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par Vohl Del'Yant » jeu. 28 févr. 2019 20:16
Le protecteur note rapidement que le forgeron ne sera pas la cible : il est à pied et tient son poney par la bride, sans doute par correction afin de ne pas regarder de haut les soldats. Les militaires encadrent Hïo, absorbés par les informations qu’il semble leur communiquer. Les hommes en armes constituent des barrières qui empêcheront les carreaux de toucher son protégé.
Vohl projette en avant sa monture dans une gerbe de neige alors qu’il s’écarte du sentier. Le garzok est à une bonne cinquantaine de mètres. Malgré la vitesse de Mahô, il ne pourra pas y être avant que le carreau ne soit tiré. A mi-distance, le garzok le remarque, tout concentré qu’il soit sur son objectif. Il oriente alors son arme vers le cavalier.
L’ancien soldat connaît les dégâts que peut causer une arbalète, qui plus est à cette distance. Il s’éjecte de sa monture, roulant sur la neige. Il se relève directement et se plaque derrière un tronc. Le carreau émet un bruit mat lorsqu’il vient se planter dans l’arbre endormi.
“Contact !”
Son cri résonne : il est à peu près certain que les soldats l’ont entendu. Le cri de signal pour un début d'affrontement sur le front : de quoi faire réagir tout soldat de métier qui se respecte. Au remue-ménage qui se fait entendre dans le sous-bois, les garzoks ne sont pas les seuls. D’autres barbares verts émergent de derrière les troncs.
(Il y en a tant ! Une escouade garzoke !)
Les soldats, même en comptant Vohl, sont à deux contre un. Ils ne sont pas de taille à les vaincre : résister mobilisera sans doute déjà toute leur force. Vohl reconnait que Kagame a la force de l’expérience - ce compliment mental lui arrache un sourire acide – et il n’est pas du genre à fuir. Il reste incertain sur Hige, espérant le meilleur, redoutant un planqué d’arrière ligne. Ils sont armés de masses, de larges épées. Des couteaux et des fioles pendent à leur ceinture. Seuls deux sur les huit qui émergent ont des armes à distance : l’un une arbalète, l’autre un arc de corne. Vohl se souvient de son dernier affrontement contre un garzok : la douleur de ses contusions avaient mis des semaines à partir, et il n’avait affronté alors qu’un seul adversaire. Ceux-ci semblent relativement plus chétifs, mais cela ne suffit pas à lui donner envie de retenter l’expérience.
Il entend les pas nombreux de ses adversaires qui font crisser la neige. Avant qu’ils n’arrivent jusqu’à lui, l’ynorien fait le tour du tronc, et saute en avant, utilisant l’élan que lui procurent ses bottes vertes. Il s’élève à deux mètres, augmentant de fait la distance parcourue par son saut. Il atterrit sur la neige juste à temps pour voir que l’arbalétrier a fini de recharger. Il se baisse par instinct pour éviter le carreau sifflant qui emporte un filet de sang en frôlant son bras. L’instinct ne paie pas toujours.
Conscient qu’il n’aura plus l’opportunité d’utiliser ses munitions, son adversaire laisse retomber l’instrument à sa ceinture, en même temps qu’il dégaine de l’autre main un coutelas à la lame épaisse. Il se jette sur Vohl, qui pare le coup. L’autre ne s’arrête pas là, utilisant son inertie pour bousculer l’assassin, qui roule dans la neige. Le garzok ne se fait pas prier pour profiter de l’avantage qui lui est offert par la providence, et se rue vers le jeune homme. Alors qu’il se redresse, le barbare se fend d’un coup violent en direction de la tête ynorienne. Vohl bat en retraite, le temps de se remettre d’aplomb. L’autre ne le lâche pas, voulant à tout prix garder l’avantage de l’initiative.
Chaque mouvement qui passe donne à ses adversaires davantage de temps pour s’approcher. Et ils approchent vite : les premiers laissent leur compagnon se charger de finir son adversaire, et courent vers les soldats...et Hïo. Dans l’urgence, Vohl décide d’essayer de prendre son ennemi à contrepied. Alors que celui-ci approche une nouvelle fois, il se jette contre son adversaire. Le temps presse. Ses lames trouvent le chemin de la chair adverse en même temps qu’il voit la dague noire le frôler. Le garzok pousse un cri rauque, entrant dans une frénésie rageuse. Il martèle de coups violents la garde de l’assassin, qui ploie sous l’assaut sauvage. Il doit cesser de se laisser dicter le rythme du combat !
