Comme je l’avais souhaité, tout le sang, visqueux et à l’odeur désagréable de fer, qui me recouvrait se détacha peu à peu de mes vêtements, de ma peau, de mes cheveux et de mes bagages, pour s’écouler sur le sol sous forme de petites rigoles. Lorsque je fus tout propre, j’attendis un peu, attentif afin de m’assurer que la magie s’était arrêtée là. Je savais bien que la magie d’Aliaénon devait être utilisée avec parcimonie. Avoir été à proximité d’une auberge, je me serais contenté d’un bain bien chaud étant conscient qu’il n’aurait pas été facile de déloger tout ce sang collé et que ça aurait demandé plusieurs changements d’eau. Mais nous étions dans les collines, au grand air sans installation propice à un tel nettoyage. En entendant l’orage qui grondait, j’avais bien espéré que la pluie tombe, mais ce ne fut pas le cas. N’ayant pas trouvé d’autre alternative, j’avais utilisé la magie pour me décrasser et je ne regrettais pas ma décision. De plus, il s’avérait utile de tester cette magie afin de bien la contrôler et de l’utiliser de façon adéquate au moment opportun. Et puis, si jamais le sang n’avait pas pris le chemin souhaité, ou que le sang des autres avait été sollicité par la magie, il y avait Egregor qui aurait pu se servir de son talent pour remédier à la situation.
Enfin propre, je levai mon regard sur la scène qui nous entourait et je ressentis de la tristesse. Je ne connaissais l’existence de ces pachylaires que depuis quelques heures et leur perte m’affectait. Ma peine était bien dérisoire comparée à celle de Kaar pour qui les animaux faisaient partie de sa famille. De plus, il côtoyait sans doute ceux-ci depuis de nombreuses années. Jorus et Yliria étant déjà à ses côtés pour le consoler, je me contentai de regarder la scène de loin, ne voulant pas jouer les voyeurs inutilement.
Puis je vis Yliria s’approcher d’un pachylaire décédé et y apposer sa main droite alors que de la gauche, elle toucha son poisson flottant. Je fus d’abord perplexe, ne comprenant pas trop ce qu’elle faisait, ou le type de recueillement ou de prière qu’elle effectuait. Je compris enfin ses intentions lorsque je vis une aura lumineuse les cerner. Cette douce lumière dura un certain temps et lorsqu’elle s’évanouit, les pachylaires, un à un se relevèrent. Yliria et son poisson rouge les avaient tous ressuscités… Elle avait raison un peu plus tôt : elle gérait bien la situation. Même si Yliria, cette très jolie femme aux longs cheveux blancs, avait sans doute eu ce qu’elle souhaitait, la magie, elle, ne s’arrêta pas. L’herbe et les plantes corrompues par Silmeria verdirent à nouveau, et mes blessures légères à l’épaule, aux chevilles et au torse s’estompèrent. J’imaginai qu’il en était de même pour celle de mes compagnons. Comme si elle avait sa propre volonté, la magie d’Aliaénon poursuivit le mandat qu’il lui avait été confié et alla bien au-delà. Des animaux morts surgirent de la terre, d’abord des cervidés, puis d’autres bêtes, plus ou moins effrayantes. Toutes semblaient inoffensives, toutes sauf une dizaine de petits félins au poitrail bleu et à la longue queue rayée. Contrairement aux autres, ceux-ci ne fuyaient pas, plutôt tournés vers nous, ils menaçaient de nous attaquer.
Je n’eus le temps que de ranger mes griffes, mais pas celui de sortir mes armes que les corneraures vinrent à notre secours en nous débarrassant rapidement, à coups de cornes, de griffes et de dents, de nos nouveaux éventuels assaillants.
Ses amis ressuscités, Kaar retrouva le sourire et très reconnaissant, il remercia chaleureusement Yliria.
Lysandre nous rejoint alors sur la terre ferme et reprit sa forme humaine, mais ne prononça le moindre mot. Il devait sans doute se sentir honteux d’avoir pris la voie des airs au lieu de nous prêter main-forte. Pour ma part, je faisais confiance au jugement d’Egregor qui m’avait confié que l’homme oiseau était jeune, inexpérimenté, mais pas dénué de courage.
Kaar ayant entré en communication avec Corne d’Or, il nous assura que notre supériorité ayant été prouvé, les corneraures seraient désormais à notre service. Ils acceptaient même de nous aider dans notre tâche si nous nous en montrions dignes.
(Et comment vont-ils juger ça ?)
Il termina en nous disant que les corneraures allaient veiller sur nous cette nuit et que nous pourrions dormir sur nos deux oreilles.
