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par Yliria » ven. 31 janv. 2020 21:38
La savane laissa ensuite place aux plaines. Plus j'avançais, plus les montagnes semblaient devenir écrasantes malgré la distance. Le paysage changea d'heure en heure, passant de plaines irradiées par le soleil à des champs de verdure et d'arbre. Le changement fut si progressif que je ne le remarquai qu'une fois en quête d'un abri pour passer une nuit de plus, seule. Je ne voulais pas vraiment m'habituer à nouveau à voyager seule, mais je n'avais décidément pas le choix. Au moins les couleurs sombre de ma cape et de ma couverture me camouflait relativement dans l'obscurité. Roulée en boule au pied d'un arbre en retrait de la route, je grignotai, refusant d'allumer le moindre feu. Je devais être prudente et, pour me réchauffai, usait simplement de mes fluides pour augmenter la température autour de moi. Cela ne durerait pas, mais je pus au moins m'endormir sans grelotter, bercée par le fredonnement d'Alyah.
Ce fut un étrange bruit qui me réveilla. J'ouvris péniblement les yeux, regardant avec dépit l'aurore à peine entamée avant d'entendre à nouveau le même bruit. Il me semblait familier, mais avec l'esprit encore engourdi par les brumes du sommeil, j'avais du mal à aligner deux pensées cohérentes. Alyah, visiblement alarmée, me conseilla de ne pas bouger et de rester cachée. Je suivis son conseil avec plaisir, partant même dans l'idée de me rendormir. Mais le son d'une voix me fit me redresser aussitôt et mon esprit s'éclaircit en même temps. Ma rapière en main, je m'allongeai, me tassant le plus possible. Je n'étais pas certaine de ce qui allait surgir et préférai être prudente. Dans le doute, je couvris mes cheveux de ma couverture. Sa couleur sombre serait moins repérable que mes longs cheveux blancs.
Je patientai là de longues minutes avant qu'ils n’apparaissent en contrebas, sur la route. Des cavaliers. Des Sindeldi à n'en pas douter, au vu de leur équipement rutilant et de leur allure. Je n'avais pas vu d'Eruïons avec des cheveux et je doutais que les Rakhaunens ne puissent ne serait-ce qu'en chevaucher. Je me demandais ce qu'ils pouvaient bien faire ici, mais la réponse était évidente, ils patrouillaient. Avec les fumées que j'avais aperçus depuis le promontoire où j'avais annoncé mon départ à Mahal, cela ne me surprenait finalement pas plus que cela. Si guerre il y avait, voir des patrouilles était logique et je me trouvais stupide de ne pas y avoir pensé. J'allais devoir redoubler de prudence. Les cavaliers ne semblaient guère chercher quelque chose de spécifique dans le soin et continuèrent leur route. J'attendis un certain temps avant d'enfin bouger. J'empaquetai mes affaires et m'équipai avant de partir, la boule au ventre.
Après cela, je ne voyageais plus sur la route, mais toujours légèrement en retrait, par précaution, me cachant au moindre bruit suspect ou à la moindre volute de poussières un tant soit peu épaisse à l'horizon. Je croisai deux autres patrouilles dans la même journée, puis elles semblèrent moins nombreuses à mesure que je m'enfonçais toujours plus vers l'est. J'avais soigneusement évité les zones qui semblaient être en proie à d'importants incendies. Je n'étais pas stupide, et l'idée de mettre mon nez dans ce genre de choses ne me tentai guère. Je devais faire vite pour espérer mettre fin à tout cela, et malgré l'envie d'arrêter les atrocités sans doute commises, je pressai le pas encore un peu plus.
(Tu ne peux pas sauver tout le monde, Yliria.)
( Tu vas me rabâcher ça encore longtemps ?)
(Autant de fois que nécessaire jusqu'à ce que ça rentre dans ta petite tête ! Tout comme je continuerai de te dire d'arrêter de te morfondre dès que tu es forcé de tuer quelqu'un !)
