Akihito, bras appuyés sur les genoux, attendait dans un couloir en face de la chambre du Conseil. Cela faisait plus d'une heure qu'il attendait, heure qu'il avait passé à retourner encore et encore ce qu'il comptait présenter au Conseil. Les paroles de Rana, son rapport sur la guerre, le fiasco de sa mission... Un soupir lui échappa. Son attitude était toujours morose et ne s'était pas arrangée quand il était revenu dans sa ville natale : autour de lui, les passants et les rares soldats survivants avaient poussé des cris de surprise et de peur quand il était arrivé comme la foudre au milieu de la place, à l'emplacement de sa marque. Cependant, la terreur s'était rapidement calmée, alors que les gens reconnaissaient le fulguromancien. Il était désormais connu de tous et non plus uniquement par la lame légendaire qu'il avait à la ceinture. Les gardes du Conseil qui s'étaient rué vers la potentielle menace avaient donc baissé leurs armes et l'avaient interrogé du regard : il n'était pas une menace, mais sa venue avait tout de même soulevé des questions dans leurs esprits.
"Je dois m'entretenir avec les Conseillers Shimi, Muri et TIrama. Ils attendent ma venue."
On l'avait escorté peu de temps après, et il patientait depuis. L'attente lui avait permis de réorganiser ses esprits, balayant temporairement ses considérations personnelles. Il était le Porteur de la Kizoku Rana. Il avait un devoir. Ses problèmes ne pesaient pas grand-chose, d'autant plus qu'il n'était pas le seul à avoir perdu un être aimé. Loin, très loin de là.
"Akihito-dono ? Le Conseil est prêt à vous recevoir."
Le Samouraï qui assurait la garde près de la chambre vint le chercher, l'extirpant de ses pensées. Il se releva, faisant tinter son armure rutilante. Aer'Nystral avait fait un travail irréprochable, en assemblant le Keraunos et la Faerunne en écailles d'acier semblables à celles de sa cotte de Drakarn. Elles formaient ainsi des rangées écailleuses alternant entre le gris de l'air et le doré du métal de foudre. Il ne sentait pas aussi protéger qu'avec sa cotte de mailles quand elle était encore en un seul morceau, mais le forgeron aveugle avait assuré avoir fait son possible. Le bouclier qui ornait son dos alors qu'il passait les lourdes portes de la salle du Conseil était aussi une pièce dont l'Ermansi avait déclaré être fier. Le mélange de Faerunne qui en composait le centre allégeait grandement l'égide quand son revêtement et sa partie externe étaient elle en Keraunos, donnant une teinte dorée sombre au bouclier. Une égide dans le plus pur style elfique, avec ses courbes élancées et ses renfoncements latéraux. Et c'était sans oublier l'ivoire blanc qui parcourait le centre du bouclier pour en former la pointe inférieure : le croc du Dragon noir avait été enchâsser dans la protection, avec un sens esthétique que même lui pouvait apprécier. Mais quand on l'observait dans l'ensemble...
(Un sabre Ynorien, un bouclier elfique, un marteau Thorkin, une armure de métal et d'écailles... L'ensemble reste vraiment à désirer.)
Se moqua de lui-même l'enchanteur. Pas étonnant qu'il ne passe pas inaperçu dans les rues de sa ville.
Foulant le sol de la salle du Conseil, Akihito était déjà plus ou moins familier avec la salle et ses tables disposées en arc de cercle tournées vers lui. En revanche, c'était la première fois qu'il voyait le Conseil au grand complet siégé en même temps. Tous étaient présents, même le fameux Alen Kapono. Le prétendu dirigeant de la pègre Ynorienne n'arborait pas le sourire narquois et désinvolte qu'on lui prêtait : sans doute que la situation était trop grave, même pour ses affaires, pour qu'il puisse se permettre de prendre les choses à la légère. Le Samouraï l'ayant escorté se retire alors, et les regards se posèrent tous sur lui : ceux amicaux des Conseillers qu'il connaissait, et ceux plus emplis de curiosités de ceux qui ne l'avaient jamais rencontrés.
"Akihito'dono Yoichi, survivant au Carnage, héros d'Oranan. Que nous vaut l'honneur de votre visite ?"