Alors que nous nous apprêtions à nous installer pour la nuit, Akihito prit la parole s’adressant à tous. Après s’être excusé de nous avoir mis en danger à deux reprises. Il se proposa de faire les trois premiers tours de garde, ne faisant pas vraiment confiance aux corneraures. Nous rappelons qu’ils étaient nos ennemis quelques minutes plus tôt.
Constatant que Lysandre semblait mal à l'aise, je me dirigeai vers lui. Et d'un ton encourageant et sincère, je mis ma main sur son épaule et lui dis :
« Tu t’es bien débrouillé pour protéger Xël, tu peux être fier de toi, tu as vaincu ta peur. »
Il m’avoua avoir agi sans réfléchir. Il avait vu Xël en danger, il se devait de l’aider. Il avoua avoir été terrorisé et n’avoir aucune expérience au combat.
Je lui souris aimablement.
« C'est bien normal. Même après l'expérience de combat que j'ai, j'éprouve toujours de la peur et cette fois-ci n'a pas fait exception. Être courageux, ce n'est pas de ne pas avoir peur, mais plutôt de les affronter. »
Il comprit mes explications et avoua ne pas souhaiter revivre ça.
« Si ça peut te rassurer, tu n'es pas le seul dans cette situation. »
Il me sourit me précisant que moi au moins, je ne l’avais pas traité de lâche. Je considérai alors que ceux qui s’étaient permis un tel jugement avaient été trop sévères envers le jeune esserothéen.
« C'est déjà arrivé... Laissez-les dire, ils changeront d'opinion. Vous êtes encore jeune... Moi, je ne vous considère pas ainsi, de même qu'Egregor. »
Il avait remarqué que les esserothéens jugeaient moins rapidement que les yuimeniens.
« Courage... ils finiront par comprendre... et je suis là pour vous soutenir... Egregor aussi... il saura leur faire comprendre le bon sang. » Terminai-je avec le sourire.
Il me remercia. Puis regardant les bêtes qui nous encerclaient, me demanda si je leur faisais confiance.
« Je fais confiance en Kaar... et puis, nous allons également faire des tours de garde. »
Il m’affirma alors qu’il veillerait sur nous, étant persuadé ne pouvoir trouver le sommeil. Ce qui n’était pas mon cas. Je sentais déjà la fatigue m’envahir et mes réflexes plus au ralenti. Il était temps que je m’installe pour la nuit, mais avant je voulais récupérer Xël sur le dos de corne d’Or.
« Je vous en remercie. Je vais de ce pas, récupérer Xël, puis m'installer pour la nuit. »
Lorsqu’il m’offrit son aide, je lui répondis :
« Silmeria, n'est pas loin, je vais demander son aide. Merci. »
Je sautai agilement sur le monstre immense pour prendre place tout juste derrière Xël. Il dormait à poing fermé tout bien étendu sur la fourrure blanche du Corne d’Or. Je le pris doucement dans mes bras. Silmeria, qui était tout près, avait déjà ramassé son bouclier et le reste de ces affaires. Avant de descendre de l’immense monture, je lançai un regard à cette jolie dame puis en lui souriant, je lui demandai aimablement :
« Vous pourriez monter sa tente pour moi, afin que je le dépose à l’intérieur ensuite ? »
Elle sembla hésiter un court moment, mais accepta de m’aider, puis glissa le long de la crinière de Corne d’Or. Je fis de même, mais un peu plus lentement et plus prudemment ayant une charge considérable de fer et de muscle dans les bras.
Lorsque j’arrivai en bas, elle avait déjà monté la tente... mais de façon très précaire, tellement qu’elle ne tint en place que quelques courtes minutes avant de s’écrouler. Je poussai un léger soupir de déception avant de lui demander calmement :
« Pouvez-vous recommencer ?... Mais cette fois, la base va sur le sol et la pointe en haut. »
Elle tenta de nouveau, mais semblait complètement perdue. Elle ramassa les pièces de la tente, une par une, ne sachant vraiment pas quoi en faire, plantant à moitié les piquets au sol.
Ne tenant pas à passer une partie de la nuit avec Xël dans mes bras, je retins un sourire moqueur et je lui dis :
« Laissez-faire, je vais demander à quelqu'un d'autre de m'aider. »
À mon grand soulagement, elle ne fut aucunement insultée que je la remplace ainsi. Elle en semblait même plutôt contente.
Je n’eus pas à chercher longtemps puisque Yliria se trouvait non loin de là. Je lui demandai :
« Vous pourriez monter la tente de Xël pour moi s'il vous plait ? »
Sans dire un mot, elle monta de façon efficace et rapidement la petite tente une place de Xël.
