Message
par Tanaëth Ithil » ven. 15 janv. 2021 14:23
Nessima, enfin. Depuis combien de temps l'ai-je quittée ? Des mois ? Des années, ou même quelques siècles ? Je ne sais plus très bien. Trop longtemps, en tous les cas.
Le spectacle que je découvre depuis les airs, accoudé que je suis au bastingage du Cynore en provenance de Tahelta, m'étreint le coeur et me noue la gorge. La fière cité militaire paraît plus ou moins intacte, mais les alentours... on jurerait qu'un titan s'est amusé à labourer la région, non sans y allumer bon nombre d'incendies au passage à en juger par les zones noircies qui parsèment le paysage. Des Sindeldi m'ont appris, durant le vol entre Kendra Kâr et Tahelta, que la cité avait été assiégée plusieurs semaines durant par les Eruïons et un étrange peuple de Nains sortis de je ne sais où, mais entre le savoir et le voir de mes yeux... Et si le pays est aussi profondément marqué par la guerre, qu'en est-il des Enfants de Sithi, de mes proches ? Je sais que Sylënn a survécu, elle serait même devenue gouverneur de la cité, mais Llyann, est-elle seulement encore en vie ? Et quid d'Elëryann, de Siathiël et des autres membres de l'Opale résidant dans notre commanderie ? Eshrin'tar Enoure, amie chère et mère de Llyann, Asuran'tar Thinel, le père de Sylënn, sont-ils sortis indemnes de la guerre qui a, selon les voyageurs avec qui j'ai parlé, causé des milliers de morts ? Que sont devenues la jeune Yliria, toujours prête aux pires témérités, Sibelle, l'Hinïonne qui a rejoint notre ordre et que j'ai brièvement rencontrée avant de partir pour Nirtim ? Et le Shaakt Arkalan, si différent des siens que j'en suis venu à l'apprécier, est-il toujours vivant ? Je pourrais avoir des réponses à ces questions grâce au don de Vision que m'a offert Sithi, mais...
Je me suis perdu. Oh, pas géographiquement parlant, non, de ce côté-là au moins j'ai toujours plus ou moins su ou je me situai, même si je suis dorénavant convaincu que je n'étais pas à l'endroit où j'aurais dû me trouver ces derniers temps. Non, c'est dans le temps que je me suis égaré. Dans des vies qui n'étaient pas la mienne. Sindalywë m'avait pourtant prévenu, plutôt cent fois qu'une, qu'il était dangereux pour moi de plonger trop souvent et trop profondément dans ses souvenirs. Mais quand ai-je jamais écouté les sages conseils que l'on me donnait ?
(Jamais, c'est le mot), rétorque obligeamment, et d'un ton ouvertement sarcastique, ma Faëra à cette question qui n'avait pourtant nul besoin de réponse.
(Oooh, ça va toi, pas la peine d'en rajouter), grogné-je intérieurement.
Je me suis perdu, et pas qu'un peu. Après les événements de Luminion j'ai éprouvé un besoin viscéral de solitude, j'avais la méchante impression d'avoir fait fausse route, de m'être écarté du fil d'or de ma destinée. J'ai eu besoin de prendre du recul, de réfléchir dans le calme, alors je me suis enfoncé dans les plus inaccessibles profondeurs de la Sylve des Premiers âges, en quête d'un lieu assez retiré pour que nul ne vienne interrompre le cours de mes pensées. Afin, aussi, de retrouver un peu de la relative légèreté de ma jeunesse, sans doute, de retrouver ce temps où je vagabondais sans but ni devoir de par le monde, fuyant les villes et vivant la plupart du temps en pleine nature, comme un sauvageon.
Seulement, cela n'a pas suffit à atténuer... quoi au juste ? Un sentiment diffus de culpabilité ? Un vague à l'âme issu de la conviction de faire fausse route ? De perdre mon temps et mon énergie dans un combat qui n'était pas le mien ? Un peu de tout cela, probablement. Alors je me suis mis en quête de réponses, non pas en parcourant le monde et en rencontrant des gens comme par le passé, mais en plongeant dans les souvenirs de Sindalywë. Pour ce que j'en sais une Faëra peut en principe interdire l'accès à ses pensées à son "maître", mais cela ne s'applique pas à nous. Pour faire de moi son champion, pour que j'aie accès à la bribe de fluide primordial de Vision qui me sert à entrevoir le passé, le présent ou le futur, Sithi nous a rapproché au-delà de ce que les mots pourraient décrire. Nous avons désormais une relation si fusionnelle que Sindalywë ne peut me refuser l'accès à ses souvenirs, de même que je ne peux en aucune manière l'empêcher d'avoir accès à mes plus secrètes pensées.
Seulement, s'il est aisé pour elle d'appréhender ma courte existence, enfin, courte du point de vue d'un Sindel, c'est une toute autre affaire pour moi que d'explorer l'immensité sans fin des souvenirs plurimillénaires de ma Faëra. Des souvenirs qui ont toute l'apparence de la réalité et qui, lorsque je m'y plonge, semblent littéralement devenir les miens. Je m'y suis perdu, totalement, au point de manquer de peu y laisser la raison. Pire, lorsque ses souvenirs étaient incomplets, qu'un événement auquel elle n'avait pas directement participé m'intéressait, j'ai utilisé mon pouvoir de vision pour en apprendre davantage. J'ai cherché ma voie, cherché à comprendre ce que Sithi attendait de moi, au sein d'un millier de vies passées, sans réaliser la folie de ma démarche. J'ai perdu toute notion du temps, du présent, de ma propre existence. J'en ai oublié de boire, de manger, de dormir, parce que j'avais l'impression réelle de le faire en revivant ces souvenirs qui n'étaient pas les miens et, surtout, que je ne savais plus comment revenir à la réalité. Je serais mort, à l'heure qu'il est, si un petit groupe de chasseurs ne m'avait trouvé. Apparemment Sithi n'en avait pas fini avec moi...
Il m'a fallu plusieurs semaines pour récupérer de cette absurde expérience, aussi bien physiquement que moralement. Mais enfin, un beau matin, je me suis réveillé avec une certitude : il était temps de retourner chez moi, parmi mon peuple. J'ai remercié ceux qui avaient pris soin de moi et je suis parti sans me retourner, direction la zone d'embarquement de Kendra Kâr. Là-bas j'ai entendu de nouvelles rumeurs de guerre, disant qu'Oranan était assiégée par les forces d'Omyre et qu'une bataille décisive allait s'y livrer. Certains Kendrans m'ont demandé, sans doute en avisant mon allure indubitablement martiale, si j'allais me battre à leurs côtés. Je me suis contenté de hausser les épaules et je suis monté dans l'Aynore à destination de Tahelta. Ce combat n'est plus le mien, n'aurait jamais dû l'être sans doute.
Et lorsque le Cynore atterrit enfin, que je foule à nouveau le sol de ma terre natale, un étrange sentiment de paix m'envahit malgré la dévastation ambiante et mes ultimes doutes s'estompent : ma place est ici, au Naora, parmi les miens.