Le port
L’aube commençait à gagner petit à petit du terrain sur la nuit lorsqu’Ulric parvint devant les portes du port, et le ciel s’éclaircirait déjà. Les habitants de Kendra Kâr ne tarderaient plus à sortir de chez eux pour reprendre leurs activités quotidiennes.
La porte était gardée de deux gardes, comme il était coutume en cette heure-ci. D’avantages viendraient les épauler plus tard dans la matinée, quand le trafic en provenance du port se ferait plus intense mais, pour l’instant, Ulric espérait pouvoir passer sans trop attirer l’attention. Il tenta de dissimuler du mieux qu’il pouvait son grimoire dans sa cape. Se faire prendre en possession de ce genre d’ouvrage était un bon moyen de se retrouver à la milice pour un interrogatoire musclé, ou directement en geôle pour pratique de magie illicite, ce qu’Ulric préférait éviter.
L’apprenti mage s’avança, espérant que ses défroques de mendiants lui donneraient un air inoffensif. Les deux gardes le regardèrent approcher avant que l’un d’eux, un trentenaire à la barbe rousse dont le ventre tendait la cotte de maille, trahissant un certain relâchement dans son entrainement ces derniers temps, ne l’interpelle :
« Alors, on s’en va mendier de bon matin, mon gars ? »
Le second garde, un brun qui semblait un peu plus jeune -et plus en forme, lança un regard désapprobateur à son collègue, avant de lancer d’un ton plus professionnel :
« Veuillez approcher, nous allons juste vous poser quelques questions. »
Avec un peu d’appréhension, Ulric s’approcha, serrant d’avantage son grimoire dissimulé derrière sa cape. Il espérait que ce serait vite terminé.
Malheureusement, le plus gros sembla s’apercevoir qu’il tentait de dissimuler quelque chose. Sans ménagement, il plongea ses mains sous la cape d’Ulric pour lui arracher son grimoire.
« Laisse-moi voir ça ! »
Le jeune mage ne pu laisser sortir qu’un « Eh ! » de protestation. Si le garde en examinait le contenu, il n’aurait plus qu’à courir retourner se terrer dans les docks, où ses anciens compagnons le retrouveront tôt ou tard pour lui faire la peau. Et il ne pouvait pas abandonner son grimoire ici, aux mains d’un garde ! Il avait attendu des années avant d’enfin trouver quelque chose qui lui apprendrait comment maitriser ses fluides, il ne laisserait pas passer cette occasion, et surtout pas maintenant qu’il avait dû tuer pour cela !
Le garde, cependant, n’ouvrit même pas l’ouvrage. L’air déçu, il s’exclama :
« Juste un gros bouquin ? Et quoi, tu te torches le cul avec les pages ? »
Ulric se crispa : il s’était construit une carapace épaisse avec les années et peu de choses le touchaient. Cependant, laisser entendre que le seul usage qu’il trouverait à un livre serait de se « torcher le cul avec » était probablement l’une des pires insultes qu’on pouvait lui faire.
« Ce n’est qu’un bouquin, oui. Alors, rendez-le-moi ! »
Le second garde prit le volume des mains du premier et l’examina un instant, sans non plus chercher à en lire le contenu, avant de s’adresser à Ulric :
« Savez-vous lire, jeune homme ? »
« Bien sûr ! Qu’est-ce que je ferais avec un livre, sinon ? »
« Eh bien, c’est une chance que tout le monde ne partage pas », lui répondit le garde.
Ulric n’avait pas envisagé que les deux gardes puissent, effectivement, ne tout simplement pas savoir lire, ce qui expliquerait qu’aucun des deux ne se soit intéressé au contenu. Le garde reprit :
« Eh bien, si ce que vous dites est vrai, j’imagine mal comment vous vous êtes retrouvé dans cet état. Si vous savez également écrire, vous ne devriez pas avoir de mal à trouver un emploi quelque part. »
Le garde rendit son grimoire à Ulric. Le jeune mage le récupéra, soulagé. Ça aurait pu facilement mal tourner, dans d’autres circonstances !
« Ecoutez, rendez-vous au Refuge, dans le centre de la ville. Ils y repriseront vos vêtements. Ensuite, cherchez un emploi. Il y a toujours quelqu’un qui a besoin de personne sachant lire, si vous en êtes vraiment capable. Faites-quelque chose de votre vie ! »
Là-dessus, il lui fit un signe lui signifiant qu’il pouvait entrer. Ulric passa rapidement la porte, non sans entendre le garde bedonnant lui lancer un :
« C’est ça ! Et fais attention à ce que tu fais, ou tu auras affaire à nous ! »
Le plus jeune le reprit ensuite sur le fait que leur première mission était « d’être au service du citoyen », « qu’elle que soit sa condition ».
Le mépris du gros l’avait mis hors de lui, mais la bienveillance du second lui était insupportable. Se trouver un petit boulot, faire les comptes dans une petite boutique minable comme celle de sa mère ? Jouer au scribe pour un bourgeois trop paresseux pour écrire ses messages lui-même ? Pah ! Hors de question ! Il caressa la couverture de son grimoire du pouce : non, il avait d’autres projets, à présent. Il avait un objectif : apprendre. Développer ce dont qu’il possède mais que la vie lui a interdit de développer jusqu’à présent, car tous ceux qui l'entourent ont trop peur de la magie des ombres.
L’énervement laissa place à l’excitation dans l’esprit du jeune mage. Il allait enfin pouvoir commencer la longue voie qui le mènerait vers la maitrise de ses fluides ! Il avait juste besoin d’un endroit tranquille pour commencer à étudier. L’auberge de la tortue guerrière était proche. Il n’y était jamais allé, mais elle n’était pas trop chère, de ce qu’il avait entendu. Il pourrait y louer une chambre deux ou trois jours avec les quelques yus qu’il avait dans sa bourse. Ensuite, il aviserait.
Ulric continua à marcher sur la Grand-Rue. Il repéra bien vite l’enseigne de l’auberge : l’image absurde d’une tortue en armes accueillait les voyageurs de passage.
(Ridicule.), pensa Ulric,
(Où ont-ils été cherché un nom pareil ?)
Le jeune mage en haillons pénétra dans l’auberge. Il pourrait bientôt répondre à des questions bien plus intéressantes.
Vers l'auberge de La Tortue Guerrière