L'Herboristerie Locale

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Yuimen
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L'Herboristerie Locale

Message par Yuimen » jeu. 4 janv. 2018 15:30

Herboristerie locale
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Située dans une ruelle du quartier le plus au sud-ouest d'Oranan, cette petite boutique n'affiche sa vocation qu'au moyen d'un panneau proche de son entrée. Modeste et de style typiquement Ynorien, elle propose des remèdes à base de plantes, mais sert également de devanture à une demeure humble.

De plein-pied, l'habitation est de taille moyenne, ne comportant que cinq pièces : une arrière-boutique, une chambre, une salle d'eau, une pièce à vivre, et un débarras. Elles sont fermées par des portes coulissantes, et séparées par un couloir. Le débarras possède une sortie donnant sur un jardinet caché des rues par les murs des constructions mitoyennes.

Rendue assez sombre à cause de sa position entre deux bâtisses plus hautes, la propriété n'est pourtant jamais plongée dans le noir grâce aux diverses lampes rondes présentes un peu partout.

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Kiyoheiki
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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » ven. 1 nov. 2019 22:21

~Auparavant~

~5~

Les mains chargées de remèdes, je me dirige vers la salle d'eau. Dans le couloir, j'aperçois ma jeune pupille me regarder en se mordillant la lèvre inférieure. Elle a certainement vu les deux miliciens me précéder et me consulte du regard. Ses mains miment le geste de verser quelque chose et de le porter à ses lèvres. J'acquiesce, lui laissant le choix quant au thé dont elle prend la charge et appose mon index contre mes lèvres. Je sais qu'elle taira la présence de Hidate pour n'inquiéter personne en attendant que le grand homme soit prêt à être la cible de nombreux regards concernés. Mes doigts enserrent les onguents un peu plus fort. Je passe dans l'arrière boutique, y récupérant de quoi raviver la lanterne de la pièce puis m'approche de la salle d'eau, d'où provient le léger grincement d'un tabouret bas et le bruit de bûches changées de place et destinées à chauffer le liquide propre. Je m'annonce d'un léger coup contre la porte coulissante puis entre dès la voix de Genji entendue. Je commence par déposer mes bocaux sur un meuble contenant des linges de toilettes, échange la bougie mourante de la lanterne pour une neuve, puis seulement regarde les autres occupants de la pièce.

Hidate, toujours dans sa tunique grisâtre et trempée, est assis sur le tabouret, la tête basse et les bras entourant le paquet laissé par le jeune domestique. Genji a un genou à terre à ses côtés, son bras non entravé par l'attelle entourant de façon protectrice les épaules du grand homme. Le milicien Tanigura a toujours été gigantesque à mes yeux, mais là, prostré et les épaules tombantes, il me parait d'un coup bien vulnérable. Ce n'est qu'en remarquant que le jumeau sérieux remue les lèvres que je perçois quelques-unes de ses paroles.

"...ment désolé, Hidate. J'aur... Me ...omper, pour... fois."

Il n'est généralement pas très expressif, mais je décèle une douloureuse lueur coupable dans son regard, qu'il finit par diriger vers moi. Il prend une brève inspiration, fermant les yeux le temps de masquer son ressenti. Sous son bras, le grand milicien frissonne un peu. Hidate semble sur le point de tourner son attention vers moi, mais il se ravise. Il murmure à voix si basse que même Genji est contraint de se rapprocher pour l'entendre. Le jumeau sérieux acquiesce doucement et reporte son attention vers moi.

"Pourrais-tu préparer des vêtements pour lui et nous laisser seuls, mon ami ?"

"Bien entendu, mais... Il faut d'abord que je l'ex..."

Genji me coupe la parole, chose rare de la part de ce jeune homme d'ordinaire véritable modèle de politesse ynorienne.

"Pas besoin. Ce n'est rien qui demanderait l'usage de magie, je m'en suis déjà assuré auprès de lui."

Quoi que le milicien silencieux ait subi, il semble que cela ne soit pas aussi grave que des os brisés ou des plaies internes. Je vois cependant d'ici se former des zones violacées, là où le col de sa tunique laisse entrevoir ses clavicules. Mon cœur de guérisseur a du mal à accepter qu'il me faille m'éloigner de quelqu'un qui souffre visiblement. Je fronce légèrement les sourcils. Soit, je peux accepter que mes onguents suffisent, mais est-ce que le grand ynorien a assez de forces pour se défaire de la vase et de ce que je remarque être des morceaux d'algues dans la chevelure ? Il semble absent, recroquevillé autour de son bagage et immobile, en-dehors de quelques tremblements. Il va prendre froid, comme le redoute Genji.

