Je devine rapidement que l’oiseau est en fait Aliéna. Une transformation qui paraît complètement banale pour l’Hinion mais qui ne l’est pas du tout pour moi, déjà peu habituée à côtoyer la magie, encore moins à voir un humanoïde se transformer en animal et vice-versa. Pendant cette première journée, je ne cesse de réfléchir à la sensation de sentir des plumes pousser dans la chair, ressentir son corps s’allonger et se disloquer pour devenir un oiseau et inversement ; le silence pesant de nos trajets me pousse même à me demander où disparaissent les vêtements et le matériel de la jeune femme, et les premières idées ne sont pas élégantes.
C’est définitif, je suis aussi hermétique à la magie qu’à la poésie. Tout cela me dépasse mais en même temps, je ne peux arrêter d’admirer le caractère primitif et sauvage de cette magie là.
Lorsque le soir venu, nous prenons le temps de nous sustenter, je lui avoue que je trouve son pouvoir surprenant et lui demande si elle est ce qu’on appelle une shaman. Un nom souvent entendu dans la bouche des ménestrels et qui semble assez proche de son don, même si elle se contente de me dire qu’on peut voir ça comme ça. Le sourire hautain qu’elle arbore perd peu à peu de sa substance ; elle n’est pas volubile mais elle ne coupe pas court à la discussion et à la fin du repas, je la sens légèrement touchée par l’intérêt que je lui porte. Ma curiosité quant aux sensations en vol n’est cependant pas assouvie car de son aveu, il lui est impossible de décrire qui ne peut qu’être vécu.
Les jours passent et se ressemblent, nous marchons vite, nous courrons dès que j’en suis capable et la jeune femme ne quitte quasiment plus le ciel, à part pour venir confirmer de temps à autre qu’on est bien sur le chemin le plus rapide. Son caractère sanguin s’exprime sans réserve et pourtant, paradoxalement, elle semble constamment sur la défensive. Elle accepte de me parler un peu de son lien avec le célérian et j’apprends qu’elle peut leur parler, à tous. J’en déduis qu’il s’agit peut-être d’un lien plus fort qu’une simple transformation en animal et cherche à savoir si leur lien est du à un choix ou à quelque chose de plus grand, quelque chose de l’ordre de la destinée. Elle se braque et se fâche, me demandant en quoi la question me regarde avant de se transformer et de s’envoler.
Je souris en l’observant disparaître derrière un bosquet.
((Qu’est-ce que ça doit être fatiguant d’être ainsi colérique et spontanée.))
L’elfe, lui, semble de plus en plus préoccupé par le terme de notre voyage et de moins en moins à l’aise à mesure que nous approchons de vallées montagneuses. Pour ma part, sentir le froid sur ma peau me fait du bien ; après des semaines passées à subir l’intense chaleur du désert, j’aime plus encore qu’avant avoir froid. Ce voyage est comme un recueil visuel de tout ce que j’avais oublié d’apprécier à sa juste valeur ; entre autre le paysage changeant et le ciel orageux. Plus de sable à perte de vue, plus d’horizon troublé par le feu du soleil … alors peu importe les états d’âme de mes voyageurs.
Au matin du dernier jour avant d’arriver en vue du palais, je préviens Faëlis que nous arrivons bientôt à destination. Son visage plus préoccupé que jamais jette des regards incessants en arrière, sans doute par crainte d’être arrivé trop tard malgré la rapidité du trajet sans aléas.
Aliéna donne un tournant différent à la journée en revenant à tire d’aile pour annoncer à l’elfe que son "petit ami" n’est qu’à moins d’un kilomètre devant. Une drôle d’expression dite sur un ton sarcastique et dont la signification m’échappe et m’échappera encore à n’en pas douter.
Sans précipitation hasardeuse, l’Hinion inspecte les environs proches en avançant à grands pas. Nulle hésitation cependant de sa part malgré le danger qu’il sait présent, il avance et saute par-dessus les cailloux du sentier escarpé.
Peu concernée par leurs affaires mais curieuse d’en connaître le dénouement, je le suis en prenant soin de rester à l’écart afin de ne point être découverte. Il s’approche de quelqu’un habillé en blanc, grand et assez large d’épaules pour être un homme ; sur le qui-vive de toute évidence car il perçoit rapidement la présence de Faëlis derrière lui et porte la main à son arc avant de se retourner. Son regard ne trompe pas. Si Faëlis n’avait réellement aucune idée de l’identité de l’elfe qu’il poursuivait, ce dernier sait exactement qui se trouve devant lui … et il est surpris de le voir ici et maintenant. D’une voix affolée, il le somme de faire demi-tour immédiatement tandis que ses yeux sondent les alentours. La situation lui échappe, il tente de faire entendre raison à Faëlis en l’implorant de nouveau de repartir mais il ne trouve qu’un mur face à lui, un mur lancé à sa poursuite depuis trop de jours pour repartir sans une once d’explication. Le ton monte soudain et l’hinion avoue enfin qu’il est là pour protéger Faëlis à la demande de sa propre mère. Un retournement dans le canevas de l’histoire du noble rebelle que je n’imaginais pas. Il savait cet homme en danger mais de toute évidence, ce dernier se met en danger volontairement pour le protéger lui. Un fouillis d’acte de bravoure, de témérité et de devoir les uns envers les autres qui ne semble pas perturber que moi.
