Première Mission : Le tour du proprio
II. Carte au trésor
Ou la meilleure façon de s'attirer des ennuis pour un bout de papier.
L'auberge de Grigwig. Je disais ne pas vouloir aller au Purgatoire, mais cette taverne me répugnait presque autant. Pour y avoir passé une tête à quelques reprises, la plupart du temps les principales animations de ce trou à rat était les bagarres, le viol et le meurtre. Parfois les trois en même temps. Je poussai un profond soupir de dépit en pénétrant dans la salle commune. Les autres tavernes buveurs des tavernes que je connaissais n'avaient rien eu à m'apprendre.
L'ambiance était lourde. Sale. Du coin de l'oeil, je voyais une femme dans un coin de la pièce, jupes relevées, en train de se faire... Besogner, par un client visiblement aviné. Consentante ou non, la malheureuse avait le visage vert. L'ivrogne devait sentir le fennec ou avoir une haleine à réveiller Kubi après une cuite. Ah, et voilà qu'elle vomissait, provoquant rires gras et juron du responsable de cette régurgitation. Elle allait sans doute passer un sale quart d'heure et j'avais pas trop le choix de rester spectatrice. Si les rixes étaient pleines de coups bas et de tactiques vicelardes, les saoulards avaient au moins la décence de respecter l'issu d'une bagarre tant qu'on se mêlait pas de leurs affaires. En clair, si j'intervenais, j'avais un paquet de chance de me retrouver avec quatres larrons abrutis par l'alcool sur les bras.
Le bar était tenu par un colossal type à la tronche burinée, aux traits grossiers et au nez tordu. Il me mettait presque deux têtes et ses bras aussi épais que des jambons m'arracheraient le crâne si l'envie lui prenait de jouer à "Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette" avec moi. Ses petits yeux me jaugèrent alors que je m'approchais de lui.
"C'pour travailler ?
- Dans tes rêves. j'suis là pour boire. Une rougette patron."
Je soutins son regard, avant qu'un rictus édenté n'orne son visage et qu'il me donne une chope de bois remplis d'un liquide trouble, vaguement rougeâtre, avant de se désintéresser de moi.
(Audace, aplomb. Y a que ça qui marche avec ces types.)
Le moindre signe de faiblesse, et c'était la porte ouverte à toutes les brutes du coin. la serveuse qui se relevait dans son coin l'avait appris à ses dépends, essuyant sa lèvre tuméfiée. Elle allait garder un sale cocard demain, mais mieux valait ça qu'un coup de surin. Et même si ça me désolait, j'étais pas là pour cette pauvre fille. Balayant du regard l'assemblée, j'avisai les différentes tablées pour déceler celle la plus à même de m'offrir des informations. Que des marins étaient présents, ou des gars des docks, donc tous feraient l'affaire. Ne restait plus qu'à trouver ceux qui étaient les moins avinés. Et l'une d'elle avec deux types habillés comme des dockers me sembla la plus prometteuse. Gérables si ça partait en queue de bouloum, et avec seulement trois chopes devant eux. Sans m'arrêter, je rejoignis leur duo et m'installai sur un tabouret.
"Salut les gars. j'me permets, vous avez l'air de manquer d'un peu de compagnie de boisson."
Deux regards. L'un suspicieux, l'autre curieux. Bien. Aucun d'eux n'avait de lueur lubrique, et un lent hochement de tête après une concertation visuelle entre eux me confirma que ma présence était acceptée. Je leur offrit un petit sourire reconnaissant, avant de vider un bon quart de ma chope. Je savais pas avec quoi cet enfoiré de tavernier avait coupé sa bière, mais je ne sentais presque plus le goût fruité du breuvage. Je grimaçai en reposant ma chope.
"Rougette, hein ? C'est une boisson de gonzesse, affirma le plus taciturne des deux.
- Laisse la mam'zelle boire ce qu'elle veut. Et je sais pas si t'as remarqué, mais c'en est une, de gonzesse. A la tienne. Moi c'est Iram.
- Kit', répondis-je en trinquant, avant de trinquer avec le second qui tendit sa chope sans grande conviction et prononçant son prénom : Marv.
Je vais être directe, je cherche du boulot.
- Et quel genre de boulot au juste, Kit' ?
- Le genre qui me fera quitter ce trou à rats. Vous avez l'air de deux types qui travaillent sur les docks non ? Bah moi je cherche à me barrer. Prendre le large.
- Et en quoi on peut t'aider ?"
J'allais répondre, quand une explosion de rire éclata à notre droite. Une autre table garnie de marins aux mines patibulaires, qui buvaient comme des trous. L'un d'eux venait de se planter un couteau dans la main, après avoir tenté ce célèbre jeu d'adresse consistant à frapper avec la pointe d'une lame entre ses doigts écartés, le plus vite possible. Lui était visiblement trop bourré et avait été assez stupide pour se lancer ce petit défi aussi débile que lui.
