Le lendemain, malgré les événements de la veille, nous partons lorsqu’il fait encore nuit afin de gagner du temps sur place. J’ai réussi à récupérer des cordes supplémentaires, des crochets et une deuxième pioche pour moi afin de creuser un chemin plus praticable. Notre escorte aujourd’hui est de deux hommes mais comme l’a dit le vénéré et vénérable chef à la fesse molle, ils ne sont pas là pour nous aider, seulement pour veiller l’un sur l’autre car, comme je l’avais pressenti, là bas on est en danger quand on est immobile et surtout plus sur nos dromadaires.
Le traitement de Sam ; composé d’un mélange de plantes qu’il fait bouillir et dont il respire les vapeurs ; l’a plutôt bien remis sur pieds, il a l’air en forme bien que son humeur lorsque nous sommes au campement reste maussade. Je sais qu’il se fait violence pour accepter les cordes et outils que les Yimni nous procurent car il sait d’où ils viennent et ce que je fais pour les avoir. Il ne comprend pas et cela va à l’encontre de beaucoup trop de valeurs qui lui tiennent à cœur pour qu’il l’accepte simplement.
Quand on arrive à la crevasse cependant, il redevient le forgeron impatient et appliqué que j’aime observer. Dès notre arrivée au petit matin, nous laissons les deux cerbères s’occuper de l’abri et partons directement au travail.
Je fais découvrir à Sam mes talents à l’escalade et lui permet de gagner un temps considérable pour chercher la meilleure veine où commencer. Le monticule de pierres et de terre sablonneuse est facile à escalader, il y a énormément de prises solides et d’anciens blocs de pierre qui formaient les colonnes sont encore assez stables pour servir de plateau à une personne de petite taille. Je plante plusieurs crochets dans des minuscules fissures aux endroits que Sam souhaite contrôler puis je l’aide à grimper à la corde.
A la fin de la première mâtinée, nous n’avons pas trouvé de trace de San-divyna mais le monticule est grand et il est confiant. Pendant la longue pause obligatoire en pleine journée, nous tentons de dormir un peu entre deux discussions sur l’organisation des quelques heures supportables en fin de journée.
C’est en fin de journée du deuxième jour qu’il trouve enfin une veine dans la roche qui émet réellement de la lumière, on ne la voit pas quand ce maudit soleil nous éblouit mais dès que notre ombre passe dessus, c’est comme si une luciole apparaissait dans la nuit. Malgré la chaleur, la soif, la fatigue et la douleur d’ouvrir la bouche pour sourire, nous éclatons de joie et rions jusqu’à être au bord de la suffocation.
« Merde à ce désert maudit ! On a trouvé son trésor !! »
Il nous reste peu de temps avant de devoir repartir au campement mais Sam tient à tailler un premier bloc de la roche pour dormir ce soir avec le premier morceau d’une longue série. De mon côté, je stabilise le cordage et multiplie les points d’accroches autour de la zone. Dès le lendemain, il sera seul là haut à piocher, creuser ou je ne sais quoi pour ouvrir la roche et suivre le filon car de mon côté, je vais continuer à préparer le chemin pour remonter les blocs de roche et de minerai.
Pour la première fois, rien ne parvient à lester sa bonne humeur la nuit venue. Quand le lendemain, je le réveille en lui apportant du lait de chèvre ; il l’accepte sans grimacer bien qu’il sache que rien dans ce campement n’est gratuit.
« Bientôt Madoka, signe-t-il en levant sur moi le regard le plus déterminé et acharné du monde, je te délivrerais de ces rats immondes. »
Je l’embrasse sur le front et ne dis rien. Depuis le temps que nous voyageons ensemble j’ai compris à quel moment il était inutile de lui parler, même pour le remercier ou le rassurer. Il décrypte les expressions et les émotions comme personne, même les miennes alors que je n’excelle pas dans l’expression faciale spontanée.