A l’issue d’une parade plus énergique, il allonge dans un même mouvement un coup vers la gorge de son adversaire. Vif, ce dernier esquive. Le second mouvement trouve le chemin de la carotide. Aussitôt, Vohl se détourne pour observer la situation derrière lui. Les deux gardes sont venus à bout d’un garzok chacun, mais la situation est désespérée. Encerclés par deux fois leur nombre, un cri d’agonie prend fin dans un craquement d’os retentissant. Selon Vohl, le second ne tardera pas. Le poney de Hïo est hors de vue. Un sombre pressentiment enceint le cœur du soldat. Il n’est pas de poids face aux quatre peaux-verte. Seul l’archer isolé peut encore être neutralisé. Ce dernier n’est pas en vue.
(Où es-tu?! Où es-tu, par Rana !?)
Son inquiétude grandit ; dans ces bois, ne pas connaître la situation d’un archer est aussi dangereux que de lui tourner le dos ! Il ne peut être que caché par un tronc. D’un coup de talon au sol, Vohl atteint les branches de l’arbre au-dessus de lui. Il observe de tous côtés, attendant de percevoir un mouvement qui lui indiquera la présence de l’envahisseur. Ici ! De sa nouvelle position, il voit l’archer...et le forgeron, qui dirige son poney à pleine vitesse vers le garde survivant – et le quartet olivasse. Mais au moins un des garzok l’a vu venir : l’archer darde sur l’intrus un regard venimeux et encoche une flèche. L’adrénaline de Vohl atteint des sommets. Il se catapulte sur l’arbre en surplomb de ce dernier, brisant moult brindilles et branches séchées par l’hiver.
Intrigué par le déluge d’écorces et de petit bois qui lui atterrissent dessus, il lève ses yeux porcins. Vohl remet en pratique ce qu’il a expérimenté lorsqu’il a secouru Hatsu Ôkami. Il saute de l’arbre, pieds joints, la griffe déployée en avant, visant les yeux étonnés de son adversaire. Aucun cri ne s’échappe de la bouche du guerrier. Les lames transpercent la face de l’archer, crevant les yeux et hachant le cerveau de la bête. Le poids de Vohl, reposant sur les lames, fait claquer les cervicales dans un bruit sec et morbide.
Il amortit le choc de son atterrissage en ployant les genoux. Il devra travailler cet aspect : la chute était peu haute mais résonne dans sa colonne vertébrale. Il se rend compte de la chance d’être tombé sur ses adversaires lors de son périple à Oranan : d’une hauteur pareille, s’il était resté droit, les dommages auraient pu être terribles. Un hennissement et des cris courroucés le font sortir de ses considérations : Hïo a manifestement mené à bien sa charge. Vohl se précipite vers Mahô, qui s’est arrêtée à proximité lorsqu’il a engagé le combat. A peine en selle, il dirige son destrier à fond de train vers le lieu du combat, quelques jets de pierres plus loin.
Presque arrivé sur les lieux, il constate que la manœuvre du forgeron a été couronnée de succès : le soldat Hige ne se trouve plus aux prises que de deux opposants, devant lesquels il bat en retraite, cédant du terrain à chaque coup. Le protecteur s’en désintéresse et se fige de stupeur en s’apercevant que son protégé s’apprête à réitérer l’expérience. Ce gamin a besoin d’une bonne leçon de stratégie militaire ! Encourageant Mahô d’une franche pression des genoux, il pousse sa monture à ses limites. Le bras armé dessine un arc meurtrier lorsque les garzoks, alertés par le bruit, se retournent. L’un d’eux s’effondre en se tenant la gorge, tandis que l’autre saute vers l’arrière. La solide monture de Hïo le percute alors de plein fouet. Dans le feu de l’action, Vohl constate que le jeune forgeron a fermé les yeux et est plaqué à l’encolure de son destrier, ses poings fermés avec force sur la crinière du poney. Un brin de fierté traverse le cœur de Vohl alors qu’il se soucie finalement du dernier endroit où le combat se poursuit.