"... Peut être que vous pouvez me donner des noms de bateaux ou de cap'taines qui recrutent en ce moment.
- J'vois. Et nous, on y gagne quoi dans c't'affaire ?
- HEP ! PATRON ! apostrophai-je Grigwig en faisant un cercle de notre tablée de l'autre main.
Vous gagnez les prochaines tournées de ce soir."
Un sourire amusé et satisfaits orna leur visage, défroissant presque le Marv qui semblait presque amical. Terminant à l'unisson nos chopes pour accueillir les suivantes, j'en profitai pour détailler mes deux nouveaux amis. Marv était du genre épais, avec une barbe brune et des yeux noirs. Un homme de wiehl comme il y en avait dans toute la ville, quand Iram semblait lui plus venir du grand désert de l'ouest, avec sa peau bronzée et ses cheveux frisés. Moins imposant que son comparse, il devait cependant être assez fort malgré son apparence. Le métier de docker n'avait rien d'une plaisanterie.
"Tu m'plait bien Kit'. OK v'là les bateaux qui pourraient avoir besoin d'bras en plus, dit-il avant de m'énoncer quelques noms de navires et de capitaine.
- Mmmh, la Garik m'a pas l'air trop mal. J'avais déjà posé quelques questions à un autre type, mais il était complètement torché alors j'savais pas si je pouvais lui faire confiance.
- Son capitaine, Ulric Portloin, est pas trop mal. J'ai entendu un de ses membres dire qu'il payait pas mal, pendant qu'ils déchargeaient les caisses.
- Wow, Marv. première fois que j't'entends aligner autant de mots à la fois.
- Ta gueule, grogna-t-il en plongeant son nez dansa chope sous les ricanements d'Iram.
-L'autre bourré m'avait aussi parlé d'un autre bateau, la Volante, avec un type à sa tête. Helmar, Helmer, un truc comme ça.
- Ah ouais ? Bah en fait..."
Moi qui avait enfin mené la conversation où je le voulais, il fallait qu'un truc vienne tout faire foirer. L'autre table en l'occurrence, qui avait décidé de repousser les limites du bruit possible par un seul groupe en un seul éclat de rire. Un truc tellement poilant qu'un des types tomba à la renverse, bousculant une serveuse qui tomba à la renverse vers nous, son plateau remplis de bières pleines. Inutile de dire que nous fûmes copieusement arrosés avant de foudroyer du regard les responsables de ce carnage et gaspillage de boissons. Un borborygme douteux émergea de la tablée, ressemblant à un "Kesqui ya" en plus pâteux et hostile. Iram et Marv muni de sa chope se levèrent, furieux, et se placèrent à côté de moi.
"Tu sais t'battre, Kit' ?
- Y a que les abrutis et les suicidaires qui rentrent ici sans savoir se battre. Et j'suis ni l'un, ni l'autre.
- A la bonne heure," commenta sobrement Marv avant de lancer sa chope au visage du premier type et de lui rentrer dans le lard.
J'ai un peu d'expérience dans les bagarres de tavernes. Je n'irais pas jusqu'à dire que je suis la plus redoutable des combattantes, mais mes adversaires ont un peu trop tendance à me sous-estimer. C'est pour ça que le premier ne s'attendit pas à voir mon poing remonter brusquement vers son menton en un uppercut violent qui le sonna un temps, avant de me fixer avec les yeux écumants de rage. Juste à temps pour voir le tabouret que je lui balançait au visage, le faisant tituber. Je crochetai son genou de ma jambe et poussai de toute mes forces pour le faire chuter lourdement au sol et me placer au-dessus de lui, l'agrippant par le col pour le frapper de mon poing. Une fois, deux fois. La troisième fois fut interrompue par un de ses copains qui m'attrapa par les cheveux avant de me tirer en arrière, et me faire durement cogner une table avec l'arrière de mon crâne. Je poussai un cri de douleur avant de tomber au sol sonnée. Un coup de pied dans les côtes me ramena bien vite à la réalité, et je roulai sous la table pour échapper au deuxième assaut.
(Bravo Kitaï. Tu viens à peine d'être guérie par Aendel que tu te fais déjà ramasser la gueule. Bordel mais ce con continue de vouloir me choper ! Tiens ! Ah bah oui, une fourchette dans la main ça fait mal !)
