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par Triam » ven. 11 nov. 2022 23:22
La clarté du jour me tire de mon sommeil. Un autre jour de route. Les elfes dorment encore autour de moi. Non, en vérité, il me revient que les elfes ne dorment pas. Leurs postures rigides et la sévérité de leurs traits témoigne de leur méditation profonde. Leurs têtes étaient toutes pratiquement cachées derrière de grands chapeaux, des capuchons ou des voiles sombres. J'avais entendu dire que les Shaakts toléraient mal le soleil, et que c'est pour cela que leurs cités, telles que Khonfas, sont presque entièrement souterraines. De mon côté, j'ai l'impression d'assister à une scène de deuil. Quand bien même, je me fais silencieux pour ne déranger personne. Mes yeux s'adaptent peu à peu à la lumière. Notre voyage s'est poursuivi loin des pâturages de Saman, nous roulons au beau milieu d'une vaste plaine arrosée de soleil. La verdure du Wiehl y rencontre la chaleur du royaume de Yarthiss, les fleurs côtoient l'horizon, les pissenlits montent jusqu'aux ailes des oiseaux. J'aperçois Vit, blotti à l'arrière. Bien que son visage soit lui aussi caché derrière un voile de tissu aux reflets bleutés, je reconnais sa silhouette, et il semblait être le seul elfe noir à être vraiment curieux du paysage que nous traversons. Je me déplace lentement pour le rejoindre, et ma place est prise sans attendre par un elfe jaloux de mon petit coin d'ombre.
Il regarde l'extérieur, tourné de manière à ne pas recevoir directement la lumière du soleil. Maintenant que je me rapproche de lui, je me rends compte que sa respiration est plus lourde que la journée d'avant, et que les rayons solaires le font suer à grosses gouttes.
"Sale temps, hein ?" me dit-il avec un sourire peiné.
"Moi, ça va."
Il sourit de manière cynique. Bien sûr que de mon côté, ça allait. Seulement, il semble accuser le coup moins bien que ses congénères.
"Les autres ont vécu à Tulorim pendant des années. Certains y sont nés, j'imagine. Moi, c'est différent. J'ai quitté Khonfas il y a un mois à peine."
"... C'est comment là-bas ?" je lui demande, intrigué par le nombre de Shaakts qui semblent préférer l'exil à leur pays natal.
"C'est ce qu'il y a de plus éloigné d'une demeure, tout en en étant une. La vie peut être douce dans la ville basse, mais il faut sans cesse se battre pour qu'elle le reste. Littéralement, parfois. Le statut social de chacun dépend à la fois de leurs talents propres et de leur capacité à piétiner leurs confrères pour se hisser au sommet. C'est un environnement de jalousie et de trahison perpétuelles. Une course sanglante pour faire partie de l'élite. Khonfas récompense les plus ambitieux et châtie les autres d'une manière ou d'une autre. Ceux qui parviennent à se hisser au sommet de l'aristocratie sont les membres les plus accomplis de l'espèce. Les autres..."
Il désigne les occupants du chariot d'un mouvement de tête.
"Les autres survivent tant bien que mal. Ils ne sont pas plus chez eux à Khonfas qu'à Exech ou à Tulorim. S'ils étaient pleins aux as, à la rigueur..."
Après un instant de silence, je finis par lui poser la question.
"Pourquoi es-tu parti ?"
Il se mord les lèvres. La chaleur lui monte à la tête, et le rend plus nerveux qu'à l'accoutumée.
"Qu'as-tu à offrir à Khonfas si tu es trop faible à son goût, ou trop gentil, ou que tu boîtes, ou bien tu es frêle ou maladif ? Et qu'est-ce que Khonfas peut bien t'offrir, dans ce cas ? On pourrait tout aussi bien dire qu'on n'a pas vraiment quitté notre berceau, mais que c'est lui qui nous a recrachés."
Vit, sans doute un diminutif pour un nom Shaakt tombé en disgrâce, ne laisse quasiment rien paraître de ses émotions, mais il est facile de voir à travers son jeu quand on s'attend à de la tristesse.
"Je peux te dire que ceux qui quittent le monde des Shaakts le font rarement par principe. On est juste pas assez bons, alors on cherche d'autres moyens de survivre."
Je devine le poing qu'il serre, caché derrière les plis de son pantalon.
"Quelque part, on a peut-être que ce qu'on mérite."
Du coin de l’œil, je m'aperçois que certains elfes noirs, qui avaient sans doute prêté oreille aux mots de Vit, baissent lentement la tête, vaincus. Je comprends mieux la triste réalité que ces gens-là se sentent coupables de leur situation, et doivent peut-être se dire qu'ils ont trahi Khonfas par faiblesse. Mon cœur se pince à l'idée qu'une partie d'eux croit encore à l'élitisme cruel des cités souterraines et se reproche d'avoir échoué.