Cela fait trois jours que nous avons découvert le filon. Ne pouvoir y travailler que peu d’heures par jour tiraille Sam au plus haut point et chaque jour je dois lutter pour qu’il revienne à l’abri en fin de matinée et lutter plus encore pour qu’il dorme et qu’il attende le début de soirée pour y retourner un peu avant de rentrer. Les allers et retours obligatoires deviennent une corvée qu’il ne supporte plus, les longues heures à ne pouvoir rien faire que côtoyer ces hommes qu’il exècre sont un châtiment plus sévère que retourner à Oranan sans minerai.
Je le vois s’enfoncer dans le trou qu’il creuse toujours plus profondément, en sortir des blocs de pierres parfois aussi larges que lui et les descendre par les cordes à la force des bras. Il a le visage ravagé par des égratignures, le bout des doigts noirs de croutes de sang séché mais il ne veut pas s’arrêter ou faire une pause. Je remonte les sacs de minerai un à un, me remémorant ses explications quant à la quantité de métal pur et utilisable qu’il peut y avoir dans chaque sac et me demandant parfois si tout ça vaut vraiment la peine, oubliant mes propres paroles ainsi que la portée de sa quête qui va au-delà d’une victoire.
La routine qui s’est installée nous a presque fait oublier où nous nous trouvions.
Jusqu’à cette fin d’après-midi. Je suis en train de transférer le contenu d’un sac dans un autre lorsqu’un son ressemblant à un sifflement humide attire mon attention. En me retournant vers le sentier créé par mes pas, je ne vois rien et les deux hommes du clan ne réagissent pas ; le son recommence, plus près et j’ai l’impression de percevoir aussi un frottement et bruit de caillou qui roule. En me reculant pour voir derrière une large colonne, j’aperçois la chose qui s’avance en se dandinant sur ses grosses et courtes pattes. Cette fois, j’ai en face de moi un véritable lézard géant, sans croisement d’aucune sorte à l’instar du roi saurien. Sa peau est semblable à du cuir, ses pattes sont courtes mais larges et munies de solides griffes, sa gueule est énorme et donne l’impression de pouvoir avaler un enfant sans le mâcher. Il avance vite et se met soudainement à courir au moment où il se sait démasquer.
Les deux hommes du clan réagissent vite mais l’un d'eux trébuche et manque de se faire arracher une jambe. La bête est vive, bien plus que ne le laisse présager sa taille et son poids. A peine a-t-elle raté une cible qu’elle se jette sur une autre. J’ai juste le temps de dégainer mon sabre et donner un coup à l’aveugle pour la faire reculer d’un pas. Elle bondit aussitôt après pour riposter. Je recule rapidement, l’obligeant à allonger son cou et sa gueule vers moi pour lui tailler le bout du nez … mais en plus d’être vive, elle est aussi maligne car elle plonge la gueule vers le sol au dernier moment pour esquiver et continue son mouvement droit vers mes pieds. Des pieds heureusement invisibles sous les pans du thoab trop grand pour moi.
Ses dents agrippent le tissu et le déchirent lorsqu’elle secoue la tête nerveusement. Je m’écarte d’une roulade et me cache derrière une colonne le temps de sortir deux lames. Lorsque je fais le tour de l’autre côté, il m’y attend déjà, remonté sur ses pattes avant et la gueule légèrement en arrière. Il émet un son guttural et caverneux et sa gorge remue par vagues, je reste interdite devant ce déroutant spectacle, me demandant si je ne ferais pas mieux de profiter de son espèce d’immobilisme au lieu d’observer. A peine ai-je lancé mes lames qu’un hurlement venant de la droite me fait changer d’avis sur le fait de charger vers lui. La barrière de la langue n’existe pas pour les cris de terreur et les gestes de fuite. Quoi qu’il prépare, c’est trop dangereux pour rester à distance. Je recule d’un pas et lorsqu’il ouvre la bouche - écoutant la crainte du Yimni - je roule à nouveau sur le côté pour m’écarter au lieu de m’éloigner.