Le type retira sa main en hurlant, avec la fourchette que je lui avait planté dedans alors qu'il essayait de m'extraire de mon abri de fortune. A quatre pattes, j'émergeai de l'autre côté pour sauter dessus, renversant les chopes vides des anciens clients. Mon adversaire me regardait, l'air mauvais. Il était pile à la bonne hauteur. Prenant appui sur ma jambe droite, j'envoyai un coup de pied rotatif qui frappa au visage le sale type. Il avait beau eu se protéger avec son bras pour encaisser le coup, il avait fais un pas de côté sous l'impact. Du pied, je lui envoyai une chope au visage avant de lui sauter dessus, une seconde chope à la main. La première servit de distraction, quand la seconde le cueillit à la mâchoire. Un léger craquement se fit entendre, mais étais-ce la chope ou bien sa bouche ? Toujours est-il qu'il répondit par un coup de poing lancé à l'aveugle, mais qui toucha lourdement mon épaule. Encore un bleu qui allait me rester une belle semaine. En représailles, mon genou rencontra ses valseuses. Tout était permis, dans ce genre de combat, et je n'avais pas honte. Frapper un homme à terre, les mains autour de ses bijoux de famille ? Pas de problème pour moi non plus, et l'homme l'apprit à ses dépends en mangeant mon pied en pleine face. Moi, c'est un poing que je mangeai juste après.
Ma gencive s'ouvrit sous le choc, et je crachais un glaire rouge sang sur le corps du type gémissant. En face de moi, le premier type que j'avais frappé au visage, et il avait pas l'air de très bonne humeur. Un second coup s'enfonça douloureusement dans mon ventre, à peine arrêté par ma veste de cuir. Je grognais sous la douleur, avant de saisir de mes deux mains l'avant bras qui m'avait frappé. M'enroulant autour pour me trouver dos à son torse -Seigneur qu'il puait de la gueule !-, je fléchis les genoux pour l'envoyer par dessus mon épaule, non sans lui avoir balancé un coup de tête dans le nez. Probablement que ce genre de tactique improvisée n'aurait pas marchée si mon adversaire n'était pas imbibé d'alcool, mais le résultat était là. Allongé, il fut une proie facile pour Marv qui l'acheva de sa chope, qui ne l'avais pas quitté. Ne restait qu'Iram, en prise avec son adversaire. L'enfoiré avait sorti un couteau et tenait en respect le docker, dont la tunique crasseuse s'imbibait déjà de sang au niveau de l'épaule.
(j'ai pas l'avantage, mais c'est peut être le moment rêvé de mettre en pratique le truc d'Odar.)
J'avais mordu suffisamment de fois la poussière pour me rappeler les mouvements de cette technique : feinte, chute contrôlée sur le côté non armée, roulade, et on se retrouvait dans le dos de l'adversaire. Facile à dire, plus dur à mettre en place. La chute contrôlée n'était pas le problème, ni la roulade, c'était la feinte. Odar ne se laissait jamais distraire et finissait invariablement par me mettre une tannée. Mais Odar, c'était un ex militaire. Le type en face de nous était un marin avec plus de coups dans le nez que de dents encore attachées dans sa bouche : il serait un adversaire bien moins corriace.
Bon, probablement que j'étais moi même un peu éméchée de mes visites de tavernes. Raison pour laquelle j'essayai.
Fonçant vers le saoulard qui jouait avec son canif, je lançais ma main vers son visage, surpris d'avoir une nouvelle adversaire à affronter. Je rétractais ma main juste assez vite pour ne recevoir qu'une estafilade de sa lame sur la paume, me laissa tomber sur mon genou gauche en tordant mon buste. L'impact contre mes omoplates fut rude, et je sentis le monde tourner autour de moi. Je croyais que j'allais vomir, mais les semaines d'entrainements portèrent ses fruits et mon corps réagit tout seul en effectuant une roulade arriière, balançant mes jambes par dessus ma tête pour me retrouver face au dos du type. Une action parfaitement exécutée, si on omettait ma coupure à la main, mon mal de dos et le pauvre bougre que j'avais percuté dans ma roulade. C'était un beau progrès.
(Je me jetterai des fleurs plus tard.)
Telles deux serpents, mes mains glissèrent sous les aisselles moites du bagarreur et s'entrelacèrent derrière sa nuque, l'immobilisant temporairement alors que ce dernier, surpris, tentait de me larder de couteau.
"T'attends quoi au juste Iram ?! LE DELUGE ?!"
Sortant de sa torpeur, c'est ironiquement un déluge de coups de Marv et Iram qui s'abattit sur le dernier gus qui finit par gémir un abandon. Son corps tomba au sol où il se recroquevilla, avant que la grosse main de Grigwig ne vienne le chopper par le col.
"Bruyants, et en plus vous provoquez des bastons. Donc, vous d'gagez."
Les quatre ivrognes furent ainsi dégagés manu militari de l'établissement, non sans avoir été délestés de leurs bourses par le patron. Il piocha dedans avant de nous les envoyer, grognant que c'était pour les réparations et qu'il nous tenait à l'oeil. Riches de notre nouvelle fortune, nous rejoignîmes à nouveau notre table et nos chopes. La blessure d'Iram n'était pas trop grave, aussi une simple potion de soin qu'il gardait tout le temps "au cas où" suffit à la soigner. Je me fis la réflexion que ce genre de dose d'urgence me serait bien utile.
"Bon, on en était où ?"