Un hennissement étouffé se laisse entendre à l'extérieur, et la cadence ralentit. Notre convoi prend une pause près d'une rivière surmontée d'un pont de bois. Les voyageurs las descendent se reposer à l'ombre des oliviers et profiter d'un déjeuner en pleine nature. Vit hésite à descendre, abattu par le climat. Je tourne mon visage vers l'ouest, duquel nous vient une légère brise.
"Tu ne t'y habitueras jamais si tu restes là."
Il finit par accepter de s'installer à l'ombre d'un grand arbre non loin de la rivière. Je m'assied près de lui et lui tend un chiffon que j'ai trempé dans l'eau.
"Essaie sur tes bras."
Sceptique, il se mouille les bras. Quelques secondes passent dans le silence, puis le vent se lève. Il écarquille les yeux.
"Pas mal, hein ?"
"Je dois l'avouer. J'ai presque froid, maintenant. Héhé, je pourrais m'y habituer, en fait." fait-il en souriant.
J'observe le reste des Shaakts. Tous ne réagissent pas de la même manière à l'ambiance des Plaines Sèches. Certains sont indifférents, ayant peut-être arpenté ces routes par le passé, d'autres, les plus jeunes en particulier, semblent s'émerveiller devant les plus petites choses, les feuilles d'olivier, les pissenlits.
"Et toi, pourquoi tu fais route avec notre joyeuse troupe ?"
"Eh bien... Il y a cette espèce d'assiette que je dois livrer à un archéologue de Yarthiss. Une course pour mon euh..."
J'hésite à dire "maître" en pensant à Manznar.
"Mon patron."
Il avise un coup d’œil à mes compagnons de route.
"Tes amis aussi ?"
"Euh, non. Eux, ils sont juste... là."
Vit hausse les sourcils.
"Mais encore ? Le prends pas mal, mais t'as l'air plutôt novice, pour un garçon de courses. J'imagine que t'as d'autres raisons de partir à des lieues de ta ville natale."
"... Je suis pas né à Tulorim. Je suis de Nélys, à l'origine. J'y serais bien resté mais on m'a pas trop laissé le choix."
"C'est à dire ?"
Je ravale une boule d'amertume.
"Disons que..."
"CENTAURES !"
Un cavalier en panique hurle l'alerte, fuyant un imposant nuage de poussière soulevé par les sabots d'une horde hostile. J'avais entendu parler des centaures qui sévissaient sur les routes, mais pas ici, pas sur la route la plus sûre du continent. Quoique, à y réfléchir, un attroupement de caravanes sans véritable escorte et remplie de biens et de réfugiées était la proie idéale pour des pillards habitués des convois sous protection de riches marchands. Corsos, orque fort de corps et d'esprit, s'affaire dans toutes les directions, beuglant des ordres pour maintenir la cohésion du groupe.
"Tout le monde ! Dans les chariots ! Les autres, avec moi !"
Armé d'une lance en piètre état, il organise du mieux qu'il peut la défense de sa charge. Je me tourne en panique vers Vit, mais ce dernier n'était pas étranger au danger non plus. Prenant les devants, il me prend par le bras.
"Tu l'as entendu, non ? Grouille !"
Je commence à peine à courir que je vois déjà des corps tomber. Des femmes, des enfants... non...
"ILS NOUS ONT PRIS EN TENAILLE !"
Je m'aperçois avec horreur que des flèches nous viennent de l'autre côté du pont. Il n'y a nulle part où fuir. Je me perds un instant dans le regard vitreux d'une femme dont la trachée avait été transpercée par un des traits.
"Vit ! Vit !!"
Je perds tout jugement. Je me débats pour me libérer de l'emprise de Vit. Mon monde n'est plus que les cris des réfugiés et les hennissements des montures. Tout semble s'écrouler sous mes pieds et ma vision se raccroche à ces yeux contemplant la mort.
"Tu veux crever ici ?" crie l'elfe qui me serre toujours l'épaule.
"Attends, attends !" lui dis-je comme si je pouvais le persuader de se donner à la mort.
Il se plante face à moi, tenant fermement chacun de mes bras au point que je sens presque ses ongles s'y enfoncer. Son regard glacial me rappelle à la réalité.
"Ignore-les, ils sont tous déjà morts. Ils n'en valent pas la peine."
Je reste figé, ses mots m'atteignent mais je ne parviens pas à prendre la moindre décision. C'est comme si l'humain en moi avait laissé place à un animal apeuré.
"Triam, tu m'écoutes ?!"
Il me secoue, rappelant tous mes sens au devoir.
"Toi et tes compagnons, vous devez fuir vers le sud. Le sud, tu m'entends ?"
Il désigne de vastes plaines aux herbes hautes. Il me semble avoir vu des bois plus au nord, mais j'ai l'esprit trop paniqué pour le contredire, et de plus, il semble avoir de l'expérience. Je hoche la tête. Il détourne le regard et me pousse vers le sud. Je lui obéis presque inconsciemment. Mes jambes prennent le pas sur ma pensée, pendant que Vit court vers les cavaliers en débandade.
"Corsos ! Où est Corsos ?!"
"Malvales ! Guasinaaa !!"
Courir. Je dois courir. Vers le sud. Je ne veux pas mourir.