Pendant ce temps j’en profitai pour la remercier :
« Merci pour les pachylaires et pour la guérison de nos blessures. »
Elle haussa les épaules avant de me répondre humblement qu’elle avait fait de son mieux.
« Et Merci pour la tente ! » Ajoutai-je avant de la laisser pour aller déposer Xel sous son abri, tout juste monté à la perfection.
Un peu à l’étroit dans cette tente pour une personne, je fis de mon mieux afin de l’étendre puis de le couvrir de sa couverture. Je jetai un bref coup d’œil de loin à son équipement que Silmeria avait déposé là. Je me retins de m’en approcher, craignant de succomber à la tentation de le fouiller et de ramasser ce qui me plairait. En d’autres occasions, je me serais servi sans aucune gêne, mais nous avions trop besoin des uns des autres pour que je risque de créer une inimitié avec l’un d’eux en leur chapardant quelques-uns de leurs biens.
Tout en m’éloignant de la tente de Xël, j’aperçus Kaar. Je profitai donc qu’il soit seul pour m’en approcher et le saluer.
«Votre habileté à communiquer avec les animaux m'a impressionné, vous détenez cette capacité depuis que votre enfance ? » Demandai-je admiratif.
Seuls ses yeux rougis trahissaient la peine qu’il avait eue un peu plutôt lors du décès de tous les animaux. Sa voix était à présent stable et ce fut en souriant qu’il me répondit. J’appris qu’il possédait ces capacités de communication depuis son adolescence. Les animaux le comprenaient lorsqu’il lui parlait et il les comprenait également. Il pouvait aussi leur soumettre des ordres, ce qu’il faisait le moins possible.
Même si ma relation avec Praline était loin de celle qu’il entretenait avec les animaux, je pouvais tout de même le comprendre.
« Oui, je comprends. Il est important de leur laisser leur liberté. Pour ma part, je peux faire des emprunts avec les chats. Cependant, je préfère me limiter à des chats que je connais bien et qui acceptent bien ma présence dans leur esprit. Praline accepte de me faire une petite place dans son esprit quand j'emprunte son corps. J'ai même l'impression qu'elle l'apprécie. Mais je tâche de faire mes incursions les plus brèves possible et seulement si nécessaire. Je m'introduis en elle de façon respectueuse et je tâche à bien m'occuper d'elle. »
La mimique exprimée par son visage de mi-orque m’indiqua qu’il n’avait pas entièrement compris en quoi consistait l’emprunt. Et heureusement, il ne resta pas dans l’incompréhension et me demanda des explications supplémentaires.
« Je crois qu'il faut vite que je vous explique pour éviter les confusions. En fait, au contact de Praline et avec son accord, je quitte mon corps et mon esprit va rejoindre le sien.... Praline me prête son corps et je déambule mon esprit d'humain dans le corps d'un chat. Mon corps d'humain est vulnérable en revanche. Heureusement, je réintègre mon corps d'humain, aussitôt qu'un vivant s'y approche de trop près. »
Son visage s’illumina et il comprit qu’il s’agissait d’une sorte de possession de corps. Curieux d’en savoir plus, il me demanda ce qui advenait de l’esprit de Praline lorsque je l’habitais.
« Il reste là, bien intact, me faisant une place et acceptant que je prenne temporairement les commandes de son corps... nous cohabitons en quelque sorte. Comme emprunteur, je respecte son corps, sans le blesser ou le soumettre sous des conditions qui pourraient l'endommager. »
Je rajoutai:
« Si elle le désirait, elle pourrait me refuser l'accès. »
Il comprit que Praline, ou un autre chat pouvaient refuser ma présence. Il avoua connaître peu de félins qui accepteraient une telle intrusion. Il me demanda également si cela m’avait déjà causé des soucis.
« Non, à vrai dire que je n'ai fait ce genre d'expérience qu'avec Praline que j'ai adoptée depuis qu'elle est un tout petit chaton... Je pourrais sûrement m'imposer... mais je me refuse de faire ça, ce serait comme une violation de son corps. »
Il hocha de la tête et n’exprima qu’un
« Hmm. »
Je plissai des yeux, le questionnant du regard, l'invitant à poursuivre.
Il me regarda sans rien dire, apparemment mal à l’aise.
Je poursuivis donc:
« Quelque chose vous dérange dans l'emprunt ? Vous ai-je offensé d'une façon quelconque ? »
Il m’affirma que tel n’était pas le cas et qu’il se sentait seulement fatigué, le combat ayant été difficile et pas seulement physiquement.