"D'accord. Puis-je te débarrasser, Hidate ? Le temps de..."

Je n'ai pas amorcé un geste que le grand milicien se met à secouer vigoureusement la tête et me tourne le dos, semblant presque se réfugier dans les bras du jumeau sérieux. Ce dernier adresse un regard peiné à la forme contre lui, soupire, puis s'adresse calmement à moi.

"Je m'occupe de lui."

Surpris de cette réaction, je demeure muet, consultant mon ami convalescent du regard. Je tends légèrement la main vers eux, en proie à un sentiment de confusion. Veux-t-il dire s'occuper de ses plaies ? L'aider à faire ses ablutions ? Peut-il seulement y parvenir avec un bras immobilisé ? Je suis affreusement inquiet. Je veux... Non, j'ai besoin de savoir ce qui lui est arrivé et ce que je peux faire pour l'aider. Mon doute et mes intentions doivent paraitre sur mes traits, car le corps du jeune homme trahit sa réponse. Genji fronce les sourcils, son étreinte se resserre autour de la forme muette de Hidate. Il reprend la parole avec ce qui ressemble à une vive pointe d'agacement.

"D'Esh Elvohk Kiyoheiki !"

L'entendre m'appeler de façon aussi formelle me tétanise. Inhabituel. Inconfortable. Le reste de ses paroles ne fait qu'accroître mon ressenti.

"Cesse de t'imaginer être l'indispensable héros capable de régler tous les problèmes de tout le monde ! Tu ne t'es jamais intéressé aux siens jusque-là, ne prétends pas être concerné maintenant qu'il est trop tard, par Rana !"

Mes yeux s'écarquillent face à cette pique hostile à mon égard. Mon interlocuteur est contrarié. Vivement contrarié. Hidate ne cherchant pas à s'interposer entre nous, il doit estimer la remarque légitime. Je détourne pudiquement les yeux, me sentant à la fois impuissant de ne rien pouvoir faire et blessé d'être ainsi rejeté par mes amis. Est-ce ainsi qu'ils perçoivent la chose ? J'ai l'air de vouloir me donner le beau rôle ? Il serait trop tard, mais... Pour quoi ? C'est... douloureux. Je sais qu'il ne pense pas à mal. Je sais aussi qu'il ne veut pas vraiment me causer de peine et que son inquiétude pour Hidate s'allie à sa colère qu'il relâche contre moi, mais en avoir conscience de rend pas la situation plus plaisante.

Ma tête finit par faire un léger mouvement marquant que j'ai compris et ne compte pas insister davantage. Pivotant sur l'avant de mon pied, je leur tourne le dos.

"Il a laissé quelques habits ici. Je vais les chercher et les laisserai devant la porte. Tohru vous garde du thé chaud. Je... Hum..."

Mes poings se serrent légèrement le long de mon corps. Mon sens de l'hospitalité exige que je leur propose un endroit où se reposer ensuite, quitte à prendre ma chambre pour ne pas être dérangés. Un repas chaud pourrait aussi faire du bien au colossal milicien, mais l'atmosphère lourde et gênante me rend muet. Je me contente de franchir lourdement la porte coulissante et de la refermer derrière moi. Quelques pas dans le couloir plus tard, je me laisse aller inélégamment contre la paroi. J'étais heureux de revenir en mon foyer, de faire des projets quant à mon mariage avec ma tendre Talia, anticipant un retour enthousiaste parmi les miens. Mais je finis à la place avec cette situation, presque confrontation, qui me fait durement réfléchir...