Héros d'Oranan. Akihito réprima le goût de bile qui lui monta quand on le qualifia d'un titre qu'il ne pensait pas mériter, surtout pas après un tel désastre. Avec difficulté, il s'inclina à l'attention des grands de sa nation, avant de prendre la parole d'une voix forte, mais monotone.
"Noble conseil de l'Ynorie, je me présente ici pour vous faire mon rapport de la bataille de Koichii, ainsi que de mon entrevue avec la Déesse Rana sur Nyr'Tel Ermansi, annonça-t-il en jetant un regard en coin à la Conseillère Chitoge, représentante du culte au sein du conseil. Par quoi souhaitez-vous que je commence ?"
Si Nora Shimi l'informa qu'ils étaient tous bien trop au fait de ce qui s'était passé, mais ouverts à toute information supplémentaire, la prêtresse de Rana commenta elle aussi sa parole.
"Toute parole de notre vénérée déesse sera accueillie avec respect et sagesse. Vous êtes chanceux d'avoir pu la rencontrer, l'écouter.
- Pas à ma connaissance, Conseillère Shimi. Ce que j'ai pu vous communiquer avant de monter dans l'Aynore Ermansi était plus ou moins tout ce que je savais, mais peut-être d'autres conseillers avaient des questions à me soumettre. C'est également un grand soulagement de voir que le Conseil dans son intégralité a réchappé à la catastrophe...
- Tout le conseil vit, oui. Mais que dire de ces milliers de morts en nos rangs. De tous ceux qui, combattants ou citoyens, ont laissé la vie dans cette folle guerre ? En cela nous ne représentons que trop peu notre peuple, même si désormais nous devrons tout mettre en œuvre pour le servir avec honneur et compassion. Tout reconstruire, ne laisser personne derrière ou en besoin."
Le Conseiller Aya. Le Vénérable, le doyen du Conseil. C'était la première fois que l'Ynorien l'entendait et le voyait, et il était à la hauteur de sa réputation, indubitablement. Un homme sage et mesuré, dont la voix parcheminée reflétait des dizaines d'années de présence et d'expérience au Conseil.
"Vous avez raison, Conseiller..."
Se tournant vers la Soeur, il continua.
"Ce fut un grand honneur et privilège. J'essayerai de retransmettre le plus fidèlement possible ses paroles.
- Faites donc, Akihito d'Oranan.
- La déesse Rana m'a accueillie dans son temple aérien, en m'assurant avant tout qu'elle compatissait à la souffrance qui nous affligeait. Dans l'épreuve que nous affrontons, elle a assuré que la... La sagesse qui habitait chacun des nôtres serait notre plus grande force. Ne rien négliger, utiliser et accepter l'aide de tous ceux émus par le massacre de notre peuple... Y compris venant de la part de nos ennemis d'hier."
Evidemment, son discours ne plut pas à tous. Shen Muri fut le premier à se lever brusquement à ces paroles :
"Quoi ?! Faire confiance à ces peuples qui nous massacrent et nous pillent depuis des générations ?! Ils sont fondamentalement mauvais, et tout signe de faiblesse de notre part, ils en profiteront pour nous causer du tort !"
La Grande prêtresse de Rana se leva à son tour, pointant un doigt accusateur vers l'Impénétrable.
"Vous osez remettre en doute la parole sacrée de notre Déesse ? Elle est la voix de la sagesse, et nous devrions suivre ses divins conseils."
La tempête de discussions, de cris et de déclarations argumentées qui se déchaîna laissa un peu Akihito pris de court : la tension était palpable entre beaucoup des membres, et certains n'hésitaient pas à s'invectiver. Puis Daïgo Genkishi prit la parole plus fort, d'un ton solennel, pour imposer le silence.
"Cessez. Cette attitude n'est en rien celle d'un conseil républicain soucieux de ses citoyens. De l'aide, nous en aurons besoin, de toutes les sources qui voudront bien nous en donner. Il n'est pas question de quémander à un ennemi, mais bien de faire connaître nos besoins à des êtres qui peuvent comprendre notre détresse. Je vous invite à reléguer cette discussion du Conseil au moment où chacun aura pris la peine de réfléchir pleinement aux tenants et aboutissants d'une telle demande, déclara-t-il avant de poser son regard noble et perçant sur le jeune homme.