J’en profitai donc pour en venir au but de ma discussion avec lui.
« D'accord, en fait, je ne venais pas vous voir pour vous parler de l'emprunt, mais plutôt pour vous poser une question.... et si elle vous semble indiscrète, soyez bien libre de ne pas me répondre. »
Puisqu’il me pria de poursuivre, j’enchaînai :
« En fait, je sais bien que le temps se déroule plus rapidement ici que sur Yuimen. Mais vous semblez bien jeune... et tout à l'heure, vous avez mentionné être un sang mêlé...Je me demandais si vous étiez déjà né à ma première visite sur Aliaénon. »
Il m’interrogea d’abord si je faisais allusion à la guerre contre Vallel et je lui répondis par l’affirmative. Il expliqua donc qu’il n’était pas né à ce moment-là. Son père était un garzok accueilli à Esseroth après avoir fui l’armée de Vallel. Il habitait toujours cette ville.
Cette fois, ce fut moi qui retins un léger malaise, espérant que rien n'y paraisse. Pendant la dernière bataille, j’avais manqué complètement de jugement en plaçant en première ligne des orques qui s’étaient livrés. N’ayant pas en tête les valeurs des orques, j’avais pensé à ce moment-là qu’ils ne tiraient jamais sur leur semblable. Ce qui ne fut pas le cas. J’avais donc sacrifié ces orques et m’en étais servi comme bouclier. Avec raison Glanaë m’en avait voulu, et moi-même, je m’en voulais encore.
« Ma curiosité est satisfaite, merci d'avoir bien voulu la satisfaire. Et merci encore pour votre aide, sans vous, nous ne serions plus là pour vous remercier. »
Il me rendit la politesse en me remerciant à son tour.
« C'est ce qu'on appelle le travail d'équipe. » Dis-je en souriant, même si j'étais conscient de ne pas avoir été bien utile dans ce combat.
Il sourit à son tour.
La fatigue se faisant sentir, je cherchai un endroit où la verdure était présente et le sol assez plat et je m’y couchai utilisant ma cape comme couverture. Ce faisant, je réfléchis aux conversations de cette fin de journée et je compris trop tard ma maladresse avec Kaar et le malaise que j’avais ressenti de sa part. J’avais insisté de pas vouloir m’imposer lors d’un emprunt, considérant ça comme une violation… alors que lui, il imposait, bien que rarement, sa volonté aux animaux. En aucun moment, je n’avais voulu insinuer qu’il outrepassait les limites, bien conscient que son pouvoir nous avait plus qu’aidé. Et puis ma situation était différente de la sienne. J’espérais ne pas l’avoir blessé avec mes propos maladroits.
Je regardai les étoiles et puis je sentis le sommeil m’envahir petit à petit.
****
Je m’étais bien installé au centre d’une jolie marguerite sauvage aux couleurs exotiques, sous un soleil resplendissant, profitant de sa chaleur bienfaisante tout en humant les douces fragrances du nectar de ma marguerite ainsi que des fleurs environnantes.
Une brise légère s’éleva puis s’amplifia, mais sans pour autant réussir à me déloger de mon perchoir. J’entendis alors Xël s’excuser de son échec rajoutant :
« MAIS POUSSEZ-VOUS »
Et puis, alors que j’étais bien affairé, quelque chose ou plutôt quelqu’un d’énorme vint me faire de l’ombre. Son sévère visage noir muni de deux gros yeux rouges me fixait tout en criant :
« Essaie, j’ai dit ! »
Puis, il fit place à une Yliria qui après avoir affirmé : « Je gère » à ses congénères, dirigea sa paume droite dans ma direction. Aussitôt, les gracieux pétales blancs qui m’encerclaient prirent vie et tentèrent de se refermer sur moi et de m’emprisonner à jamais dans leur centre jaune.
« Ingrate » criai-je à la marguerite,
« Je ne fais que te butiner et me reposer » rajoutai-je avant de m’envoler.
Ce fut alors désespéré que je m’enfuie du mieux que je pus, effectuant un vol irrégulier, tentant de prendre vitesse et altitude. De ma position dans les airs, je vis les plantes se flétrir à une vitesse alarmante et entendis Silmeria s’écrier :
« C’est tout à fait à chier. »
Devant moi se dressa ensuite le mage de foudre, qui me lança une immense fiole de fluide de couleur rose. Celle-ci me manqua de peu et la bouteille s’écrasa au sol, se brisant en de multiples morceaux dévoilant un liquide à l’odeur envoûtante. Alors que je les avais distancés, ma nature me trahit et je fis demi-tour pour aller saucer ma trompe dans ce nectar si magnétique. J’allais atteindre ma cible lorsqu’un arbre calciné prit place devant moi. Je tentai de le contourner par la droite, mais il y était déjà, je tentai vers la gauche, sans plus de succès, c’était l’arbre le plus rapide que je n’avais jamais vu. Je filai alors droit sur lui et au dernier instant, je bifurquai avec habileté pour passer entre deux de ses longues branches noircies.