Le temps que j'ai passé en Aliaénon n'a pas été employé ici, à leurs côtés. Ai-je en conséquence été aveugle à la détresse de mes amis ou cela remonte à plus loin ? Ai-je été égoïste de partir au nom de mon devoir ? J'ai le sentiment d'avoir manqué quelque chose d'important, et plus terrible encore d'avoir failli, presque trahi, mes amis. Mes yeux violets se plissent tandis que j'observe silencieusement la bague de fiançailles à mon doigt, héritage de ma courageuse Dame-Harpie. Un élan de culpabilité m'étreint. Suis-je à ce point une mauvaise personne pour avoir voulu embrasser mes sentiments envers Talia ? Ou comme l'a rudement dit Genji, suis-je devenu vaniteux et nombriliste ? Me sens-je investi d'une mission à leur endroit et ne pas être considéré comme leur héros froisserait mon orgueil ? Est-ce là ce qui émane de moi à leurs yeux ?

Y'a-t-il du vrai dans tout ceci ?

La main ornée de l'anneau que j'étends devant moi est masquée par une autre aux longs doigts sombres et écailleux. Quand je relève la tête, c'est pour découvrir Talia d'Omble enserrer précieusement mes phalanges grises. Elle m'observe, cherchant visiblement à déchiffrer mon expression. J'ai la soudaine envie de m'épancher, de lui confier tout ce qui me heurte et me travaille, mais en digne ynorien, je ravale ces sentiments indignes et garde tous mes tourments pour moi. Étrangement, elle n'a pas besoin de ma confession. Elle semble comprendre et fait glisser ses longues serres le long de mon bras, jusqu'à m'étreindre en silence. Est-ce que vouloir rester là contre elle, en laissant filer de mon esprit toutes mes responsabilités un instant, me rend puéril ? Suis-je en train de trahir ce qu'on attend de moi ?

Je ne suis plus certain de rien et me sens frappé de lassitude. Quand je repense à l'expression irritée de Genji, mon cœur se serre. J'ai peu de vrais amis. Je ne veux pas les perdre de cette façon. J'espère que tous ces sentiments s'évanouiront sous peu et que, dès demain matin, tout appartiendra au passé. Je rends son étreinte à ma Promise et ferme les yeux. J'apprécie mes proches, ce qui rend la peine causée plus difficile encore à endurer. Puissent ces moments de faiblesse rapidement se raréfier et cette douleur enserrant ma gorge s'évanouir avec le temps.

~Suite~

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Kiyoheiki
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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » ven. 2 juil. 2021 22:20

~Auparavant ~


Un bref courant d'air, un parfum familier et quand je rouvre les yeux, c'est pour découvrir ces mêmes visages m'étant apparus à mesure que je suivais cet appel. Ma jeune épouse Talia, ma pupille Tohru, le milicien Hidate, Genji et son jumeau Junji au bras duquel se tient sa moitié Ayame. Et se tenant à leurs jambes, les bambins Genjimaru et Kiyomi. Mais, à ma grande surprise, d'autres personnes sont aussi présentes, me donnant la sensation que ma maison n'est définitivement plus uniquement la mienne. La cousine des jumeaux se tient dans son armure rouge, entourée par mes anciens apprentis de la milice. L'elfe blanche Mégara, l'ynorien blond Andreï, Daichi l'impulsif et son petit frère, ainsi que la revancharde Junko. Tous affichent fièrement un emblème de la cité sur les équipements que je reconnais comme prêts de la milice, et surtout une expression plus sérieuse et mûre qu'autrefois. Tous les quatre finissent par se défaire de leur stupeur et me saluer comme un gradé, le poing dans leur paume opposée. Ils ont tous grandi, et je devine que malgré leurs désaccords passés, ils se sont étroitement liés ces derniers mois.

Talia est la première à véritablement réagir. Elle s'approche, le regard rivé au mien, et ses longues mains écailleuses se dirigent vers mon visage. Elle touche mon casque et je la laisse me l'ôter, geste inverse de celui qu'elle a fait à mon départ. Ses lèvres légèrement tremblantes touchent mon front avant qu'elle incline la tête, frottant tendrement son nez contre le mien. Je l'enserre de la même façon.

Ce n'est qu'une fois qu'elle a pris place dans mes bras que mes amis semblent se reprendre. Tohru tente de sourire, mais n'y parvient pas. Dans ses mains, le petit squelette laissé par la Liche. Il ne bouge plus, comme abandonné par l'âme de l'enfant qui y avait trouvé refuge. La fillette hésite mais à mon geste lui intimant d'approcher, elle se love contre Talia et moi.