Merci, porteur de message, de ce rapport précieux et de ces conseils avisés. Pour cela et pour vos actes lors de cette bataille, nous vous remercions. Une bourse vous sera remise à la sortie de ce conseil, gage de notre gratification. Aviez-vous autre chose à dire au Conseil ?
- Je ne suis que l'humble messager des paroles de la déesse Rana, mais j'aimerais vous faire part de mon avis sur la question si vous me le permettez."
Le jeune conseiller lui donna la parole, et il fit bien attention à choisir soigneusement ses mots : il avait bien vu comment la colère avait rapidement pu saisir certains des conseillers.
"Omyre ne sera sans doute jamais notre alliée, mais je veux croire qu'il est envisageable de ne plus en faire une ennemie. Du moins, le temps que nous soyons en mesure de nous défendre. Pardonner, mais ne pas oublier : on ne pourra pas effacer d'un revers de la main la haine millénaire qui nous oppose aux Garzoks, peut être même jamais. Mais je pense que si nous disions à nos ancêtres d'il y a mille ans que les Kendrans se sont battus avec nous et ont payé un tribut aussi si ce n'est plus lourd que le nôtre pour nous aider et nous défendre... Ils n'y croiraient pas. Omyre pourrait changer, et je ne veux pas léguer un autre millénaire de guerre et de souffrance aux générations futures car la rancoeur, toute légitime qu'elle soit et que je partage, nous a aveuglé."
Akihito mit ensuite un genou à terre.
"Comme pour l'effort de guerre, je mets mon bras et la Kizoku Rana au service du Conseil d'Ynorie. Je ne suis pas doué d'un sens aigu de la diplomatie, mais je suis prêt à me faire la voix du Conseil si vous le souhaitez, ou escorter cette dernière.
- Nous vous tiendrons au courant le cas échéant, Porteur. Nous apprécions votre dévouement."
Le Conseiller Tirama venait de prendre à son tour la parole. Il faisait partie de ceux qui, visiblement, étaient convaincus par son discours et partageait ses idées. Mais il était difficile de dire vers quel avis penchait le Conseil dans sa globalité, tant les avis semblaient partager.
Sa proposition de diplomatie, Akihito la faisait plus par devoir qu'autre chose pour libérer et soutenir les Conseillers qui allaient avoir bien trop à faire dans les mois à venir. Il n'avait rien d'un diplomate, n'ayant même pas le bagage nécessaire à cette tâche. Il pensait avoir le recul et la patience nécessaire pour mener des négociations, mais les connaissances lui manquaient sans doute... Au moins savaient-ils qu'il était disposé à les aider. Ne restait qu'un dernier point le dérangeant.
"Conseiller Genkishi, concernant la bourse... Est ce que je la mérite vraiment ? Je n'ai pas pu empêcher quoi que ce soit, et la recevoir alors que la ville peine à se relever...
"Ne rejetez pas la main qu'on vous tend, Porteur., l'interrompit d'un geste son interlocuteur.
Vous méritez cet argent plus que quiconque ici."
- Je... Très bien, Conseiller. Noble Conseil de l'Ynorie, si vous n'avez plus besoin de moi, je vais me retirer."
Son rapport fini, il s'inclina une nouvelle fois avant de sortir de la salle par là où il était entré. Comme l'avait annoncé le Conseiller, le Samouraï lui glissa une petite bourse de cuir contenant près de cinq mille yus. Une petite fortune qui pouvait être mieux investie pour réparer la muraille, dédommager les innombrables morts... En proie à un dilemme moral, il manqua presque les remerciements un peu maladroits du militaire. Lui voyait dans le jeune homme un héros. Ce même jeune homme ne voyait qu'un imbécile qui s'était débattu en vain dans une guerre qui s'était jouée sans lui quand l'Ynorie avait subi ses coups les plus terribles.
"... J'ai seulement fait ce que j'ai pu, ce que je devais faire. Rien de plus.
- Notre Ordre pourrait avoir besoin de gens comme vous, Porteur. Rana sait que les Samouraïs ont payé le prix fort dans la défense d'Oranan, et avoir un guerrier comme vous ou le Dragon d'Ynorie ne serait pas de refus pour regonfler le moral des troupes."