Le deuxième soldat est toujours sur la défensive. Vohl reconnait le visage de Kagame. Un frisson le parcours. L’envie de laisser durer le combat afin de ne pas se salir les mains. Il ne doit rien à son ennemi : ni l’honneur, ni le sang, encore moins la vie. Son sens de l’honneur le pousse néanmoins vers le combat. Presque sans y penser, il plonge ses lames dans le dos vert qui se redressait, encore étourdit par le choc contre le destrier du forgeron. Il retombe aussitôt au sol, luttant pour remplir ses poumons percés. Condamné à une mort douloureuse et lente, à l’écart de tous les regards.
Vohl s’approche dans le dos des deux guerriers garzoks qui tiennent en échec le soldat aguerri. Ses lèvres sont fendues et de multiples écorchures marquent son visage. Sa tenue est percée en plusieurs endroits. Ses yeux ne sont pas résignés : il n’est pas ce genre d’homme. Non, c’est la furie du combat qui le maintien pour l’instant en vie. Lorsqu’il voit le protecteur approcher dans le dos de ses adversaires, un sourire narquois fait saigner ses lèvres blessées. Puis il reconnait le visage du jeune homme. La furie qui l’anime redouble, à tel point qu’il arrive à placer des coups d’estoc contre ses adversaires. Comme s’il refusait de devoir son salut à celui qu’il sait être un paria.
Mais Vohl n’en a pas l’intention. Il observe le combat, du haut de sa Cerfe. La rage dans les yeux de Kagame s’éteint progressivement, laissant place à une froide méthode, puis à une sombre résignation. Une nouvelle blessure recouvre la cicatrice de sa joue. Une autre vient entailler sérieusement son bras, duquel tombe le katana réglementaire qu’il maniait. Plus guidé par son honneur que par son envie, le jeune homme se laisse tomber au plus profond de lui, prêt à commettre un acte qu’il sait déjà regretter. Concentrant sa force dans son point, il relâche la tension accumulée en même temps qu’il fait bondir sa monture en avant.
Le dos d’un des garzoks est déchiqueté sous l’impact des lames. Il se retourne, et son cerveau refusant l’information de mort imminente, parvient à agripper la cheville de Vohl pour le jeter à terre. L’autre garzok se retourne pour voir son camarade s’effondrer. Le plat de sa hache vient exploser aux tempes de l’assassin. Les étoiles filantes défilent sur un fond noir d’encre devant les yeux de Vohl. Il se laisse envoyer rouler, espérant ainsi suivre le coup qui va logiquement suivre pour le décapiter. La hache siffle devant lui. Cherchant le sol et un appui au touché, il tente de retrouver le sens de l’équilibre, à l’aveuglette. Un tranchant mort sa cuisse. Superficielle. En tout cas, rien qui ne lui éclaircisse les idées comme une douleur intense. Il perçoit des mots, bien qu’il n’arrive pas à leur donner un sens.
“Il est à moi !”
Le bruit d’un nouveau corps s’écroulant lui parvient. Dans le même temps, ses yeux distinguent de nouveau la scène. Kagame a manifestement réussi à désarmer le garzok et l’a abattu de sa propre hache. Vohl a mené à bien le sauvetage, même si une partie a reposé sur l’habileté de Kagame. Ce dernier s’avance vers lui, encore tétanisé par le manque d’équilibre.
“Je savais que c’était toi ! Je l’ai dit à Hige. Il ne m’a pas cru. Un foutu déserteur qui accompagnerait un forgeron Himatori... La blague hein ! J’en ai eu la confirmation en posant quelques questions à ce garçon… La vengeance est un plat qui se mange froid. La mienne est glacée, mais le plaisir de voir ta tête rouler en valait la peine. Par une hache garzoke, qui plus est ! Hilarant, non ?”
Le regard froid du soldat se pose sur lui. Vohl le savait. Sauver cet homme était une grave erreur.
(En voilà un qui est passé d’assassin à soldat, lui...)
“Seuls les imbéciles ont cru que ton père était mort par accident. Mais personne n’en avait rien à foutre. Et maintenant, tu es mort. Ça va faire plaisir à Talabre. Et me faire gagner des yus.”