L’annonce laisse le noble protecteur sans voix et le regard soudain absent … au point de ne pas réagir lorsque l’envoyé de sa mère ; protecteur lui aussi par la force des choses ; se précipite vers lui et le pousse d’un coup d’épaule pour lui éviter de finir perforé par une flèche.
Presque simultanément, les deux Hinions hurlent, à celui et celles qu’ils connaissent, de fuir et de se mettre à couvert. Je ne vois déjà plus Aliéna dans les parages, sans doute n’a-t’elle-même pas quitté sa forme d’oiseau pour survoler la scène sans éveiller leurs soupçons. Cachée derrière mon mur de roche, je me décale légèrement afin de regarder l’origine de la flèche. Au loin, plusieurs personnes de très grandes tailles barrent la route. J’en compte pour l’instant trois, tous encapuchonnés avec un foulard sur le nez et emmitouflés dans des manteaux sombres et tous armés d’arc. Sans un bruit, je dépose mon paquetage à mes pieds et dégaine mes armes à mon tour.
Toujours hors de vue de ses agresseurs, je penche la tête pour me faire voir de Faëlis, arc à la main et à la recherche de ses alliés. De là où il se trouve, il repère Aliéna et nous fait signe à tour de rôle d’avancer vers les trois individus masqués, en restant à couvert le plus longtemps possible.
Le chemin s’y prête moyennent mais je parviens à me rapprocher de quelques mètres sans me faire repérer. Ils avancent lentement en pointant leurs flèches vers la position de Faëlis et son acolyte. Aucun mot n’est prononcé, ils ne sont pas là pour négocier quoi que ce soit. Les flèches tirées ne sont pas là pour faire peur, elles sont là précisément pour assassiner. Ils s’approchent et guettent de leurs positions enviables en hauteur et dos au soleil, ils attendent que leurs proies tentent l’impossible pour parvenir à viser juste. Les Hinions ont besoin d’une diversion conséquente pour faire ce pour quoi ils sont là tous les deux … se protéger l’un l’autre.
J’avance encore de quelques mètres sans me faire repérer par le trio. Je suis assez proche pour qu’ils soient à portée de mes lames lancées à la seule force de mes bras. Ils ont stoppé leur avance prudente et se concertent, sans doute pour établir un autre plan visant à déloger le gibier planqué, car l’un d’eux bande son arc tandis que les deux autres s’écartent du sentier rocailleux.
Les aspérités du rocher peuvent me servir d’appui pour me hisser suffisamment haut afin de tirer sans être vue. Je sors deux lames et calcule mes chances d’arriver à tirer et me déplacer jusqu’au tronc d’arbre plus loin, avant qu’ils détectent ma présence. C’est osé et la probabilité d’en blesser un est faible mais si ça marche, les Hinions auront une chance d’ajuster leur visée. Je hisse mon pied sur le rocher lorsqu’un bruit dans mon dos me fait tressaillir. Le grincement de cailloux déplacés par autre chose qu’un gros coup de vent. Je pousse en arrière au lieu de m’élever et échappe de justesse à la flèche qui se brise sous mon nez.
Un quatrième homme en manteau noir a échappé à ma vigilance et se rue sur moi à une vitesse folle. Je lance les lames vers lui pour faire diversion afin d’empoigner le cimeterre. Il sautille tel un lapin pour les éviter et saute par-dessus des branchages morts, ayant déjà échangé son arc contre une épée courte. Je pare son attaque et ressens sa force jusque dans mon avant-bras. Après plusieurs et rapides échanges qui nous valent chacun quelques ecchymoses, je commence à entendre les voix du trio au-dessus de nous, parlant dans une langue étrangère. Si l’un d’eux arrive dans mon dos, je suis foutue ; mais garder un œil vers le sentier pour les voir venir et me concentrer sur mon adversaire est presque impossible. Je ne fais que retarder le moment où je vais devoir choisir quel risque est le moins grand, celui de détourner le regard d’un danger mortel imminent ou celui de relâcher mon attention d’un assaillant que je suis loin de dominer.