Ne sachant trop quoi dire, Akihito remercia le militaire. Un des innombrables soldats d'élite que composait le corps sous les ordres directs du Conseil, et l'un des trop rares survivants qui avaient eu la chance d'avoir été affecté à la défense du port. Pendant qu'il avait patienté, Akihito s'était renseigné sur l'état de la ville : le sortilège du Dragon noir n'avait balayé "que" la première moitié de la ville, laissant la partie ouest et nord épargnée, dont la zone portuaire. Une large partie des civils s'y étaient regroupé, le plus loin des combats principaux, ce qui faisait que les pertes ynoriennes étaient moins importantes que ce qu'il craignait. Pas cataclysmiques, mais néanmoins bien trop terribles.
Penser aux morts Ynoriens mena inévitablement son esprit à penser à Elle, et au jeune garçon qu'il avait promis d'enterrer lui-même dans le Bôchi. Nora Shimi était celle qui devait s'en charger : perturber de nouveau le conseil pour quelque chose d'aussi trivial n'était pas envisageable aussi préféra-t-il attendre la fin de sa réunion.
(Tu comptes vraiment l'enterrer toi même ? Et pour sa famille ?)
(Evidemment, je me substituerais pas à sa famille. Mais si je peux aider, y participer...)
(Akihito... Je comprends ce que tu ressens. Je ne l'ai jamais vécu, mais j'ai accompagné bien des Porteurs qui se sont sentis responsables de la mort d'autrui. Je ne t'empêcherai pas de le faire, mais ais bien conscience que tu n'es rien la cause ni responsable de la disparition, si tragique soit-elle, de ce garçon.)
La voix douce de la Faëra tourna longtemps dans l'esprit morne du jeune homme. Était-il légitime ? S'il enterrait personnellement cette malheureuse victime, quid des innombrables autres personnes qui n'étaient pas plus que le garçon pour lui ? Cet archer qu'il avait sauvé d'un carreau garzok ? Ce fantassin qui avait hurlé à ses côtés sur les remparts, face à l'armée de Karsinar ? Devait-il les enterrer eux aussi ?
En proie aux doutes, Akihito attendit que le Conseil termine de délibérer, ce qui arriva vers la fin de journée. Il se leva et s'inclina à leur encontre quand les conseillers sortirent un par un. Et si certains lui adressèrent un léger signe de tête comme la Soeur Chitoge ou le conseiller Sirius, d'autres l'ignorèrent tout simplement, Alen Kapono en tête. Lorsque son regard croisa celui de la conseillère Shimi, il s'avança alors qu'elle se dirigeait vers son bureau personnel.
"Conseillère Shimi pardonnez moi, mais pourriez-vous m'accorder un peu plus de votre temps ? C'est au sujet du... Service, que je vous avais demandé..."
D'un signe d'acquiescement, elle l'invita à la suivre dans son bureau. Toujours aussi sommairement meublé, l'arc posé soigneusement sur un râtelier à côté de son armure, mais avec une table noyée sous les parchemins. Le désordre était à la hauteur de la fatigue sur le visage de la femme : son teint avait perdu la couleur d'antan, rappelant avec plus de force que la Faucheuse, même si elle ressemblait d'habitude à une jeune femme dans la vingtaine, approchait en fait de la quarantaine.
"Nos transporteurs de corps sont surchargés de travail... Il y a eu tant de morts... Nous avons facilement trouvé le vendeur de potions, près des portes, mais nous n'avons aucune nouvelle de la tatoueuse dont vous parliez. Les rangs kendrans sont laissés aux leurs, et malgré une demande explicite de notre part, ils n'ont donné aucune réponse concernant cette jeune dame."
- C'est... Je comprends."
Un silence s'installa, alors que l'archère baissait les yeux et qu’Akihito sentait son coeur se déchirer en deux. Il luttait pour ne pas fondre en larmes à l'idée de ne pas pouvoir honorer Sa dépouille, mais il sentait un soulagement malsain l'envahir. Il était heureux, rassuré de ne pas avoir à voir Son visage délicat déformé par la terreur la plus pure, ou mutilé par les combats. Et il se haïssait à la simple idée qu'une telle pensée puisse traverser son esprit et même perdurer.
