~
Auparavant~
~5~
La confusion laisse peu à peu place à la perplexité. Délicatement, je récupère la clé et laisse mon regard se perdre sur le visage de ma fille. Ma poitrine se serre, mais ce qui vient de se passer m'a causé un tel déluge d'émotions que tout ce que je ressens vraiment est de l'incompréhension. Mon attention glisse brièvement sur le côté sans que ma tête se meuve quand je réalise que l'ynorienne s'est approchée de nous. Elle connaît ce rustre individu. Elle est la plus à même de répondre à des questions qui me viennent d'instant en instant. Mais je sais que si je les laisse m'échapper, elles le feront dans des termes mesquins ou accusateurs. Et ce n'est pas moi. J'ai beau souffrir aussi intensément que lorsque j'ai perdu Papa, j'ai retrouvé suffisamment de lucidité pour vouloir me maîtriser. Je baisse les paupières, me plongeant dans une relative pénombre. J'inspire profondément et lentement, poussant du dos contre la main de mon épouse que je sens passer encore doucement entre mes omoplates. Une fois... Une seconde... Et encore une... À part les reniflements du petit garçon devant moi et le retour d'un brouhaha indistinct causé par les gens aux alentours, rien ne me parvient. L'arrivante ne cherche visiblement pas à s'imposer à mon esprit tant que je ne suis pas prêt à l'y accepter. Au bout d'un moment, je laisse mes lèvres s'ouvrir pour pousser un souffle mesuré. Ce n'est qu'après avoir vidé mes poumons et repris une inspiration que je daigne tourner mon attention vers l'ynorienne.
Celle-ci est assise de façon traditionnelle, les mains tenues l'une sur l'autre contre son torse. Elle prie en silence, mais relève la tête sitôt qu'elle se rend compte que je l'observe. Un petit sourire fatigué et gêné de sa part, une expression que je sais fermée de la mienne. Distraitement, elle attrape l'une de ses longues mèches noires et la lisse. Geste nerveux, parce que malgré la rudesse endurée sa coiffure n'est pas vraiment défaite. Nos regards se croisent et je comprends que c'est à moi de figurativement faire le premier pas.
"
Peut-être pourriez-vous faire la lumière sur ce qui vient de se produire ?"
Elle a de nouveau un sourire un peu crispé, puis elle se laisse aller à un soupir.
"
Oui, bien entendu. Par où commencer ?"
"
Son identité ?"
"
Ah. Oui, évidemment... Eh bien, c'est un ynorien. Enfin, en partie... Je suppose ? Disons que lorsque j'ai débuté mon noviciat, lui-même officiait déjà. C'était il y a bien vingt ou trente ans, je dirais. J'ai vu son apparence sous le masque, donc je suis à peu près certaine de ce que j'affirme. Si ce n'est que si j'ai grandi, lui semble être... Resté identique à lui-même."
Je soutiens son regard en silence, l'invitant à poursuivre.
"
Il n'a jamais été le parfait exemple des nôtres, ynoriens ou serviteurs de la Déesse, au demeurant. Je ne me souviens pas l'avoir connu autrement que direct et irritant au mieux, totalement abject au pire. Mais...", commence-t-elle en se perdant brièvement dans ses souvenirs. Son expression se pare d'une douceur étrange. "
Je crois que je n'ai jamais connu soigneur plus efficace que lui."
"
Donc c'est un membre du temple ?"
"
Oh non, plus depuis longtemps. Il..."
Elle hésite, fronce les sourcils et secoue lentement la tête. Il semble qu'elle ait finalement décidé de se rappeler qu'il n'est pas de bon ton de discuter des affaires privées d'autrui en public, même s'il s'agit de celles d'un être franchement odieux. Je tourne la tête vers Talia dont la main a glissé contre mon épaule et l'enserre tendrement.
"
Vous avez omis l'essentiel, quand il est question de quelqu'un. Quel est son nom ?", demande mon épouse à son tour.
"
Humph... Il se fait appeler... Wu Ming.", répond notre interlocutrice en se frottant lentement le front du bout des doigts, visiblement agacée par quelque chose. "
Une façon dans certaines régions d'Ynorie de dire 'personne', dans le sens contraire de 'quelqu'un', justement."
"
Pourquoi nier ainsi sa propre identité ?", poursuit Talia avec un brin d'enthousiasme qui manque de me faire sourire tant je reconnais là sa curiosité naturelle.
"
Je ne peux que spéculer, hélas. Nous ne parlons plus beaucoup. Il est régulièrement en voyage hors de la cité depuis... C'est une habitude prise depuis longtemps.", se retient-elle de justesse encore une fois.