À côté de nous, Hidate et Genji se tiennent côte à côte dans leurs armures, leurs avant-bras en contact direct. Le jumeau sérieux jette un regard à notre gigantesque ami et son mouvement fait baisser les yeux vers lui à ce dernier. Ostensiblement, leurs bras se croisent et leurs poignets s'entrelacent.

Junji et Ayame prennent chacun l'un de leurs enfants dans les bras, se tenant par la taille. La vision serait attendrissante si le couple ne portait pas aussi d'armure. Un silence inhabituel emplit ma demeure, jusqu'à ce que le son d'une porte coulissante se fasse entendre. La vénérable vivant en face est là aussi, portant un plateau où sont rangées des tasses de thé fumantes et dépareillées, signes de plusieurs services différents. Elle cligne des yeux plusieurs fois, fronce les sourcils en me regardant et pose le plateau sur un meuble proche.

"Encore à me contrarier, shaakt. Je ne t'ai pas compté pour le thé. Il va manquer une tasse."

Le côté saugrenu de la remarque cause un blanc. Je ne sais pas qui commence, mais bientôt nous nous retrouvons tous à sourire ou rire doucement. Je ressens une douce chaleur m'envahir la poitrine. Nous partageons cette tasse de thé ensemble, oubliant pour un court moment les forces d'invasion se pressant à nos portes.

Du haut de sa dizaine d'années, Tohru annonce courageusement qu'elle s'est portée volontaire pour aider les guérisseurs et mages blancs. Je suis sur le point d'émettre un doute quand la fillette m'apprend qu'elle était au temple de Gaia tandis que des blessés venus du port y ont été amenés. Elle a pu faire usage de tout ce que je lui ai appris en matière de sorts curatifs, et elle cherche mon approbation. Un simple sourire fier de ma part la comble de joie.

Nous évitons jusqu'au bout de parler de nos assignations, jusqu'à ce qu'il soit temps de nous séparer. La vénérable veillera sur les bambins du couple et le petit frère de Daichi pendant notre absence. Un à un, en duo ou en groupe, mes amis quittent ma demeure. Lorsque seuls Talia et moi restons derrière, je lui confie mes craintes mais aussi mon assurance que je les protégerai tous. Sa longue serre se place sur les lèvres, m'intimant le silence.

"Je sais ce que tu penses, mon aimé. Tu es prêt à tout pour nous. Écoute simplement ceci : ceux que tu veux défendre ont aussi des cœurs battants et des sentiments. Bats toi, mais n'oublie pas que nous tenons à toi. Je veux que tu me reviennes, vivre et fonder un foyer à tes côtés."

Touché, j'acquiesce lentement, prends ses mains et les embrasse tendrement. Je fais tourner l'anneau de Mère à son doigt un instant puis caresse son visage pour lui donner à mon tour un baiser et murmurer une promesse.

Je reviendrai et nous vivrons ensemble. Nous mettrons en commun nos fonds et achèterons les maisons voisines pour reconstituer la propriété d'origine. Nous avons un bel avenir devant nous et ferons tout pour le vivre.


~Suite~

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Kiyoheiki
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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » mer. 29 mai 2024 19:37

~Auparavant~

~5~

La confusion laisse peu à peu place à la perplexité. Délicatement, je récupère la clé et laisse mon regard se perdre sur le visage de ma fille. Ma poitrine se serre, mais ce qui vient de se passer m'a causé un tel déluge d'émotions que tout ce que je ressens vraiment est de l'incompréhension. Mon attention glisse brièvement sur le côté sans que ma tête se meuve quand je réalise que l'ynorienne s'est approchée de nous. Elle connaît ce rustre individu. Elle est la plus à même de répondre à des questions qui me viennent d'instant en instant. Mais je sais que si je les laisse m'échapper, elles le feront dans des termes mesquins ou accusateurs. Et ce n'est pas moi. J'ai beau souffrir aussi intensément que lorsque j'ai perdu Papa, j'ai retrouvé suffisamment de lucidité pour vouloir me maîtriser. Je baisse les paupières, me plongeant dans une relative pénombre. J'inspire profondément et lentement, poussant du dos contre la main de mon épouse que je sens passer encore doucement entre mes omoplates. Une fois... Une seconde... Et encore une... À part les reniflements du petit garçon devant moi et le retour d'un brouhaha indistinct causé par les gens aux alentours, rien ne me parvient. L'arrivante ne cherche visiblement pas à s'imposer à mon esprit tant que je ne suis pas prêt à l'y accepter. Au bout d'un moment, je laisse mes lèvres s'ouvrir pour pousser un souffle mesuré. Ce n'est qu'après avoir vidé mes poumons et repris une inspiration que je daigne tourner mon attention vers l'ynorienne.