(Je déteste ça, j'y peux rien.. C'est... c'est mal, c'est tout.)
(Pourquoi ? )
(Je... Papa disait...)
(Ton père n'a jamais eu à faire ce que tu as fait, Yliria. Tu n'es plus une enfant ! Tu ne peux pas continuer à te dire que tu peux changer les choses avec quelques belles paroles. Et je sais, qu'au fond de toi, tu l'as compris. Tu refuses juste d'admettre que tu devras te salir les mains pour atteindre ton objectif.)
(Je... Ce n'est pas ce que je veux ! Je veux les sauver, pas les tuer!)
(Combien en as-tu tué, Yliria ? Depuis que tu erres sur les routes, combien ?)
(Je... douze...)
(Bon, combien en as-tu sauvé?)
(J'en sais rien...)
( Plus de dix fois ce nombre, Yliria. Qu'est-ce qui importe ? Les quelques morts ou les centaines de vivants qui s'en sont sortis grâce à ça ?)
Qu'est-ce que je pouvais répondre à ça ? J'avais juste peur. Peur de banaliser le fait de tuer, comme si la vie n'avait aucune importance, alors que c'était faux. J'entendis Alyah pousser un léger soupire, bien que l'émotion qui transparaissait était davantage réconfortante qu'exaspérée.
(Je ne t'encourage pas à tuer, simplement à suivre tes convictions. Tanaëth te l'as dit non ? Tu te souviens?)
( « Ne laisse jamais qui que ce soit te dicter ta voie, ni la peur te faire reculer, suis ton coeur et le but de ta vie t’apparaîtra lorsque le moment sera venu. » Je l'ai retenu, ça m'a marqué. Mais je ne sais pas si je peux...)
( Bien sûr que tu peux ! Arrête de voir le monde en noir et blanc, ce n'est pas parce que tu tues que tu deviens mauvaise. Tout le monde à une part d'ombre, même le plus lumineux des prêtres de la Lumière. Il n'y a...)
(...Que d'infinies nuances de gris, je sais...)
(Bon ! Tu es gris très clair, si ça peut te rassurer, malgré tout. Tout ça pour dire que tu ne dois pas hésiter, pas alors que tu souhaites agir pour changer les choses, pas alors que tu mets ta propre vie en jeu pour sauver celles des autres. Et si le fardeau devient trop lourd à porter seule, je suis là, je serai toujours là pour t'aider.)
(Merci Alyah.)
Elle m'envoya une petite onde de pensées positives qui me fit sourire. Je savais, au fond, qu'elle avait raison, mais ça n'était pas aussi simple. Prendre une vie me rebutait. Peut-être parce que la première que j'avais prise avait été horriblement brutale, sanglante et angoissante, mais j'en avais gardé chaque détail dans ma mémoire. L'odeur de chair brûlée, le sang qui jaillissait de la gorge poignardée, les cris... tout ça, ça me revenait avec une précision effarante. Je savais, en rejoignant l'Opale, que j'allais devoir me battre, mais j'avais naïvement cru que cela me serait épargné pendant quelques années. Rien n'était si simple. Pourquoi retenais-je les morts et non les vivants ? Je me souvenais de chaque fois que j'avais pris une vie, mais pas toujours de celles que j'avais sauvées, comme si mon esprit voulait me faire lui aussi payer le fait d'ôter la vie. C'était ça le plus dur, vivre avec l'idée que j'avais fauché des vies et que j'allais être amenée à en faucher d'autres... Alyah avait raison, je devais cesser de voir la mort, me concentrer sur les vivants. Une guerre approchait, des morts, il y allait en avoir, je devais juste faire en sorte qu'il y en ait le moins possible, quitte à tuer pour ça... c'était contradictoire...Tuer pour permettre de vivre... Comment deux choses contraires pouvaient s'accorder à ce point ?
(Ombre et Lumière, Yliria, tu devrais le savoir...)
Et je ne comprenais cela que maintenant...