J'ai la conviction qu'elle aimerait en dire plus, mais que si je veux en savoir davantage, il me faudra aller trouver l'énergumène moi-même. Et ai-je réellement envie de me fier à ce qu'il a pu me dire ? Les marques sombres que ma peau de demi-shaakt porte sont le résultat d'une interaction avec une créature peu ordinaire. Qui sait ce que quelqu'un qui vient réclamer les dépouilles de leurs défunts à des proches en plein désarroi peut avoir en tête ? Repenser à son audace m'accorde un regain d'irritabilité.
"
Se montre-t-il toujours aussi irrespectueux ? Dénué d'empathie ?"
"
Il... Il sait ce qu'il veut ?"
"
Vous le défendez ? Après l'esclandre qu'il vient de causer ?", s'étonne ma tendre moitié. Et je dois admettre que la chose me fait cligner des yeux à plusieurs reprises également.
"
Je... Je comprends un peu sa façon d'être ? Je veux dire... Il cherche, il avance, il se fixe un objectif et il s'y tient jusqu'à ce que son projet aboutisse. Il est actif, courageux, volontaire et inventif. Sa maîtrise des fluides n'a rien à envier à celle des plus grands magiciens, et il sait manier les armes comme tout ynorien qui se respecte."
À son soudain débit de paroles, je sens mes yeux s'écarquiller. J'échange un bon nombre de regards avec mes proches présents, ne sachant pas trop comment réagir. L'ynorienne a simplement l'air... Entièrement sous le charme. Si l'individu dont nous parlons portait un masque, j'ai la certitude que cette personne-ci arbore des œillères impressionnantes. Comment peut-on ainsi mettre sur un piédestal une personne qui vous violente, vous injurie, cause des troubles en public, ne fais pas montre du moindre respect et se sert de parfaits inconnus comme sujet de test pour ses mixtures ? Je commence à m'étonner que la milice n'ait pas eu à l'arrêter une ou deux fois. Peut-être ses voyages sont-ils dus à de possibles répercussions et qu'il choisisse de s'éclipser quand il estime être allé trop loin. Ce Wu Ming n'est vraisemblablement pas un être à sous-estimer, et possiblement moins encore auquel se fier. Et pourtant... Pourtant sa remarque sur les traces du Gentâme me laisse perplexe. Etait-ce un coup de bluff qui a eu la chance de tomber juste ? A-t-il vraiment la capacité de m'aider ? Je ne lui fais aucunement confiance, mais je dois avouer que cela éveille un peu ma curiosité. La seule chose dont je suis certain, c'est qu'il m'est impossible d'obtenir une information impartiale de la part de notre interlocutrice. Depuis qu'elle s'est tue, son expression indique clairement qu'elle pense à l'individu de façon très positive. Trop, sans doute.
Bientôt, un brouhaha s'amplifie dans la rue. Comme mes proches, je tourne la tête de l'autre côté et constate que des personnes semblables au scribe se dirigent vers les différents individus présents. Celui qui a recueilli les noms auprès de notre groupe nous adresse un signe de tête et s'adresse brièvement à la Vénérable. Celle-ci souffle visiblement du nez puis nous rejoint. D'une voix d'un calme étrange, même pour une ynorienne, elle nous annonce que les premiers bûchers pour les défunts seront bientôt dressés et qu'il nous faut les préparer pour les funérailles. Retirer les armures, les objets qui ne pourront pas aisément brûler et ce que nous souhaitons conserver d'eux. Les mots sonnent comme un dialecte inconnu que mon esprit refuse d'interpréter. C'est trop tôt. Pas déjà. J'ai à peine eu le temps de tenir mon enfant dans mes bras. J'ai trop de choses à lui dire pour... Pour...
Je tressaille en sentant le revers de main de mon épouse gentiment caresser ma joue et constate que j'ai inconsciemment serré Tohru si fort contre moi que j'en ai cessé de respirer. Je m'efforce de faire fonctionner mes poumons, de reprendre le dessus, et lève la tête vers Genji. Ce dernier me rend mon regard de longues secondes, puis il ouvre le col de son frère et celui de Ayame, retirant avec délicatesse le pendentif de chacun. Il les assemble sur sa paume puis ferme le poing, portant sa main close à ses lèvres. Quelques instants s'écoulent, la vision de mon ami se montrant courageux ou tournant ses pensées vers quelque chose de concret m'aide à reprendre pied. Tohru... Je ne peux pas la laisser là, aux yeux de tous les passants. Elle mérite le respect, mais aurai-je la force de la vêtir avec ses habits préférés ? Elle ne possède rien de personnel, si ce n'est le petit sac contenant les osselets. Aucune arme que je lui aurais appris à manier, aucun bijou. Mais... Un peigne. Le peigne de bois clair gravé d'une fleur qu'elle avait retrouvé en nettoyant l'arrière-boutique, et... Dont elle s'était jurée de me coiffer un jour, plutôt que de me voir arborer mon éternel ruban doré. Plus j'y songe, plus l'idée de l'utiliser ou de voir quelqu'un d'autre le faire me parait horrible. Cet objet est sa propriété. Il partira avec elle. Avec regret, je desserre mon étreinte et repose tendrement Tohru au sol. Je pose ses petites mains sur le sac dont elle ne se séparait plus du contenu.