Je me pensais sauver, lorsque j’entendis des battements d’ailes derrière moi. Il s’agissait de Lysandre, sous forme d’oiseau bleu qui me poursuivait sans relâche, claquant du bec, il manqua de me gober à quelques reprises. Je descendis alors en piqué et j’allai me camoufler sur le sommet du capuchon bleu foncé de Jorus. Je pus enfin me reposer. En fait, c’est ce que je croyais jusqu’à ce que j’entende la voix de Kaar s’écrier : « Tu as tué mon père ! » J’eus juste le temps de me tourner la tête pour voir une immense godasse de cuir brune s’abattre sur moi.
****
Lorsque je me réveillai, agité et en sueur, je vis la ravissante Eaeria . Je me levai prestement et la salua. Des boules lumineuses l’encerclant en hauteur, elle répondit à ma salutation par un signe de tête, et fit remarquer que je n’avais pas l’air de bien aller.
Un peu confus par le cauchemar dont je venais tout juste de m’extirper et conscient que je n’étais pas au sommet de ma forme, je lui répondis :
« Je viens à peine de me réveiller, veuillez excuser mon état. »
D’un ton légèrement inquiet, elle me demanda s’il en était toujours ainsi lors de mon réveil.
« Non, jamais, j'ai un sommeil paisible d'habitude. »
Esquissant un sourire éblouissant qui la rendait encore plus charmante, elle me fit remarquer que les collines oniriques pouvaient provoquer cet effet.
Trop fatigué, je ne m’en étais pas méfié lorsque je m’étais couché la veille. Mais je me doutais bien que je pouvais vivre un phénomène perturbant puisque j’en avais discuté avec Egregor un peu plus tôt dans la journée. Et puis, même si j’y avais pensé, ça n’aurait rien changé, il était sans doute peu probable que j’y puisse quelque chose.
« C'est donc ça... Et ce n'est pas toujours le cas ? »
Elle avoua n’avoir jamais tenté l’expérience, expliquant qu’elle quittait rarement Esseroth. Elle me proposa de poser la question à Kaar ou à Lysandre. Ce qui était une bonne idée en espérant qu’ils seraient plus volubiles à ce sujet qu’Egregor.
« Je ne manquerai pas de leur demander... mais pas tout de suite, je préfère penser à autre chose pour le moment. Vous êtes arrivés parmi nous depuis un moment ou vous y arrivez tout juste ? »
Ils étaient arrivés en tout début de nuit puisque c’était Akihito qui montait la garde.
Je l’interrogeai poliment sur leur voyage :
« Et tout s'est bien passé ? Pas de mauvaises rencontres ? »
Ils furent plus chanceux que nous et ne firent aucune malencontreuse rencontre. Montrant du regard notre camp et les animaux qui s’y trouvaient, elle dit ne pas trop comprendre ce qui s’était passé, malgré les explications d’Akihito.
Enchanté de converser avec cette adorable Esserothéenne, je lui proposai :
« Si vous me dites ce que vous avez du mal à comprendre, je tenterai d'éclairer votre lanterne. »
Akihito lui avait résumé que nous avions été attaqués par des bestioles, qu’elles étaient mortes et qu’elles étaient revenues à la vie. Il n’avait pas parlé de ce qui les avait attirés, et puisqu’il se sentait déjà coupable et s’en était excusé, je décidai de ne pas mettre d’emphase là-dessus.
Je résumai donc les faits à ma manière, complétant ce qui avait été dit.
« Sur Yuimen, la magie est possible à ceux qui possèdent des fluides élémentaires. Ce qui n'est pas mon cas. Mais ici, même moi, je sens la magie parcourir mes veines. Nous sommes néophytes et ne la maîtrisons pas du tout et elle a tendance à s'emballer, je crois. Attirés sans doute par le bruit que nous faisions, les corneraures nous ont attaqués. C'est cette magie, utilisée par l'une de nous, qui a tué les corneraures et les pachylaires, et c'est cette même magie non contrôlée utilisée par un autre d'entre nous qui les a fait revivre. »
Elle avait en effet entendu dire par les vétérans ayant vécu la guerre d’Aliaénon que la gestion des pouvoirs des Yuimeniens sur Aliaénon s’avérait plutôt compliquée. Et me demanda de lui confirmer que j’en étais aussi.