Celle-ci est assise de façon traditionnelle, les mains tenues l'une sur l'autre contre son torse. Elle prie en silence, mais relève la tête sitôt qu'elle se rend compte que je l'observe. Un petit sourire fatigué et gêné de sa part, une expression que je sais fermée de la mienne. Distraitement, elle attrape l'une de ses longues mèches noires et la lisse. Geste nerveux, parce que malgré la rudesse endurée sa coiffure n'est pas vraiment défaite. Nos regards se croisent et je comprends que c'est à moi de figurativement faire le premier pas.

"Peut-être pourriez-vous faire la lumière sur ce qui vient de se produire ?"

Elle a de nouveau un sourire un peu crispé, puis elle se laisse aller à un soupir.

"Oui, bien entendu. Par où commencer ?"

"Son identité ?"

"Ah. Oui, évidemment... Eh bien, c'est un ynorien. Enfin, en partie... Je suppose ? Disons que lorsque j'ai débuté mon noviciat, lui-même officiait déjà. C'était il y a bien vingt ou trente ans, je dirais. J'ai vu son apparence sous le masque, donc je suis à peu près certaine de ce que j'affirme. Si ce n'est que si j'ai grandi, lui semble être... Resté identique à lui-même."

Je soutiens son regard en silence, l'invitant à poursuivre.

"Il n'a jamais été le parfait exemple des nôtres, ynoriens ou serviteurs de la Déesse, au demeurant. Je ne me souviens pas l'avoir connu autrement que direct et irritant au mieux, totalement abject au pire. Mais...", commence-t-elle en se perdant brièvement dans ses souvenirs. Son expression se pare d'une douceur étrange. "Je crois que je n'ai jamais connu soigneur plus efficace que lui."

"Donc c'est un membre du temple ?"

"Oh non, plus depuis longtemps. Il..."

Elle hésite, fronce les sourcils et secoue lentement la tête. Il semble qu'elle ait finalement décidé de se rappeler qu'il n'est pas de bon ton de discuter des affaires privées d'autrui en public, même s'il s'agit de celles d'un être franchement odieux. Je tourne la tête vers Talia dont la main a glissé contre mon épaule et l'enserre tendrement.

"Vous avez omis l'essentiel, quand il est question de quelqu'un. Quel est son nom ?", demande mon épouse à son tour.

"Humph... Il se fait appeler... Wu Ming.", répond notre interlocutrice en se frottant lentement le front du bout des doigts, visiblement agacée par quelque chose. "Une façon dans certaines régions d'Ynorie de dire 'personne', dans le sens contraire de 'quelqu'un', justement."

"Pourquoi nier ainsi sa propre identité ?", poursuit Talia avec un brin d'enthousiasme qui manque de me faire sourire tant je reconnais là sa curiosité naturelle.

"Je ne peux que spéculer, hélas. Nous ne parlons plus beaucoup. Il est régulièrement en voyage hors de la cité depuis... C'est une habitude prise depuis longtemps.", se retient-elle de justesse encore une fois.

J'ai la conviction qu'elle aimerait en dire plus, mais que si je veux en savoir davantage, il me faudra aller trouver l'énergumène moi-même. Et ai-je réellement envie de me fier à ce qu'il a pu me dire ? Les marques sombres que ma peau de demi-shaakt porte sont le résultat d'une interaction avec une créature peu ordinaire. Qui sait ce que quelqu'un qui vient réclamer les dépouilles de leurs défunts à des proches en plein désarroi peut avoir en tête ? Repenser à son audace m'accorde un regain d'irritabilité.

"Se montre-t-il toujours aussi irrespectueux ? Dénué d'empathie ?"

"Il... Il sait ce qu'il veut ?"

"Vous le défendez ? Après l'esclandre qu'il vient de causer ?", s'étonne ma tendre moitié. Et je dois admettre que la chose me fait cligner des yeux à plusieurs reprises également.