Le jeune ynorien se résigne. Avec son étourdissement, il n’est pas en mesure d’opposer une quelconque résistance à l’ennemi qu’il vient de sauver. Face à ce dilemme insoluble, il lui vient l’envie de créer une expression...passer d’Oaxaca à Phaïtos? Le tranchant de la hache se lève. Et retombe. La pointe d’une flèche dépasse de sa gorge. Vohl bascule en arrière en même temps que le soldat, renonçant à se maintenir assis. La silhouette floue s’approche de lui.
“Au moment décisif, l’honneur d’un homme se mesure à ses actes.”
Hïo. Le forgeron est pied à terre. Malgré son ton sûr, il tremble comme une feuille, et ses doigts pleins de sang se nouent convulsivement en un poing qu’il presse contre son ventre, comme si ses tripes allaient lui échapper. Son assurance le déserte définitivement lorsqu’il arrive près de son protecteur. Il bégaie plus qu’il n’articule. Voir et donner la mort l'a clairement perturbé.
“Je … je suis … content … qu’un homme comme toi ... se soit porté … volontaire ... pour me protéger.”
Vohl peine à répondre tant sa bouche est pâteuse du choc reçu. Il se résigne à rester au sol, après avoir essayé sans succès de se redresser sur ses coudes.
“Merci. Et moi de n’avoir pas choisi Fuji Onoda.”
La réputation de lâche du noble forgeron n’avait rien à envier à sa maitrise des métaux. Son protégé tire une grimace en même temps qu’il se reprend, se frottant vigoureusement les joues. Il parcourt les alentours jonchés de cadavre d’un œil vitreux.
“Je ne te pensais pas en état de faire de l’humour.”
Ses changements d’états alertent Vohl. Il se souvient de sa fébrilité, lorsqu’il avait éteint sa première vie. Et encore, ce n’était qu’un garzok. Le jeune forgeron vient de faire couler le sang d’un homme. En y ayant réfléchi. Vohl voit le visage perdu du garçon, barbouillé de sang. Il se redresse, puis se relève, s’appuyant précautionneusement sur Mahô. Il s’approche de son protégé.
“Aujourd’hui, tu t’es fié à ton instinct. Ne perds pas ton temps à te demander s’il s’agissait de courage ou de lâcheté. Tu as fait ce qu’il te semblait juste. Et tu as ma reconnaissance pour cela.”
Le forgeron semble reprendre contenance.
“Je...vous...tu...tu es vraiment un renégat ?”
Le visage de Vohl s’assombrit.
“Nous parlerons de cela après nous être remis en route.”
Il passe devant les cadavres, qu’il fouille sommairement. Il espère trouver entre autres un symbole d’appartenance, pour se faire une idée des forces massées sur cette partie de la frontière. Il se redresse bientôt sans plus d’informations. Tant pis. L’escouade oranienne se doutera bientôt que deux de ses soldats ont eu un problème : ils doivent se remettre en route.
“Allons-y. Rapprochons nous davantage des montagnes... ça nous évitera de tomber sur une nouvelle troupe.”
Il désigne les cadavres des peaux-vertes en se remettant en selle. Il attend que Hïo reprenne un peu ses esprits avant de le presser davantage. Le forgeron semble peser le pour et le contre de la poursuite de sa quête du métal élémentaire.
“Il faut y aller, Hïo. Tu auras le temps de méditer sur ce moment pendant le voyage.”
Le jeune forgeron se met en mouvement lentement, comme si chacun des gestes qu’il fait représentait un effort colossal. Lorsqu’il est enfin sur sa monture, Vohl prend les rênes de cette dernière. Ils poursuivent leur chemin, continuant vers le Nord. Pour le moment, le protecteur a d’autres préoccupations que d’occuper les pensées du jeune homme : celle d’éviter toute nouvelle surprise, par exemple. Ils s’écartent ainsi de la sente principale pour se rapprocher encore davantage des montagnes. Au bout de quelques heures, la pente devient suffisamment marquée pour que le meneur décide de recommencer à contourner les contreforts acérés.