J'hésitai un moment, craignant que mon rêve ne refasse surface.
« Oui, j'y étais. »
Tout en plissant les yeux, elle demanda si la situation actuelle était différente de celle d’alors et demanda par le fait même si nous allions réussir à réprimer la menace sur Aliaénon.
« Très différente en fait. La première fois, je n'avais aucune manifestation de magie en moi, mais oui, les possesseurs de magie de Yuimen avaient de la difficulté à la maîtriser. Et puis, à cette époque, la menace venait de l'extérieur, d’Oaxaca... mais cette fois, elle semble venir de l'intérieur. Et je n'en sais pas plus, c'est là-dessus que nous sommes venus enquêter. »
Elle me corrigea gentiment en précisant qu’Oaxaca avait agi par l’intermédiaire de Vallel qui était un esserothéen. Concluant que la menace n’était pas si extérieure que ça, même si les armées provenaient de Yuimen.
Je réfléchis un court moment avant de répondre:
« Vous n'avez pas tort. »
Elle répliqua que je n’étais pas non plus dans le tort, puisque la menace actuelle était invisible bien que réelle.
J’appréciais beaucoup la conversation avec cette jeune femme, elle était agréable, intelligente, posée en plus d’être très jolie.
J’attendis poliment de voir si elle avait d'autres questions avant de lui en poser à son tour. Ses questions apparemment terminées, je poursuivis la conversation en la questionnant sur sa ville et la fonction qu’elle y occupait. Je ne voulais surtout pas mettre un terme à notre agréable entretien.
« Si je puis me permettre, j'aimerais savoir quel métier vous exercez à Esseroth. »
Elle fut d’abord surprise par mon emploi du mot métier. Puis elle m’expliqua ne pas avoir d’obligation particulière au sein d’Esseroth. Elle qualifia ses pouvoirs d’inutiles, voire même dangereux. Elle s’occupait des tâches quotidiennes, prenait des nouvelles des habitants, veillait à ce que tout se passait bien dans la cité.
Je la regardai, mon sourire s'élargissant:
« Que je vous envie ! ... Pardonnez ma curiosité, mais en quoi ça consiste de veiller à ce que tout se passe normalement ? Et puis, j'aimerais savoir, en quoi votre pouvoir peut être dangereux ? Je vois bien que vous n'êtes jamais dans l'obscurité, mais je suppose qu'il ne s'agit que d'un mince aperçu de vos capacités. »
Dis-je d'un ton enthousiasme.
Elle s’occupait des relations entre les habitants, visitait les différents quartiers s’assurant que chaque tâche nécessaire à la vie soit bien effectuée. En ce qui concernait son pouvoir, il revêtait plus formes. Toujours sous la forme d’orbes, elle pouvait les imprégner de différents éléments. Au moindre contact, ils explosaient, ce qui causait un véritable souci. Et elle avoua ne pas en maîtriser la puissance, un peu gênée de la situation. De plus, ces orbes demeuraient présents jusqu’à leur destruction, ce qui n’était pas pratique.
Je la regardai admiratif et je lui répondis de ma douce voix de ténor.
« Lorsque je suis venu sur Aliaénon la première fois, Esseroth avait été détruit… Il ne restait plus grand-chose... Je suis bien content de voir que tout est reconstruit. Qu'il doit être agréable de vivre dans cette cité, je suppose que vous réalisez la chance que vous avez... Pour ce qui est de votre pouvoir, vous êtes encore jeune, avec le temps et la patience, vous arriverez sûrement à le contrôler... Et existe-t-il des maîtres, des personnes ressources pour vous guider ? Ou bien chaque pouvoir fait de vous des êtres uniques ?Et pardonnez-moi, toutes ces questions, libre à vous de ne pas me répondre et de me fermer le clapet si je vous embête. »
Je venais de prendre conscience que mon intérêt à ses propos avait généré en moi beaucoup de questions. Et je ne voulais surtout pas l’en bombarder et l’assommer de mes questions. Je n’étais pas un de ces hommes qui imposait sa présence à la gent féminine. Et encore moins de ceux qui ne parlent que d’eux sans s’intéresser à leur interlocuteur.
