sur ses gardes. D’ailleurs…

- D’ailleurs, comment t’y es-tu prise pour me faire venir ?

Hermance lui rendit un regard perplexe.

- C’est moi qui suis en charge. C’est à moi que revient la responsabilité d’organiser la logistique de l’expédition.

(Je sais… c’est pour ça que je t’ai sollicitée !)

- Mais tu n’as dit à personne que c’est moi qui te l’avais demandé, n’est-ce pas ?
- Non. Tout le monde s’en fichait que tu viennes ou pas.

La réponse était un peu trop cinglante pour ne pas révéler l’amertume qu’elle cachait. Haple se demandait si la Sœur Nacota n’avait pas plutôt été enthousiaste et si cela n’avait pas vexé son adulatrice en chef. Enthousiaste de la savoir à la portée de Nétone et loin des regards gênants … car celle-ci pourrait enfin soumettre l’adolescente à ce test qui devait la révéler comme l’Elue ou une nouvelle déception.

- « D’une pierre, deux coups… » marmonna Haple entre les dents ;
- Quoi ?
- On est quitte, du coup.

L’adolescente mit ainsi fin à la conversation. Haple sentit l’autre se détendre : son pas plus léger, son port plus altier. (Bien) La servitude ne saillait guère à l’humaine belliqueuse. Et la notion même mettait l’elfe rebelle mal à l’aise. Elle n’aurait pas pu vraiment exploiter ce lien de toute façon : elle avait décidé de ne pas mettre l’humaine au parfum de ce qu’elle avait entendu du haut des gradins et dans la mine. Trop risqué. Même si elle l’avait crue…

La route empruntée les avait amenées à un embranchement que Haple n’avait pas repéré lors de sa dernière excursion. D’abord étroit et relativement mal entretenu, le chemin s’élargissait au fur et à mesure que d’autres, provenant des rares autres lieux-dits des contreforts du Géant, s’y joignaient. Des mineurs devaient emprunter cette route pour descendre en vallée le fruit de leur labeur car de profondes ornières creusaient la terre battue. Par moment, l’une des roues de la charrette s’y enlisait, causant aux chevaux de tirer sur leur bride avec affolement. La Sœur Nétone, elle, gardait son calme légendaire et gérait la situation avec le stoïcisme des élites. C’est-à-dire qu’elle commandait impérieusement aux deux collecteuses de s’en occuper…

***

Au bout de plusieurs heures de marche forestière et de tribulations avec les maudits canassons, Haple eut le sentiment qu’elle avait mérité une place sur la charrette. Que nenni ! La route était encore trop pentue et Hermance ne voulait pas que la charrette porte trop de poids en descente. Hermance l’obligea même à manger son déjeuner en marchant car elle craignait que les chevaux qui avaient enfin trouvé leur rythme ne rechignent à repartir si elles faisaient halte pour casser la croute.

Il lui fallut attendre que le convoi n’arrive enfin sur les molles collines viticoles du centre du Duché pour qu’elle puisse se reposer, assise à l’arrière, les jambes pendantes et le regard embrassant la majestueuse ligne de crête du Karathren. Des montagnes qu’elle quittait pour la première fois depuis plus d’un an… Elle en frémissait d’excitation !

D’appréhension aussi… Il lui faudrait rester sur ses gardes. Car elle ne savait ni où, ni quand mais elle était persuadée que Nétone tenterait sa chance pendant ce voyage. Et ça n’avait pas porté chance à ceux qui l’avaient précédée. Rester sur ses gardes, donc. Monter en compétence aussi. Hermance lui avait proposer de s’entraîner ensemble ? Très bien. Ça lui serait utile pour s’exercer à fissurer le sol comme elle s’imaginait pouvoir le faire…

Mais comment procéder ? Les yeux dans le vague, elle tentait de s’imaginer sur un sol plat, son tambour en main. Elle savait commander aux fluides telluriques de se propager en une onde concentrique en frappant le sol. Peut-être qu’en adaptant ce procédé, elle pourrait le déchirer. (En frappant le sol de biais, plutôt que verticalement ?)

Elle se laissa glisser à terre, presque distraitement, et donna un peu de temps à la charrette pour s’éloigner. Comme à son habitude, elle établit le contact avec le fluide tellurique de l’immensité rocheuse sous ses pieds et en attira à elle une infinitésimale fraction avant de la retourner à l’envoyeur. Mais cette fois elle lui impulsa une trajectoire tangentielle : comme une enfant rageuse cognant un caillou l’aurait fait, elle balança son pied contre le sol dans un mouvement rotatoire. (Rien…) Ou plutôt :

- Arrête de faire des histoires et reviens avant qu’on ne te distance trop !... l’appela Hermance depuis la charrette qui s’éloignait à bonne vitesse maintenant que la route permettait aux chevaux de trotter.

Haple mit dans sa foulée vers les deux religieuses l’énergie de sa frustration. Elle devrait s’y prendre autrement. Hermance lui tendit une main pour l’aider à se hisser sur la charrette en mouvement mais la ménestrelle, toute à ses pensées ne songea même pas à la remercier. Elle étudiait une autre possibilité. Cette fois, elle se représenta mentalement le sol comme un parchemin. Comment s’y prendre pour déchirer un parchemin en temps normal… ? (Un parchemin d’étude des runes, par exemple). Voilà un cas concret qu’elle avait mainte fois rêvé de mettre en œuvre devant les yeux exaspérés d’une Sœur Rosemonde… (Oui !) Il lui fallait deux points d’appui : entraîner le fluide tellurique dans un sens et dans l’autre simultanément depuis ces deux points d’ancrage. Voilà qui devrait tordre et même ouvrir une faille dans le sol.

Haple s’apprêtait à redescendre de la charrette lorsque Hermance lui attrapa le bras.

- Tiens donc en place. On arrive à notre escale dans dix minutes, précisa-t-elle en désignant de sa main libre une ferme viticole dont les tuiles orangées émergeaient d’une énième colline aux stries vertes et ocres.

L’adolescente ne pensait pas s’être montrée si impulsive que cela. Elle était de sang elfique après tout… et parvînt donc à ronger son frein. Enfin, tout juste.

>>>Suite : 3/14

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