"Je... Je comprends un peu sa façon d'être ? Je veux dire... Il cherche, il avance, il se fixe un objectif et il s'y tient jusqu'à ce que son projet aboutisse. Il est actif, courageux, volontaire et inventif. Sa maîtrise des fluides n'a rien à envier à celle des plus grands magiciens, et il sait manier les armes comme tout ynorien qui se respecte."

À son soudain débit de paroles, je sens mes yeux s'écarquiller. J'échange un bon nombre de regards avec mes proches présents, ne sachant pas trop comment réagir. L'ynorienne a simplement l'air... Entièrement sous le charme. Si l'individu dont nous parlons portait un masque, j'ai la certitude que cette personne-ci arbore des œillères impressionnantes. Comment peut-on ainsi mettre sur un piédestal une personne qui vous violente, vous injurie, cause des troubles en public, ne fais pas montre du moindre respect et se sert de parfaits inconnus comme sujet de test pour ses mixtures ? Je commence à m'étonner que la milice n'ait pas eu à l'arrêter une ou deux fois. Peut-être ses voyages sont-ils dus à de possibles répercussions et qu'il choisisse de s'éclipser quand il estime être allé trop loin. Ce Wu Ming n'est vraisemblablement pas un être à sous-estimer, et possiblement moins encore auquel se fier. Et pourtant... Pourtant sa remarque sur les traces du Gentâme me laisse perplexe. Etait-ce un coup de bluff qui a eu la chance de tomber juste ? A-t-il vraiment la capacité de m'aider ? Je ne lui fais aucunement confiance, mais je dois avouer que cela éveille un peu ma curiosité. La seule chose dont je suis certain, c'est qu'il m'est impossible d'obtenir une information impartiale de la part de notre interlocutrice. Depuis qu'elle s'est tue, son expression indique clairement qu'elle pense à l'individu de façon très positive. Trop, sans doute.

Bientôt, un brouhaha s'amplifie dans la rue. Comme mes proches, je tourne la tête de l'autre côté et constate que des personnes semblables au scribe se dirigent vers les différents individus présents. Celui qui a recueilli les noms auprès de notre groupe nous adresse un signe de tête et s'adresse brièvement à la Vénérable. Celle-ci souffle visiblement du nez puis nous rejoint. D'une voix d'un calme étrange, même pour une ynorienne, elle nous annonce que les premiers bûchers pour les défunts seront bientôt dressés et qu'il nous faut les préparer pour les funérailles. Retirer les armures, les objets qui ne pourront pas aisément brûler et ce que nous souhaitons conserver d'eux. Les mots sonnent comme un dialecte inconnu que mon esprit refuse d'interpréter. C'est trop tôt. Pas déjà. J'ai à peine eu le temps de tenir mon enfant dans mes bras. J'ai trop de choses à lui dire pour... Pour...

Je tressaille en sentant le revers de main de mon épouse gentiment caresser ma joue et constate que j'ai inconsciemment serré Tohru si fort contre moi que j'en ai cessé de respirer. Je m'efforce de faire fonctionner mes poumons, de reprendre le dessus, et lève la tête vers Genji. Ce dernier me rend mon regard de longues secondes, puis il ouvre le col de son frère et celui de Ayame, retirant avec délicatesse le pendentif de chacun. Il les assemble sur sa paume puis ferme le poing, portant sa main close à ses lèvres. Quelques instants s'écoulent, la vision de mon ami se montrant courageux ou tournant ses pensées vers quelque chose de concret m'aide à reprendre pied. Tohru... Je ne peux pas la laisser là, aux yeux de tous les passants. Elle mérite le respect, mais aurai-je la force de la vêtir avec ses habits préférés ? Elle ne possède rien de personnel, si ce n'est le petit sac contenant les osselets. Aucune arme que je lui aurais appris à manier, aucun bijou. Mais... Un peigne. Le peigne de bois clair gravé d'une fleur qu'elle avait retrouvé en nettoyant l'arrière-boutique, et... Dont elle s'était jurée de me coiffer un jour, plutôt que de me voir arborer mon éternel ruban doré. Plus j'y songe, plus l'idée de l'utiliser ou de voir quelqu'un d'autre le faire me parait horrible. Cet objet est sa propriété. Il partira avec elle. Avec regret, je desserre mon étreinte et repose tendrement Tohru au sol. Je pose ses petites mains sur le sac dont elle ne se séparait plus du contenu.