Elle me rendit une fois de plus mon sourire. Elle était consciente être encore jeune et espérait pouvoir contrôler un jour ce puissant pouvoir. Il n’était pas pertinent pour elle, et surtout dangereux de s’entraîner dans la cité. Et effectivement, comme je l’avais supposé, chaque pouvoir, sauf de rares exceptions, était unique. Cela rendant plus difficile la diffusion de conseils, sans oublier qu’il n’existait pas de professeur de magie pour les encadrer.
L’air apparemment amusé, elle m’affirma que je ne la dérangeais aucunement, au contraire. Et qu’elle aimait discuter.
Encouragé, je poursuivis
«
Alors je vais en profiter, puisque j'aime bien discuter aussi. Et puis, Esseroth est si différent de mon monde. Je savais déjà qu'il n'y avait pas de monnaie sur Aliaénon, mais c'était à peu près tout. Donc pas de professeur de magie... Et les enfants ? Bénéficient-ils d’un enseignement particulier ou ils sont libres comme l'air de leur journée, ou bien occupés à aider à leurs parents ? »
La vie sur Esseroth me semblait particulièrement intéressante et j’étais désireux d’en savoir plus. Elle me répondit que dans leur enfance, ils apprenaient des rudiments de base (histoire d’Esseroth, lecture, langue, utilité de chacun, et les valeurs de la cité). Il y avait également des séances où ils apprenaient à découvrir leur pouvoir dès que les premiers signes se présentaient. Et ceci, encadrés par des anciens sages.
« Vraiment fascinant ! Kaar m'a dit qu'il avait découvert ses pouvoirs à l'adolescence... c'est pareil pour tous ? Ou certains les découvrent beaucoup plus tôt, ou beaucoup plus tard... ou même pas du tout ? »
Règle générale, les pouvoirs se développaient au début de l’adolescence, mais cela pouvait varier. Cela se produit plus tôt chez certains alors que seulement à l’âge adulte pour d’autres. Elle raconta qu’il était déjà arrivé que le pouvoir tarde tellement à s’exprimer que les Esserothéens de l’époque crurent que la personne n’ayant aucun pouvoir et l'avaient exclus de leur cité. Il s’agissait en fait de Vallel. Ayant appris de leur erreur, cette pratique n’était plus, chacun découvrant son pouvoir à son rythme.
« Et il y en eut d'autres comme lui qui durent quitter Esseroth à cette époque ? » Dis-je vraiment intéressé par la conversation.
Elle n’avait pas eu vent de d’autres cas similaires. Ce sujet était plutôt tabou. Et ça se comprenait. Elle m’apprit que les parents de Vallel l’avaient accompagné vers la lande noire, mais n’avait pas survécu au long et dur trajet. Cette tragédie expliquant la rancœur nourrit par Vallel.
« C'était une grave erreur en effet. Heureusement que cette pratique n'a plus lieu. Et pour vous, comment et quand cela s'est manifesté ? Si ce n'est pas indiscret, bien sûr. »
Les pouvoirs des filles apparaissaient plutôt que chez les garçons. Un peu moins à l’aise, elle me fit comprendre que ça correspondait à leur première période de saignement, ce que je ne compris pas immédiatement. Ce qui fut vers l’âge de dix ans dans son cas.
« Oh ? »J’hésitai un instant songeur, puis je compris
« Ah oui, je vois... »
Puis avec le sourire toujours sur les lèvres, je commentai :
« Puisque les pouvoirs se manifestent vers l’âge de la puberté, est-ce qu'ils s’estompent lors du début de la vieillesse où vous en profitez toute votre vie ? Au départ, je considérais que vous aviez une chance inouïe de posséder ces pouvoirs, mais après une journée passée sur vos territoires, j'ai vite réalisé qu’il s'agit plutôt d’une lourde responsabilité à porter. »
Une fois de plus ma question l’amusa. En fait, si leur pouvoir débutait à la puberté, il ne s’évanouissait pas à la fin de la fertilité. Elle me fit comprendre que les pouvoirs des Esserothéens étaient pour la plupart maitrisés et inoffensifs. Ce qui n’était pas le cas de notre magie.
Je réfléchis un peu à ses paroles, et toujours souriant je répondis:
« Vous avez raison, j'ai confondu magie qui nous envahit yuimeniens lors de nos visites dans votre monde et les pouvoirs des Esserothiens.... une nette différence.... Et j'avoue que je ressens davantage d'admiration que de peur face à vos pouvoirs. »
Tout en souriant, elle me corrigea gentiment sur le nom donné aux habitants d’Esseroth. Puis elle ajouta que je devais par contre craindre les siens.