Il devine mes craintes. Son regard ne trompe pas et ses gestes non plus. A deux reprises, il tente d’empoigner mon bras pour m’attirer du mauvais côté. La première fois, je suis parvenue à m’en défaire en attrapant le cimeterre de ma main gauche. Il s’est reculé d’un pas leste en esquivant adroitement mon coup hésitant. Cette fois, il bloque ma main dans la sienne et je lâche mon arme sous la pression et la douleur. Un coup de coude dans le nez l’empêche de me briser les doigts de sa poigne de fer mais la seconde perdue à ressentir la liberté de mes doigts engourdis me vaut un coup de poing dans la mâchoire, qui me fait valser en arrière. Un mal pour un bien cependant car je suis toujours du bon côté, du moins pour l’instant.
Mais mon arme, elle, se trouve derrière lui. Contre un adversaire comme lui, en face à face, ma dague ne me servira à rien, je ne pourrais jamais passer sa garde. Il n’est pas un vulgaire brigand ou quelqu’un, comme moi, qui a appris à se battre dans les rues. Je crache le sang qui remplit ma bouche ; je déteste me mordre la langue, j’en ai pour des heures à remordre la plaie à tout bout de champ.
Advienne que pourra, je vais devoir passer dans son dos pour récupérer mon sabre. Je cours vers lui et feinte de l’attaquer avec ma dague noire. Je roule à terre pour éviter son coup et me rattrape en glissant puis tourne autour de lui comme une anguille entre les doigts d’un pêcheur. Il ne se laisse pas berner très longtemps, il pivote et se retrouve près de moi d’un pas chassé avant de balayer le sol de son épée pour me faucher en pleine course. Je plonge par-dessus et l’évite mais mes doigts ne font qu’effleurer le pommeau de mon sabre, trop loin de minuscules centimètres pour que je puisse m’y accrocher pendant ma roulade au sol. Un genou à terre, je m’apprête à bondir dans son dos quand un mouvement de sa part me donne soudain la chair de poule. Il vient de se retenir d’avancer …
Sans même les voir, je les sens au dessus de moi, arcs bandés et flèches encochées. Dans une ultime tentative, j’attrape une lame dans chaque main et les lance en bondissant le plus loin possible de ma position, peu importe où. Que je m’éloigne de mon sabre, que je dégringole la pente en me brisant quelque chose, que je finisse dans les pattes de mon adversaire … ça sera toujours moins pire que de rester là, offerte à deux archers comme une lapine face aux crocs d’un loup. Mais lorsque mes lames quittent mes doigts, il est déjà trop tard ; les flèches sont déjà tirées et le mouvement de recul que j’entrevois de leur part est bien inutile. La première flèche m’atteint en pleine cuisse. Ma jambe trébuche dans le sens inverse de mon élan et je me sens soudain comme en chute libre … la deuxième m’arrache un cri et me coupe le souffle. Emportée par la vitesse du projectile qui traverse le creux sous mon épaule, je tombe comme une poupée de chiffon et hurle lorsque la flèche dans ma cuisse se tortille dans la plaie à chaque secousse.
Je ne dois mon salut qu’à la rapidité de mon instinct et la faiblesse de son coup qu’il croit être un coup de grâce facile. Allongée sur le dos, j’enferme son épée entre mes mains juste à temps. Un fourreau tenu de la force du condamné et qui a au moins le mérite de faire frémir ses yeux d’émeraude. De ma jambe valide, je porte un coup rapide et lui fracasse un genou avant qu’il ne retrouve ses esprits. Il lâche son épée, qui tombe du côté de mon bras invalide et j’enrage de ne pouvoir le bouger pour l’attraper tandis qu’il tombe sur moi. Il a la force mais j’ai la souplesse … je l’empêche de récupérer son arme d’un coup de genou dans l’omoplate, me défais de ses tentatives de m’emprisonner entre ses jambes et d’une seule main je place plus de coups de poings que lui avec deux, devenues maladroites sans épée.
Pendant que je me débats, une sensation venue de nulle part m’envahit, accompagnée d’une impression de déjà vu fugace ; je panique en sentant un fourmillement dans mes plaies, craignant d’avoir affaire à une nouvelle tactique de mon adversaire. Mais mon impression ressurgit, triomphante, se remémorant l’effet de la magie curative. De la magie quand même, et bien que celle-ci réduise le saignement de mes blessures, un frisson d’effroi parcoure mon dos.