Elle avait été sa muse, Elle avait été sa vie. Son amante, la première à le voir comme personne n'avait jamais pu le considérer. Celle qui avait connu ses faiblesses et les avait acceptées, Celle qui avait rit de ses bonheurs, soutenus ses chagrins. La plénitude et la sérénité qu'il avait ressenti chaque nuit avec Elle à La regarder dormir paisiblement dans ses bras, les innombrables moments passés à ronger son sommeil pour sentir Son souffle sur sa peau, la douceur de Ses cheveux sous ses doigts quelques minutes de plus avant de sombrer dans l'inconscience.
Une raison de se lever le matin, pour le plaisir simple mais si chaleureux de voir le coin de Ses lèvres s'étirer quand leurs regards se croisaient pour la première fois de la journée. De sentir sa propre bouche s'arquer en réponse, avant que son corps ne se meuve pour venir chercher avidement le contact qui ne l'avait quitté que le temps de son propre réveil. Un besoin impérieux de La savoir proche de lui quand c'était possible, presque organique.
Un besoin qu'il ne pouvait plus combler. Un amour qu'il ne ressentirait plus, car personne ne pouvait l'aimer comme Elle l'avait fait. Les yeux verts forêt dans laquelle il s'était noyé des milliers de fois prirent l'espace d'un instant les accents de l'océan, et il se détesta d'autant plus pour ça. Les mots rassurants et plein de soutien d'Amy ne furent qu'une goutte dans l'incendie désespéré qu'était son coeur. Il avait beau être reconnaissant de son attention pleine de bonnes attentions, sa gratitude était étouffée par la compression sourde de sa poitrine et le gouffre sans fond qui y avait pris place.
Sa voix prit des accents rauques tandis qu'il s'efforçait d'enterrer la peine dévorante qui enflait dans son être.
Penser.
Penser à autre chose.
A tout.
Sauf à Elle.
"La famille du vendeur s'est-elle manifestée ?
- Hélas non : les registres indiquent qu'ils y sont tous passés. Toute la famille. Ils habitaient près des murailles... Pour votre compagne, vous... Vous pourriez aller demander directement aux transporteurs kendrans. Ils brûlent toujours les corps, à leur endroit du champs de bataille. Ou la chercher directement, si vous êtes certain qu'elle a trépassé et si vous connaissiez sa position. C'est la seule chose que je puisse faire pour vous la concernant.
- Vous avez déjà bien fait assez, conseillère... Merci énormément d'avoir pris le temps d'écouter ma requête égoïste malgré la situation...
- Courage, Porteur. Je prie Rana pour les défunts de cet abominable charnier. Tous autant qu'ils sont.
- Je ne vais pas vous importuner plus longtemps. Je reste à la disposition du conseil si vous avez besoin de moi... Oh et si vous pouviez m'indiquer où trouver le corps du garçon...
- Il se trouve avec les cercueils en attente de crémation, à l'extérieur des portes. Les techniciens sur place l'identifieront facilement pour vous."
La Conseillère semblait sincèrement peinée. Akihito, l'esprit embrumé par le combat intérieur qu'il menait pour ne pas sombrer dans la dépression, ne parvint pas à savoir si c'était par compassion pour lui ou par honte de ne pas avoir pu accéder à sa requête. Rester plus longtemps n'allait faire qu'accentuer cette gêne, aussi prit-il congé. Il n'avait pas non plus envie de rester en compagnie de celle qui lui avait annoncé la mauvaise nouvelle. Elle n'y était pour rien, et pourtant... Le simple fait de la voir alors qu'il fermait la porte lui rappelait le son de sa voix, annonçant qu'Elle n'avait pas été retrouvée. Nora Shimi allait longtemps si ce n'était éternellement être associée à la sensation qui consumait actuellement son âme.
Le Conseil de l'Ynorie était d'un vide angoissant. Les doléances qui s'étaient enchaînées n'étaient plus, et alors que le soleil déclinait les habitants qui avaient survécu ou qui avaient pu revenir avaient arrêter les réparations pour la journée, rentrant chez eux.
(Chez eux...)
L'Ynorien manqua de vomir, sentant son estomac se tordre à la simple idée de devoir rentrer chez Elle. Une partie de ses affaires y était, mais il y avait aussi les Siennes... Il y avait toute Sa vie. Il ne pouvait pas se résoudre à y aller. Pas maintenant. Cherchant désespérément un moyen de s'extirper de ce marasme et de cette spirale de pensées, son regard fiévreux se posa alors sur un groupe de miliciens en pleine discussions avec Hoga Tirama. L'homme avait de multiples postes et rôles, dont celui de capitaine de la milice, mais également de Shogun. Le chef officieux des Samouraïs. Le père d’Akihito avait servi sous ses ordres... Et comme l'avait dit le guerrier devant les portes, le corps avait subit de lourdes pertes. Son aide serait... Son devoir...