J’évite de justesse un jet de salive immonde mais c’est en me rétablissant que je me rends compte de l’origine de la terreur de l’homme. La salive de cette bestiole est assez acide pour faire fumer la roche. Si ce truc me touche c’est au mieux, la perte d’un membre assuré et au pire, la vie. Il ne semble pourtant pas pouvoir cracher sa salive à tout bout de champ car il se cambre aussitôt après pour me croquer la jambe. N’étant pas sûre de parvenir à l’esquiver et encore plus sûre de ne pouvoir le toucher, je lui lance une grosse poignée de sable à la gueule. Il arrête son mouvement à temps et je glisse en arrière et me relève pour fuir pendant qu’il éternue ; si tant est qu’un tel monstre puisse le faire comme un humanoïde ; et se racle le bout du nez contre un rocher.
Les deux hommes du clan n’ont pas l’air pressés de se mêler au combat. L’un d’eux s’est empressé de rejoindre les dromadaires, qui étonnement semblent intimider le lézard géant ; l’autre hésite. Il s’est éloigné sans être hors de vue et a sorti son arme mais ne profite pas des ouvertures que lui offre son attention sur moi.
A plusieurs reprises je tente de le contourner en utilisant les colonnes mais il est presque aussi agile que moi et connaît bien mieux son territoire et, si je parviens à tailler sa peau d’écaille plus d’une fois, ma dernière attaque manque de finir en une riposte mortelle. Il est intelligent, il a deviné mes mouvements et les a anticipés. Ses attaques répétées et identiques n’avaient que ce but, parvenir à lire mes réactions. Je vais lui montrer que ma sournoiserie, elle, est sans égale. Il attaque et je réagis comme attendu, ripostant une fois avant de me glisser vers une colonne que j’escalade au lieu de contourner, pendant qu’il se place de part et d’autre grâce à son immense corps et sa queue sans fin. Sa stratégie est là, il attend que je le surprenne d’un côté ou de l’autre pour soit me fouetter de sa queue, soit me croquer. Je grimpe hors de vue et lui tombe littéralement dessus. Mais mon ombre me trahit, il frappe contre la colonne avec sa queue, à peine à quelques centimètres de ma tête. Assez loin pour ne pas m’assommer mais assez proche pour que sa masse m’éjecte de ma trajectoire pourtant si parfaite. Je tombe au sol sans grâce sur le sable qui allège les dégâts de la chute. Des débris de pierres pleuvent sur le lézard géant, dont un assez gros qui lui tombe sur la tête et plusieurs sur ses pattes arrière. Un moment parfait pour placer une attaque, sauf que je suis à terre et dois rouler sur moi-même pour éviter au mieux la chute de pierres.
Ce n’est pas le cas de celui qui hésitait à rejoindre le combat. Il s’élance au bon moment, armé de sa lance et transperce le flan du lézard. La bête siffle et rugit de douleur mais la bête n’est pas morte … l’homme retire sa lance et lève les bras pour réitérer son attaque. Le lézard le fouette violemment de sa queue enfin dégagée, deux coups brutaux qui repoussent le jeune homme sur plusieurs mètres, qui s’écrase contre un rocher, la tête en sang.
Le lézard se secoue dans tous les sens pour se dégager des rochers. Je me suis relevée un mètre ou deux plus loin, couverte de poussière, d’égratignures et de futures ecchymoses sur tout le corps. La gueule du monstre se tourne vers le jeune homme, puis vers moi avant de revenir vers le jeune homme. Même plusieurs fois blessé par mes attaques, même transpercé par une lance, il tient sur ses pattes et parvient à se ruer sur le plus faible de ses adversaires. Si je laisse mourir l’un des hommes du clan Yimni, s’en sera fini de notre arrangement et dans le meilleur des cas, nous devrons repartir avec le minerai déjà récupéré.
Je lâche mon cimeterre et prends ma dague avant de courir vers le lézard, plus lent en raison de ses blessures. J’ai une opportunité rêvée, la meilleure depuis le début du combat et la seule fois où je peux enfin envisager de frapper là où la bête ne peut m’atteindre en ripostant. Mais si tout se passe bien, elle n’en aura pas l’occasion.
