Un souffle formant une note aiguë s'échappe de mes lèvres, en harmonie avec le son strident me fracturant le crâne sous mon casque. J'ai déjà eu des migraines et des maux de têtes, mais là, c'est comme si une lame ou un objet qui n'a rien à y faire s'était planté à plusieurs reprises aussi bien dans mon front que vers ma nuque. Ou alors ce sont des griffes, coincées sous mes os, qui raclent désespérément pour sortir. Et j'ai beau secouer la tête de part et d'autre, rien n'y fait. En fait, le geste aggrave la sensation, mes yeux attrapant une clarté chaude et éblouissante de vie d'un côté et les ténèbres glaciales quelque peu familières de l'autre. J'ai la sensation d'être de retour dans la souche creuse explorée avec Dae'ron, la moitié du corps abrité de la pluie dans une ancienne ruche abandonnée, l'autre exposée aux éléments. Mais là, le ressenti est poussé à l'extrême. Pourtant, il y a quelque chose d'étrangement rassurant dans ce que je ressens. Une sorte de calme et de sérénité que j'ai du mal à expliquer. Peut-être est-ce lié au fait que j'ai approché cette étrange porte entre les deux facettes à plusieurs reprises et contre mon gré. Cette fois-ci, je suis pleinement conscient de ma situation. Je n'aime pas cela pour autant, mais j'ai choisi ce chemin, ce qui atténue un brin l'amertume de me trouver là où tant d'enflures ont toujours rêvé de me voir croupir !
Il fait sombre, très, mais ces ténèbres ne sont pas comme celles d'un mauvais rêve. Au contraire, elles bougent tout autour de moi et même au-dessus. D'instant en instant, je ressens une pression désagréable et suis irrité de voir des formes se permettre de se déplacer plus haut que moi. C'est pourtant moi le détenteur d'ailes ici ! Et plus je prends conscience des présences, plus mon agacement croit, s'alliant à un dégoût prononcé pour tous ces frôlements et ces contacts osant approcher mes plumes. Je vais avoir la nausée en plus d'un mal de tête ignoble ! Et en plus, il faut que ces formes insupportables soient bruyantes ! Elles gémissent et ont l'audace de tendre leurs bras sans articulations solides dans ma direction en chouinant ! C'en est assez ! Je croise les bras devant moi, remarquant m'accrocher instinctivement à mon arbalète, et décolle, m'arrachant aux gémissements de la masse grouillante.
Une fois en hauteur, j'observe les lieux. Sourire en coin. Quelque chose me dit que si je pouvais ouvrir ma sombre relique abritant le Crapaud, sa décoration devrait s'apparenter à ce que je vois. Des lagons de flammes vertes, un chaos de colonnes et de pierres noires, et en guise de rivières serpentant entre des gouffres et des pics, des amas de corps de différents gabarits. La plupart reste trop grands à mon goût. Le seul point satisfaisant demeure que tout ce tas de crétins fait partie de ceux qui ne risquent plus de croiser ma route. Un bruit comme un porc éventré attire mon attention au-dessus de moi. J'ai juste le temps de donner deux puissants battements d'ailes vers l'arrière avant qu'un corps ne me tombe devant les yeux, allant se joindre à la masse décérébrée. Ma langue claque d'elle-même face à ce spectacle dérangeant. J'avise alors au-dessus de moi, remarquant au bout de longues secondes à voir les corps choir que ces derniers évitent ce qui ressemble aux berges des courants.
Quelque chose me saute alors aux yeux, mais avant que l'idée n'ait réellement pris forme dans mon esprit encore secoué, une voix semblable à celle du piaf de feu, avec quelques siècles de moins peut-être, résonne. Elle confirme ce que j'ai vu : les autres qui ont décidé de tenter leur chance ici ne sont pas dans les environs. Le voyage nous a séparé. Personnellement, je ne m'en inquiète même pas. J'ai beau avoir la tête dans un étau, chose qui semble diminuer d'intensité petit à petit, je ne suis nullement confus. Je sais qui je suis, je sais où je suis, et pourquoi j'y suis. Enfin presque. Partiellement. Je sais que je dois me rapprocher de la structure haute que j'aperçois dominer les environs, et ressemblant à un gigantesque pont. Franchement, ce n'est pas à moi que cela posera le plus de difficulté. J'ai juste à me méfier des corps en chute libre. D'où viennent-ils au fait ? Sont-ils jetés du pont ou choient-ils depuis la voûte ? Est-ce qu'il y a seulement un plafond dans cet endroit ?