Les pas du Conseiller l'éloignèrent de ses hommes de la milice, alors qu'il descendait les marches du Conseil. Akihito le rattrapa.
"Conseiller Tirama, avez-vous du temps à me consacrer ?
- Sieur Yoichi ? Je n'ai que peu de temps, accompagnez-moi un instant, vous pourrez alors me parler."
L'homme était occupé, sans surprise. Mais il était prêt à donner un peu de son précieux temps au jeune homme. Son ton neutre le jugeait indifféremment, mais Akihito savait que leurs avis s'accordaient sur plusieurs points. Ses paroles suivantes le confortèrent dans son avis.
"Vous avez fait forte impression au conseil. Pour le meilleur comme pour le pire..."
- J'en ai conscience, mais la situation dans laquelle nous sommes ne laisse pas de place aux ronds de jambe pour ménager tout le monde. La survie de l'Ynorie en dépend. Mais je suis là pour une raison plus personnelle : Conseiller, dans quel état se trouve le corps des Samouraïs ?
- Quasiment annihilé. Mes hommes étaient tous au combat, ce jour-là. Seuls ceux qui défendaient le port ont survécu. Bien peu. Bien trop peu.
- J'ignore si vous le saviez, mais mon père servait sous vos ordres. S'il n'était pas mort quelque temps avant le siège, il l'aurait sans doute été durant la bataille."
Autre souvenir douloureux. Mais peut-être allait-il noyer tout cela dans le devoir, l'action. La perpétuation d'un héritage en suivant les traces de celui qui l'avait élevé.
"Vous avez peu de temps, et moi beaucoup trop désormais. Je vais donc faire court : je souhaite rejoindre les Samouraïs.
- Hmm. Vous pourriez en être, vous avez maintes fois prouvé votre valeur au combat et votre loyauté envers l'Ynorie. Seulement... Êtes-vous prêt à obéir au moindre ordre que vos supérieurs pourraient vous donner ? N'êtes-vous pas plus libre en tant qu'aventurier ?
- Suivre les ordres n'est pas un problème. Et si je regretterais de perdre ma liberté d'aventurier, je... Je n'arrive pas à trouver un autre moyen d'aider Oranan là, maintenant. Mes capacités martiales sont tout ce que j'ai et je n'ai pas actuellement la légitimité d'en faire usage..."
Ses armes, ses pouvoirs. C'était tout ce qui lui restait, avec sa mère. Elle était en sécurité avec Frans, mais il voulait faire d'Oranan de nouveau un endroit où sa mère pourrait revenir et y vivre, comme elle l'avait toujours fait. N'étant ni maçon, ni architecte, ni quoi que ce soit d'autre qu'un homme sachant se battre, la milice ou les Samouraïs étaient les seules options qu'il voyait pour aider au mieux ses concitoyens. On lui prêtait le titre de héros. Il ne se sentait pas digne, mais devait se montrer à la hauteur des attentes qui pesaient sur lui. De son côté, Hoga Tirama semblait plus partagé.
"L'engagement dans l'ordre des samouraïs n'est pas une chose à prendre à la légère. Oui, ça aiderait Oranan, au vu de vos aptitudes, mais est-ce vraiment ainsi que vous pourriez aider le mieux l'Ynorie ? En devenant la main armée du Conseil ? Qu'entendez-vous par "légitimité" ?
- Si je n'agis pas dans le cadre d'une organisation comme l'ordre, est ce que je suis vraiment en droit d'utiliser ma force avec mon seul raisonnement pour justification ? Et devenir la main armée du conseil me semble la meilleure façon pour moi d'aider l'Ynorie... Je ne vois pas comment employer ma force autrement.
- Avez-vous si peur de votre discernement, jeune homme ? demanda avec une pointe de surprise le Conseiller.
Si vous êtes prêt à abandonner votre liberté pour servir sous mes ordres, alors vous avez votre place parmi nous."