Sortis du sentier principal qu’ils ne voient désormais plus en contrebas, leur progression est ralentie par les multiples branchages et les zones d’éboulis, qu’ils se résolvent à contourner avec moult précautions. La stratégie, mieux appliquée qu’il y a quelques heures, semble porter ses fruits : aucun garzok ne vient à leur rencontre. L’ombre projetée par les pics voisins les renseigne sur l’avancée de la journée : Vohl estime que leur périple leur a fait perdre une poignée d’heures, mais rien d’extravagant.
Jugeant que son partenaire s’est ancré dans son mutisme depuis suffisamment longtemps, il prend la parole, la voix enrouée de n’avoir pas parlé depuis la scène d’affrontement. Il se veut rassurant, mais n’a aucunement l’intention de taire ce qu’il s’est passé. La confiance naissante entre son forgeron et lui doit être préservée.
“Bien. Nous n’allons pas tarder à entrer sur les terres d’Oaxaca. Dis-moi ce qui te pèse, Hïo.”
Le jeune homme ne répond tout d’abord rien, les yeux dans le vague, figés sur le sol sans sembler le voir. Vohl descend de sa monture, et tapote la cuisse du jeune homme.
“Forgeron, il est temps que tu fasses sortir ce qui te mine.”
Au stimulus physique, le cavalier redresse les yeux vers son accompagnateur. Dans ces yeux, le combattant voit la peur et le doute. La fierté, aussi, derrière les autres sentiments. Le dos du forgeron, déjà droit, se raidit, comme offusqué que l’on puisse penser qu’il souffre.
“Je... je n’ai rien. Tout va bien...”
“Bien sûr que tout va bien. D’ailleurs les garzoks diraient la même chose. Hïo, seul un imbécile irait bien après ce qui s’est passé. Et tu n’en es pas un. Discutons.”
Cela leur fera sans doute perdre une heure, peut-être la soirée. Mais avant que les arbres ne se raréfie et qu’ils n’aient à progresser sous le feu croisé des troupes kendranes et omyriennes, il vaut mieux pour eux deux qu’ils aient vidé leur sac. C’est en tout cas ce que pense le garde du corps. Le ferronnier semble regagner en vitalité alors qu’il prend la parole d’un ton plus ferme.
“Es-tu un déserteur ?”
Il semble avoir la ferme intention d’obtenir des réponses. Et Vohl a la ferme intention de lui en fournir... lorsqu’il le peut.
“Mon cas est un peu...particulier. Un de mes supérieurs veut me tuer. Je n’ai pas eu le choix de quitter l’armée. J’ai participé à plusieurs batailles, et j’y serais encore sans cet évènement.”
“Qui était ton supérieur ?”
Vohl hésite un peu.
“Hïo, t’entrainer dans ce conflit ne t’attirera rien de bon et pourrait affecter ton travail : je préfère ne pas te le dévoiler.”
“Tu crois que mon art ne pâtira pas du doute que tu fais planer ? Le coup de hache que tu as pris doit encore te perturber. Dis-le moi, ou je te dénonce à peine arrivé à Oranan !”
Vohl soupire. Il craignait d’en arriver là. Toutefois, le forgeron a raison. Que tout soit clair dans son esprit est peut-être nécessaire.
“Il s’agit du capitaine récemment promu de l’armée...Capitaine Talabre.”
Le jeune Himatori hoche la tête. Il marmonne, ne parlant presque que pour lui, rehaussant la voix pour une autre question.
“Je ne l’aime pas beaucoup. Il a l’air toujours en colère, mais quelque chose cloche avec lui. Kage est-il ton vrai nom ? Mon frère a fait une tête étrange lorsque je lui ai rapporté que tu t’étais inscrit pour m’accompagner.”
“Hïo. Si tu souhaites connaître mon nom, et je te le dévoilerai sans doute un jour, je te demande d’attendre que je règle cette situation.”
Vohl doute qu’il s’agisse d’une réelle question : son nom a probablement été prononcé par Kagame lorsqu’il accompagnait le jeune homme.
(C’est pour ça que les deux militaires semblaient s’intéresser à ce que disait Hïo... ils essayaient de savoir si c’était moi.)
Il s’agit donc peut-être d’un test. Mais dans le doute, mieux vaut que le forgeron ne connaisse pas son nom. Si vraiment il souhaite le connaître, il pourra facilement l’avoir en regroupant les informations dont il dispose à son sujet. Le forgeron soupèse la situation avant de sembler accepter le marché et de s’enquérir d’un nouveau renseignement.