Je hausse les épaules et laisse mes ailes me porter vers la structure. Tant qu'à faire, je passe non loin de la marée grouillante, remarquant certaines formes de plus petites tailles pratiquement flotter au-dessus du reste. Je note d'ailleurs que quelques-unes ont des ailes. Je hausse un sourcil, faisant un léger crochet, curieux de voir s'il ne s'agirait pas d'une des victimes de Sartori. La forme est sur sa face, semblant flotter comme le cadavre d'un noyé. Sans ménagement, j'agrippe la mélasse poisseuse lui servant de tignasse et oblige la forme à redresser sa trogne. Mon expression fermée se pare d'un sourire cruel devant la face gonflée que j'ai sous les doigts. Je n'ai pas retenu son nom, mais je la reconnais, malgré ses traits bouffis. Celle-là, c'est l'imbécile de femelle que ma fléchette a frappé dans le dos, la faisant se noyer dans une choppe d'alcool à la vue de tous. Et si elle a atterri là, cette ignoble emplumée qui a
osé s'en prendre au Protecteur, c'est bien que ses soi-disant compagnons géants n'ont pas levé le petit doigt pour la secourir. Bien fait !
Ricanant froidement, je poursuis mon chemin en direction du pont, dardant le regard en divers endroits en quête d'autres de mes victimes. Peut-être qu'il existe d'autres aldrydes dans ces rivières, mais pour peu que le reste des cadavres flotte au-dessus, autant chercher une aiguille dans une meule de foin. Je n'ai pas énormément de chances d'en trouver, quand bien même je serais venu pour cela, le flot de morts gémissants bien plus important que ce que mes maigres actes ont pu apporter. En me concentrant un peu, j'aperçois un peu plus loin un petit groupe d'une taille proche de la mienne. Ce qu'il y a d'intrigant est que plus je me rapproche, plus j'ai l'impression de voir un quadrillage créé par ces formes qui se lamentent. Ce n'est qu'en les survolant que je comprends. Ce sont bien des aldrydes, mâles comme femelles aux cheveux longs, bouches ouvertes dans un cri commun et silencieux, et qui... Se tiennent agrippés les uns aux autres par les mains. Quel motif saugrenu. Il est amusant de voir que même la chute ne les a pas détaché les uns des autres. À croire qu'ils se sentaient liés même dans le trépas.
Je suis sur le point de m'en désintéresser quand je remarque une anomalie. Une des silhouettes est de profil à l'extrémité du groupe, tournée à contre-courant, et si elle est liée d'une aile aux autres, sa tronche est tournée en l'air, vers moi. Je fronce les sourcils, me demandant un instant s'il reste une once de conscience dans ce corps, mais les yeux blancs et vides ne suivent pas mes déplacements. Il a juste l'air de guetter quelque chose vers le plafond. C'est bizarre, plus je le regarde... Où ai-je déjà vu ce faciès ? Je me contrefous généralement des êtres sans importance et les oublie vite, ce qui signifie que ce mâle avait un minimum de valeur. Je cherche, fouille, et tente de superposer d'autres expressions à son visage, d'imaginer une gestuelle ou même un timbre de voix... Et d'un coup, je me souviens. C'est Kaât, le mâle qui s'est laissé détruire par la magie de la Gardienne et... Celui qui a initié Dae'ron à faire un usage instinctif de sa magie de lumière. Mon regard reste rivé au sien plusieurs longues secondes. Quand je songe à la détresse du Protecteur lorsqu'il a perdu cette troupe lui ayant servi d'essaim pendant une quinzaine d'années, je ne regrette pas lui avoir interdit de venir. Mes ailes me portent sur place, le temps que le moment et le groupe passent. Je sais que mon cher brun aurait souffert de cette vision, aurait été profondément touché, sans doute. Moi ? Non.
Je m'accorde un instant pour me concentrer sur l'autre côté, là où ledit Protecteur se trouve avec les autres défenseurs. Après un moment dont j'ai du mal à estimer la durée, je poursuis donc ma route, méfiant quant aux corps chutant périodiquement, et passant au-dessus de gouffres auxquels je n'accorde aucune attention. Après tout, il n'y a que quelques silhouettes dont la vision ici me rendrait extatique, mais pour cela, il faut que
je me charge de les y envoyer.
Je reporte mon attention vers ma prochaine étape. Le phénix a promis d'ouvrir des portails, il a intérêt à mieux viser cette fois.
[Suite]