Elle est sur le point d’atteindre le jeune homme qui est tétanisé contre son rocher. Je bifurque en sautant sur un petit muret et y prends appui afin de bondir et m’envoler par-dessus le lézard, dague en main, prête à en finir. J’atterris à califourchon et plante ma lame à deux mains, profondément à la base de la nuque. Le lézard trébuche et tombe en avant comme un poids mort. Pas encore mort cependant. Il se redresse sur ses pattes avant en une dernière et ultime tentative de riposte. Je sors deux autres lames de leur étui, serre les jambes pour garder l’équilibre et parvenir à me relever, juste assez pour lui planter une lame dans chaque œil au moment où il redresse la gueule. Les lames s’enfoncent profondément dans le crâne. Le lézard retombe et cette fois, mort tout court.
Le jeune homme est à quelques pas de là, poussiéreux et le front en sang, haletant. Il me regarde comme s’il me voyait pour la première fois de sa vie. Il reste plusieurs secondes immobile, ses yeux grands ouverts ne cillent pas ; mais sa vessie en revanche s’est lâchée, sans doute au moment où ses pensées ont conclu à une fin proche. Il se met soudain à hoqueter nerveusement avant de rire bruyamment au point d’en pleurer. Dans mon dos, j’entends l’autre revenir avec les dromadaires. Je les laisse se débrouiller ensemble car une tête apparaît en haut du chemin creusé dans la paroi de la crevasse.
Sam est là, les yeux écarquillés. Il observe la scène, vérifie par deux fois que personne ne soit en danger de mort avant de signer quelques mots … que je n’aurais jamais imaginés de sa part.
« Et toi tu t’amuses pendant que je bosse ! C’est du beau »
En écho au jeune homme, j’éclate de rire. Pas de joie car je suis en nage, j’ai mal partout, j’ai du sable et des cailloux partout et ça me gratte jusque dans mes sous-vêtements. Et j’ai chaud … c’est inhumain de bouger autant par cette chaleur. Je ris de son trait d’humour, je ris de le voir si joyeux sans même savoir encore pourquoi.
« Et tu as été productif ?
- T’imagine pas ce que j’ai trouvé … une veine comme jamais j’en ai vu. Elle sillonne tout le haut du chapeau, c’est une merveille. Trois jours, encore trois jours de travail dans ce trou et on s’en va.
- C’est précis.
- Dans quatre jours, une année se finit pour moi et une nouvelle commence. Il est hors de question, hors - de - question, que je commence cette année en demandant à mon protecteur, ma sauveuse, de se sacrifier pour moi comme ça. Ca m’est insupportable. Je fais de gros effort pour accepter le fait que cela ne te dérange pas, mais accepte le mien de vouloir en finir avant cette date. Ma mère ne m’a pas mis au monde pour que je vende mes amis à des porcs.
- C’est d’accord. Trois jours, pas un de plus. Je vais chercher les derniers sacs de ce soir. »
Ce sale gosse a le chic pour m’attendrir, si je reste plus longtemps devant lui je vais finir par le serrer dans mes bras. Il prend lui aussi un risque en repartant trop vite d’ici. Le San-divyna est fragile, d’après lui il arrive que le métal se détériore lors de l’extraction et qu’avoir beaucoup de minerai en signifie pas obtenir beaucoup de métal surtout s’il est mal manipulé. Je dois respecter son choix, lui ayant demandé de respecter les miens.
Je me penche pour prendre la branche qui me sert à remonter les sacs lorsque je sens une main sur mon épaule, une poigne solide qui me fait sursauter. L’homme qui s’est réfugié auprès des dromadaires me fait signe qu’il va aller chercher les sacs avant de me montrer mon dromadaire.
Les deux hommes nous font comprendre que pour le reste de la soirée, nous n’aurons plus rien à faire. Ils s’occupent de tout jusqu’au campement, où ils me demandent d’attendre dans ma tente. Ils récupèrent le cadavre du lézard et le trainent jusqu’à leur khaïma.