- Pas du mien, non. Seulement en des temps troublés, un blason officiel fait force de loi auprès des civils. Intervenir en mon propre nom sera plus facilement remis en question que si j'agis sous vos ordres.
- N'oubliez pas que vous êtes le Porteur de la Kizoku Rana. Bien. Suivez-moi si vous êtes décidé. C'est un engagement à la vie à la mort, que nous devons officialiser."
Le bastion d'Oranan, quartier général des Samouraïs, se trouvait non loin du Conseil. Le rejoindre ne prendrait qu'une poignée de minutes et il serait dès lors un véritable Samouraï. Prenant la suite de son père. Oubliant son chagrin dans la protection des autres.
(La protection des autres, hein ? Akihito, ça fait maintenant plus de deux ans que je te suis, alors je pense pouvoir dire que je te connais. Et je crois que tu te trompes. Lourdement.)
La voix d'Amy résonna dans sa tête alors qu'il s'apprêtait à répondre à l'invitation du Shogun. Consciente de la situation, l'être d'air enchaîna rapidement.
(C'est vrai. Les Samouraïs, cela te permettrait d'honorer ton père. Honorer ta famille. Honorer ton peuple. Mais ce n'est pas ce que tu veux : l'Ordalie, les préceptes de Valyus, ils ne concernent pas que l'Ynorie. Ceux que tu veux protéger, ce ne sont pas que les Ynoriens : ce sont tous ceux qui sont dans le besoin. Accepter cette proposition t'éloigneras de ta Voie, de ce en quoi tu crois.)
(Mais je suis faible, Amy. A quoi bon vouloir protéger tout le monde si je n'en suis pas capable ? Je ne veux plus ressentir le même sentiment d'impuissance. Je ne veux plus de tout ça...)
(Intégrer les Samouraïs ne te permettra pas de protéger tous les Ynoriens. Tu n'es qu'un homme, Akihito ! Tu es faillible, tu n'es PAS parfait ! Tu n'es PAS omnipotent ! Tu échoueras, parfois, mais tu continueras de te relever, comme tu l'as toujours fait. Mais les Samouraïs... Tu regretteras de les avoir intégrés si tôt. Alors qu'il te reste tant à faire. Orphal, les reliques de Valyus, Yliria... En embrassant la cause d'Oranan, si honorable soit-elle, c'est sur toutes ces choses que tu fais une croix.)
Akihito marqua un arrêt. Perdu qu'il était dans sa tristesse, il n'avait que trop de mal à concevoir ce qu'il pouvait perdre, ce qu'il pouvait sauver. Il voulait juste... Oublier. Oublier tout ce qui l'accablait, à travers une tâche qui épuiserait toute son énergie. Mais malgré son état psychologique des plus déplorables, Amy éclaira en partie sa lanterne. Il se précipitait vers quelque chose qui pouvait lui laisser quantité de remords... Il fonçait tête baissé, sans réfléchir aux conséquences. Ironique, quand lui-même avait tancé une certaine personne pour un tel comportement impulsif...
"Vous avez raison, Conseiller. Être un Samouraï serait un grand honneur, mais je ne suis pas sûr d'être prêt à donner ma liberté à l'Ynorie dès maintenant, sous le coup de l'impulsivité. Ça ne serait pas sage, ni raisonnable. Ça ne rendrait pas honneur à la mémoire de mon père, ni à l'ordre en général."
Des mots lâchés du bout des lèvres. Il serait tellement plus simple de juste s'abandonner à la cause des Samouraïs... (Mal ?)Heureusment pour lui, il savait que le choix le plus simple n'était jamais le meilleur pour lui.
"L'ordre vous restera ouvert, si d'aventures vous vouliez l'intégrer. Vous êtes jeune, Ser Yoichi. Vous êtes déjà le bras armé de l'Ynorie, qu'importe votre statut. Ne doutez jamais de ça."
Les deux hommes se saluèrent respectueusement, puis Akihito observa le dos du Shogun disparaître dans la pénombre grandissante. Et maintenant... Quoi ?
Son corps répondit pour lui : manger, et dormir. C'était ses priorités, le reste pouvait attendre. Son pas le guida alors vers l'Auberge des Hommes libres : là, peut-être trouverait-il un semblant de sommeil plutôt que dans les draps de Celle qu'il voulait oublier.