“Ai-je eu raison de … de te sauver ?”
Le regard bienveillant affronte celui, interrogatif mais désormais ayant repris un peu d’assurance, du Himatori.
“Oui. Je sers la cause de la République. Sirius Gale l’a reconnu, c’est pour cela qu’il a accepté que je te protège.”
“Mais j’ai tué un homme...”
Vohl le coupe avant qu’il ne puisse se flageller davantage.
“Tu as protégé un homme. Selon les lois Ynoriennes, le meurtre est un crime. J’étais à la merci de Kagame. Il aurait pu m’immobiliser, me conduire en procès. Mais il a voulu se venger lui-même, pour une vieille histoire qu’il n’a pas digérée. Tu as donc empêché un meurtre.”
Il souligne le mot ‘empêché’, traçant une ligne imaginaire du doigt. Le forgeron replonge dans ses pensées. Il délibère intérieurement.
“De quoi voulait-il se venger ?”
“Tu te souviens la cicatrice qu’il avait sur le visage ?”
“Oui...”
“Je la lui ai faite lors d’un duel qu’il m’avait lancé. Son honneur n’a jamais accepté que j’étais plus adroit avec les lames que lui.”
Un silence suit. Vohl a opté pour la version allégée. Rien ne sert d’ensevelir son protégé sous une somme de détail qui, au final, ne lui seront d’aucune utilité. Le forgeron pèse une nouvelle fois les informations, se demandant sans doute si elles sont véridiques. N’ayant pas d’autre choix pour l’instant que de les croire ou pas, il pose une autre question qui lui permettra sans doute de trancher. La question est implicite, mais Vohl en comprend tout de suite la teneur : il doit une justification.
“J’ai cru que tu ne le sauverais pas...tu as pris tout ton temps pour avancer jusqu’à lui.”
“Même ceux qui ont déjà connus les conflits peuvent douter. Mon anonymat est crucial à ma survie et au travail que je fais pour Oranan. J’ai hésité à sauver un concitoyen qui préférait me voir en traître qu’en sauveur... la suite m’a prouvé que j’avais raison. Je serais mort, si tu n’étais pas intervenu.”
Son interlocuteur semble convaincu, et sans se rengorger plus que nécessaire, la fierté timide que Vohl avait détectée anime maintenant ses yeux. Le protégé cherche néanmoins à comprendre les motivations de son mercenaire :
“C’était ton ennemi, et tu es tout de même allé le sauver, au final ?”
“Comme pour toi, voir quelqu’un perdre la vie n’est pour moi pas anodin... j’ai espéré qu’il ait changé... je ne sais pas exactement ce que j’attendais de ce geste. Je suppose que j’ai vu assez des miens pourfendus par des Garzoks... et il était lui aussi, malgré tout, un protecteur d’Oranan. Je pense que quoi qu’il advienne, je protègerai toujours ceux qui ont cette fonction...quels que soit les rancœurs qu’ils peuvent avoir à mon égard.”
“Même Talabre?”
Hésitation.
“...Je ne sais pas. Lui, je ne sais pas. Il n’est pas digne de sa charge, selon moi. Il y a un fossé entre ce qu’il cherche et ce qu’il devrait chercher... Je suppose que je ne le saurai que quand la situation se présentera.”
Vohl ne s’avance pas plus ; son protégé lui a posé une bonne question. Il élude ses pensées d’un geste évasif de la main : il aura le temps d’y réfléchir plus tard.
“Je pense que je commence à comprendre comment tu agis... j’ai sans doute eu raison de faire ce que j’ai fait. C’est juste que... ce sang sur mes mains... je l’ai tué sans réfléchir ! J’ai toujours cette impression d’avoir commis quelque chose d’horrible ! Je savais que ce modèle de casque ne comportait pas de gorgerin...la flèche était plantée dans le sol... Il a soulevé la hache, et tu étais au sol... Je n’ai pas eu le temps de réfléchir.”
Le protecteur lui laisse le temps de tarir son flot de paroles. Il lui pose une main apaisante sur l’épaule et lui tend une main fraternelle.