Lorsqu’il attrape une énorme pierre et la lève au dessus de ma tête, je chasse mes angoisses d’avoir été touchée par la magie et profite de mon regain de mobilité. J’arrache la pointe de flèche de ma cuisse et vise la gorge. La pierre échappe à son contrôle et glisse le long de son dos. Il est surpris, ses yeux papillonnent à la recherche d’une réponse tandis que ses mains tâtent sa gorge pour faire de même. Un mince filet de sang déborde de ses doigts tremblants. Ses magnifiques yeux verts cerclés de noir me toisent avec une agressivité qu’il n’avait pas jusque là. Il tend une main ensanglantée vers mon cou qui ne l’atteint pas, stoppé par une orbite transpercée jusqu’au cerveau par la même flèche. Il n’a pas le temps de hurler, pas même celui de réaliser.
Un coup d’œil vers le sentier me confirme ce que j’ai cru distinguer pendant le combat. Les deux Hinions se sont occupés des deux archers et la jeune femme du quatrième assassin. Je ramasse mes armes éparpillées et récupère l’épée de mon adversaire après l’avoir fouillé, mais ce dernier était de ceux qui voyagent léger. Sous son masque se cachait un visage elfique fin et juvénile, une jeunesse trompeuse très sûrement en raison de sa race.
Lorsque je les rejoins, ils sont tous les trois côte à côte à observer les corps à leurs pieds. Seule Aliéna met des mots sur ce que nous pensons tous, ou presque, en se demandant qui étaient ces hommes. L’elfe que Faëlis vient de retrouver pourrait être son frère même si de mon œil peu avisé, tous les Hinions se ressemblent. Mais le nouveau venu possède un quelque chose qui fait penser à Faëlis, un air de famille qui tient de la stature et du maintien. Et lui, comme Faëlis, savait qu’un tel danger les attendait … et s'y est risqué dans la précipitation.
Soudain, mon client réagit à quelque chose que je ne perçois qu’au dernier moment, une autre silhouette apparaît plus loin, presque entièrement camouflée dans un buisson d’arbustes épineux. Protecteur dans l’âme, il nous alerte tout en armant son arc même si, je n’en doute pas, il sait déjà qu’il est la principale cible. La première de toutes les flèches tirées lui était destinée. Le bruit des cordes qui se relâchent sonne comme un glas … impuissante, je vois plusieurs flèches traverser mon champ de vision en direction de Faëlis … et une masse traverser celle de ce dernier. Une masse grande, blanche, rapide et déterminée à protéger un homme au péril de sa propre vie.
L’assassin meurt instantanément d’une flèche en travers de la gorge.
Le protecteur lui, gît aux pieds de Faëlis qui tombe à genoux pour lui venir en aide. Sur son visage se devine une rage intimiste teintée d’échec. Sans barrière, sans faux-semblant, il hurle contre une fatalité qu’il ne veut pas accepter. S’élève alors une vive lueur qui devient une lumière aveuglante dont il est la source. Je recule d’un pas et me détourne de la scène, l’observant du coin de l’œil, mal à l’aise en présence de cette force immuable et intangible.
Ce que je prends peut être à tort pour une fraude à toute logique et source de miracles interdits, n’en est peut être pas une en l’état car bien que capable de soigner des plaies … sa magie ne parvient pas à vaincre la fatalité d’une blessure mortelle. Le condamné le sait, lui, car il porte sur son protégé le regard de celui qui part, où sérénité, souffrance, regrets et accomplissement s’entremêlent sans se confondre.
Mes vieilles habitudes prennent le dessus et mon oreille s’accapare des mots destinés à une intimité que mon passif d’espionne ne connaît et ne respecte pas. Un destin particulier a mené ces deux hommes en ces lieux … et leur destin n’avait gagné qu’une bataille en ce jour. Une petite victoire pour cet homme qui meurt le sourire aux lèvres, ayant sauvé celui qui devait mourir.
Je m’approche d’eux. La suite de notre marché dépendra de la réponse de l’elfe aux traits tirés et aux yeux pensifs. Ce qui ressemble à une prédiction l’a amené jusqu’ici, lui et l’homme envoyé par sa mère ; une prédiction aux allures de mauvais présage et aux relents de piège à vrai dire … mais qui ne les a pas arrêté pour autant. Les révélations du mourant cependant, bien que partielles, ne sont pas aussi impalpables et mystérieuses qu’une prophétie … restera pour lui de faire le choix de continuer à foncer tête baissée ou profiter ce son nouvel avantage sur eux.
« Que souhaitez-vous faire Faëlis. Voulez-vous rejoindre le Palais, ou voulez-vous partir à la recherche d’une piste à leur campement. »
Il prend le temps de réfléchir et secoue la tête avant de parler. Selon lui, il n’y aura rien à gagner à retrouver un campement désert. Ayant compris maintenant à qui il avait à faire, il sait qu’il n’y aura aucune information. Le mieux est de continuer et rejoindre le palais où il espère pouvoir donner une sépulture décente à son sauveur.
« Nous y serons avant la nuit. » Dis-je comme une promesse.