"
Le yukata qu'elle adore, il faut...", commencé-je en me levant, devant couper court à ce que je dis à cause d'un violent étourdissement.
Vive, Talia s'est levée et m'enlace pour me soutenir. Je demeure un moment stupéfait avant de comprendre que je dois être plus fatigué que je le croyais.
"
Tu es épuisé. Rentre un moment.", me dit-elle en se penchant légèrement.
"
Je ne peux pas. Je ne vais pas aller me reposer quand..."
"
Kiyoheiki !", me coupe-t-elle, attrapant mon visage d'une main pour le tourner vers le sien. "
Tu as toute ma confiance ainsi que mon amour. Cela est réciproque, n'est-ce pas ?", demande-t-elle, attendant que j'opine avec perplexité tant la question me semble absurde. "
Alors va te reposer. Je m'occupe de notre fille. "
Mes yeux violets rencontrent les siens et s'y plongent. Je sais qu'elle est consciente de l'importance que j'accorde à ma présence dans les circonstances, mais aussi qu'elle ne me fera pas la cruelle farce de procéder aux funérailles sans moi. Tout ce que je lis dans son expression est son inquiétude à mon endroit, sa tendresse, sa dévotion. La chaleur de ses sentiments m'apporte un grand réconfort. Je déglutis difficilement et acquiesce encore une fois. D'un mouvement du chef, je salue mes proches et moins proches, récupère mon Fang Bian Chan que mon épouse me tend avant de me diriger vers la boutique.
J'ai à peine franchi le seuil que je constate la présence de quelques personnes encore secouées ou tentant tant bien que mal de panser des plaies. Mon instinct prend le dessus, et je passe d'un individu à l'autre pour rajuster un bandage, offrir une dose de baume cicatrisant ou donner un conseil pour atténuer une douleur. Dès que je n'ai plus d'excuse pour m'en empêcher, je suis bien obligé de continuer dans ma demeure. Je troque mes bottes contre mes getas et suspends mon arme au crochet mural. Un bref tour dans ma chambre et je retourne brièvement dans la boutique déposer le yukata bleu ciel ainsi que le peigne sur le comptoir. Je fais volte-face en devinant la silhouette de mon épouse à la porte de l'herboristerie et retourne plus avant dans la demeure, faisant coulisser la porte derrière moi. Je regarde celle de ma chambre, pose la main dessus une poignée de secondes. Je la retire et regarde sur ma gauche, vers le bout du couloir. La porte menant au jardin caché. Mes pas m'y conduisent et je sors aussi vite que ma lassitude le permet. Le doux tintement du carillon suspendu à l'arbre au centre du jardin m'accueille et m'apaise presque. Je lève la tête, constatant que le soir tombe progressivement.
Mon attention se porte sur le banc de pierre abrité par l'arbre, sur lequel un tissu replié est étendu avec soin. Une façon d'atténuer l'inconfort du minéral et d'inviter au repos. Je prends place et retire mon heaume que je pose sur mes cuisses. Mes yeux se ferment, mon attention concentrée sur le bruit délicat du métal agité par la brise. Talia m'a dit de me reposer, de méditer peut-être. Mais dès que je tente de me détendre, les visages de Junji, de Ayame et de Tohru m'apparaissent, causant une sensation d'étau dans mon torse. Je rouvre les yeux et soupire. J'observe mes plantes médicinales autour de moi sans vraiment les voir, leur trouvant un aspect différent, presque irréel, lorsque la lueur de mon casque les touche.
"
Oh.", soufflé-je avant de retourner le heaume dans ma direction, orientant le cristal vers moi.
La lueur devient faisceau et semble indiquer mon sternum, à l'endroit exact de l'inconfort. Et exactement comme lorsque j'étais submergé par le chagrin de la perte de Papa. Doucement, je rapproche la pièce métallique de moi, sentant la connexion se faire.
"
Es-tu capable de m'aider une nouvelle fois ?", murmuré-je en faisant le contraire de ce que je me suis évertué à faire jusque-là.
Je laisse le chagrin, la peine et tous les souvenirs entourant mes chers défunts me revenir un à un.
~Suite~