“Parfois il faut agir sans réfléchir, en se fiant à son instinct. Si l’on réfléchit trop face à des dilemmes apparemment insolubles, on reste paralysés et on perd l’occasion de faire un choix. Je pense qu’il faut surtout garder ça en tête : faire un mauvais choix que l’on devra assumer par la suite et mieux que de constater que le pire est arrivé car on n’a pas eu le courage d’agir.”
Le jeune forgeron lui serre la main en plantant ses yeux bruns dans les siens.
“Merci de m’avoir fait parler. Ça va surement encore me trotter dans la tête un long moment, mais je pense que j’avais besoin de m’en décharger un instant.”
“Je suis ton protecteur : je peux bien supporter quelques jacasseries d’un novice !”
Le novice en question esquisse une frappe amicale, puis remonte sur le dos de son poney. Il reprend un ton sérieux.
“Tu as beaucoup tué ?”
“Non...très peu... et la plupart le méritaient. Le plus souvent, c’était des garzoks.”
“Mais ces garzoks...ils pouvaient avoir une famille, des amis...non ?”
Décidément, ce gamin a l’art de mettre les pieds dans le plat.
“Les garzoks ont une conception tout à fait différente du monde que la nôtre. C’est pour cela que nous nous battons. Ils défendent leur point de vue, nous défendons le nôtre. Si nous avons conclu une alliance...c’est peut-être un peu fort … disons une trêve, avec Kendra Kar, c’est que leurs valeurs sont suffisamment proches des nôtres. Ça n’arrivera jamais avec les garzoks. Ne confond pas les ennemis et les criminels.”
“Je vais méditer là-dessus.”
“Tu le feras en route. Nous devons repartir. Mais avant ça ; il faut que nous parlions de la suite. Nous allons traverser une minuscule partie du territoire d’Oaxaca. Nous devrons être prudents dès que nous en serons là. Nous y passerons le moins de temps possible. D’après la carte, nous en avons pour environ un jour et demi. Nous avancerons à un trot soutenu pendant la journée. Puis tu dormiras en selle, et je guiderai les deux montures pour que nous avancions de nuit. Toi, moi, Mahô et ton poney, nous nous reposerons à Luminion, une fois franchie la frontière kendrane. Ainsi, nous en aurons pour moins d’une journée.”
“Tu crains tant que ça les peaux-vertes ? J’aurais cru un ancien militaire plus courageux.”
Un reniflement de dédain accompagne le sarcasme. Vohl sent le wasabi lui monter au nez.
“Je ne les crains pas ‘tant que ça’... la guerre est tout pour eux. Je n’ai pas envie de mourir, et ce sont des guerriers expérimentés, qui acquièrent leur expérience sur les champs de bataille ou dans les escarmouches. Si tu ne veux pas mourir, tu ferais bien d’intégrer ce point : juge ton adversaire à sa juste valeur. Si quelques-uns nous tombent dessus, je pourrai essayer de m’en défaire. Mais si une escouade nous prend par surprise...soyons lucides : ce sera la fuite ou la mort.”
“Bon...et comment saurai-je si nous sommes entrés en omyrhie?”
Un air sombre passe sur le visage de son protecteur. Il garde un sacré souvenir des opérations qui l’ont amené à passer du côté sombre du continent. Mais comment décrire en quelques mots suffisamment clairs l’atmosphère pesante, le vent semblable au souffle des morts, l’absence de vitalité du sol, conduisant à une végétation rachitique et hostile, ce sentiment oppressant d’attendre à chaque tournant, un cadavre ou un laissé pour mort au milieu du chemin ? Rien ne le préparera véritablement au paysage pelé, morne et morbide.
“Oh, tu sauras... crois-moi ! En route !”
Il ne leur faut que quelques heures pour arriver à l’orée de la forêt encore ynorienne. Au-delà s’étendent les paysages désolés : le forgeron ouvre des grands yeux face au spectacle. Un sentiment nauséabond s’élève de la terre ravagée. Le jeune homme s’écarte pour vomir derrière un arbre. Vohl serre les dents pour ne pas l’imiter. Il y a quelque chose, sur cette terre, qui refuse le droit aux vivants de la traverser. Une magie ancestrale, encore puissante, qui meurtrit ceux qui ne peuvent l’accepter.