« Oui, Esserothéens, désolé, je vais tâcher de m'en souvenir. »
Je m’arrêtai un moment, cherchant visiblement mes mots avant de rajouter
« Je suis persuadé que vos pouvoirs sont admirables également. Et que ce n'est qu'une question de temps avant que vous ne les domptiez. »
Terminai-je sur un ton encourageant.
Elle se contenta d’un haussement d’épaules.
Voyant que mes compagnons commençaient à se lever et s'approcher de nous, je profitai des derniers moments de notre conversation privilégiée pour lui demander.
« J'aurais une requête à vous faire, mais sentez-vous libre de la refuser, si elle ne vous convient pas. »
Tout en lui souriant, je demandai:
« Lorsque nous serons de retour sur Esseroth, ou bien plus tard, lorsque notre mission sera plus avancée, j'aimerais bien vous accompagner une journée entière dans Esseroth, vous assister dans votre routine quotidienne, échanger avec les Esserothéens, faire leur connaissance, leur rendre service... »
Elle me répondit sans hésitation que ce serait un plaisir pour elle. Mais que je devais d’abord me concentrer sur notre mission qui était urgente.
Content qu'elle accepte, je lui offris mon plus beau sourire.
« Oui, oui la mission d'abord. Ce sera après, lorsque nous pourrons nous le permettre. Et je vous remercie grandement d'accepter cette requête particulière. Je tâcherai de ne pas être encombrant ou assommant, mais de vous être utile. »
Elle se contenta de baisser la tête tout en fermant les yeux.
Cette conversation fut si plaisante que j’en avais oublié mon cauchemar.
Lorsque je vis Xël sortir de sa tente, je m’adressai à lui, espérant que sa nuit fut meilleure que la mienne.
Lorsqu’il fut à portée de voix, je lui demandai :
« Bien reposé ? »
Il n’en était pas certain. Mais je ne questionnai pas davantage, craignant que la conversation s’oriente ainsi sur les rêves et je n’avais aucune envie de parler du mien.
Aimablement, je lui proposai.
« Il vous est toujours possible de retourner dormir, si vous le souhaitez. C’est mon tour de garde. »
Il refusa mon offre, expliquant que le jour était sur le point d’arriver.
Ce à quoi je répondis :
« Vous pouvez me tenir compagnie si vous voulez.»
Il hocha la tête, puis s’approcha, me demandant ce qui s’était passé après le combat.
« Je ne sais pas si vous étiez endormi quand cela s'est passé... mais les corneraures ont été ressuscités... et par la suite, ce fut les pachylaires qui l'ont été… c'est l'œuvre de Yliria. Je vous ai descendu du pachylaire, Silmeria a porté vos affaires et Yliria a monté votre tente... après les essais infructueux de Silmeria. Et puis je vous ai installé dans votre tente avec votre couverture. Vous dormiez comme un bébé.. .vous aviez vraiment besoin de repos.»
Il me remercia d’avoir pris soin de lui et expliqua que son intense fatigue était due au contrecoup de la magie. Et ajouta qu’il aurait été préférable qu’il demeure à Esseroth. Il s’enquit ensuite de la gravité de nos blessures.
« Non, nos blessures ont été soignées tout de suite après la résurrection des pachylaires et de la flore environnante. »
Et je commentai sa précédente remarque :
« C'est une bonne chose que vous soyez rétabli et une bonne chose également que vous soyez aussi ici avec nous. »
Il confia souhaiter que le problème se règle vite sur Aliaénon, il s’inquiétait pour Kendra Kâr.
Je le regardai, perplexe:
« Et pourquoi ? »
Suite au décès du Roi Solennel, la question de la régence du royaume demeurait.
Je réfléchis un court moment avant de lui demander:
« Et si la situation perdurait ici ? Ce qui n'est pas impossible...que feriez-vous comme choix ? »
Bien entendu, il respecterait son engagement envers Aliaénon, mais à son retour sur Yuimen, il s’en prendrait à la personne qui aurait causé souci à la princesse, le cas échéant.
« Je vous comprends... mais elle n'est pas sans ressource, et il doit y avoir des gens fiables pour la seconder.... sans diminuer bien sûr l'importance de votre présence auprès d’elle. »
Il précisa justement qu’il était absent.
« Inutile de vous culpabiliser, vous êtes exigeant avec vous-mêmes, vous ne pouvez être partout à la fois. »
Affirmation qu’il approuva avant de s’enquérir de l’endroit où se trouvait ’Egregor.
Je haussai les épaules :
« Je l’ignore, désolé. »
Alors que je ne l’avais pas vu de la nuit, voilà que Praline fit son apparition et se lova contre mon pied gauche.