"Le yukata qu'elle adore, il faut...", commencé-je en me levant, devant couper court à ce que je dis à cause d'un violent étourdissement.

Vive, Talia s'est levée et m'enlace pour me soutenir. Je demeure un moment stupéfait avant de comprendre que je dois être plus fatigué que je le croyais.

"Tu es épuisé. Rentre un moment.", me dit-elle en se penchant légèrement.

"Je ne peux pas. Je ne vais pas aller me reposer quand..."

"Kiyoheiki !", me coupe-t-elle, attrapant mon visage d'une main pour le tourner vers le sien. "Tu as toute ma confiance ainsi que mon amour. Cela est réciproque, n'est-ce pas ?", demande-t-elle, attendant que j'opine avec perplexité tant la question me semble absurde. "Alors va te reposer. Je m'occupe de notre fille. "

Mes yeux violets rencontrent les siens et s'y plongent. Je sais qu'elle est consciente de l'importance que j'accorde à ma présence dans les circonstances, mais aussi qu'elle ne me fera pas la cruelle farce de procéder aux funérailles sans moi. Tout ce que je lis dans son expression est son inquiétude à mon endroit, sa tendresse, sa dévotion. La chaleur de ses sentiments m'apporte un grand réconfort. Je déglutis difficilement et acquiesce encore une fois. D'un mouvement du chef, je salue mes proches et moins proches, récupère mon Fang Bian Chan que mon épouse me tend avant de me diriger vers la boutique.

J'ai à peine franchi le seuil que je constate la présence de quelques personnes encore secouées ou tentant tant bien que mal de panser des plaies. Mon instinct prend le dessus, et je passe d'un individu à l'autre pour rajuster un bandage, offrir une dose de baume cicatrisant ou donner un conseil pour atténuer une douleur. Dès que je n'ai plus d'excuse pour m'en empêcher, je suis bien obligé de continuer dans ma demeure. Je troque mes bottes contre mes getas et suspends mon arme au crochet mural. Un bref tour dans ma chambre et je retourne brièvement dans la boutique déposer le yukata bleu ciel ainsi que le peigne sur le comptoir. Je fais volte-face en devinant la silhouette de mon épouse à la porte de l'herboristerie et retourne plus avant dans la demeure, faisant coulisser la porte derrière moi. Je regarde celle de ma chambre, pose la main dessus une poignée de secondes. Je la retire et regarde sur ma gauche, vers le bout du couloir. La porte menant au jardin caché. Mes pas m'y conduisent et je sors aussi vite que ma lassitude le permet. Le doux tintement du carillon suspendu à l'arbre au centre du jardin m'accueille et m'apaise presque. Je lève la tête, constatant que le soir tombe progressivement.

Mon attention se porte sur le banc de pierre abrité par l'arbre, sur lequel un tissu replié est étendu avec soin. Une façon d'atténuer l'inconfort du minéral et d'inviter au repos. Je prends place et retire mon heaume que je pose sur mes cuisses. Mes yeux se ferment, mon attention concentrée sur le bruit délicat du métal agité par la brise. Talia m'a dit de me reposer, de méditer peut-être. Mais dès que je tente de me détendre, les visages de Junji, de Ayame et de Tohru m'apparaissent, causant une sensation d'étau dans mon torse. Je rouvre les yeux et soupire. J'observe mes plantes médicinales autour de moi sans vraiment les voir, leur trouvant un aspect différent, presque irréel, lorsque la lueur de mon casque les touche.

"Oh.", soufflé-je avant de retourner le heaume dans ma direction, orientant le cristal vers moi.

La lueur devient faisceau et semble indiquer mon sternum, à l'endroit exact de l'inconfort. Et exactement comme lorsque j'étais submergé par le chagrin de la perte de Papa. Doucement, je rapproche la pièce métallique de moi, sentant la connexion se faire.

"Es-tu capable de m'aider une nouvelle fois ?", murmuré-je en faisant le contraire de ce que je me suis évertué à faire jusque-là.

Je laisse le chagrin, la peine et tous les souvenirs entourant mes chers défunts me revenir un à un.


~Suite~

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