La réponse du jeune humain fut immédiate… Il n’avait aucunement l’intention de faire le chemin à pied. Il nous proposa alors de chercher un autre convoi avec qui nous pourrions faire la route.
J’acquiesçais d’un signe de tête, le laissant chercher un moyen de transport. Je mis donc pied à terre, laissant Pataud prendre son envol pour se dégourdir les pattes.
Je n’entendis pas toutes les conversations que le jeune Triam engageait avec les marchands, mais je perçus quelques brides lorsqu’il se trouvait à proximité de nous. Il essuyait refus sur refus. Tous les prétextes semblaient bons pour ne pas nous prendre avec eux. Certains craignaient les mauvais tours des lutins me confondant avec un farfadet, d’autres trouvaient Malvarès trop étrange. Étrange, il l’était certes, mais moi cette différence me plaisait. J’appréciais tout particulièrement ce bouquet fleuri qui couronnait sa tête à la manière d’une jolie chevelure ondoyante. Et enfin, d’autres redoutaient la présence d’un humain tout juste sortie de l’enfance et donc pas encore un adulte. Pour ma part, étant jeune de cœur, j’étais persuadée d’apprécier sa compagnie.
Au bout d’un moment, Mavalès qui était demeuré à mes côtés, se pencha du plus qu’il lui était possible de faire pour s’approcher de mes oreilles afin de me partager un commentaire. Voyant qu’il était difficile pour lui de se plier jusqu’à moi sans se casser, je montai sur un seau métallique rouillé que j'avais renversé, puis me hissai sur le bout des orteils. J’avais fait ainsi ma part, en m’approchant d’une vingtaine de centimètres de celui qui je l’espérais deviendrait mon nouvel ami.
«Si je le porte jusqu'à la ville, ça serait quand même plus facile, non? Tu pourrais m'aider à le convai....»
Alors qu'il parlait, je regardais attentivement mon compagnon, je le connaissais à peine et je l'aimais déjà. Outre son physique singulier fleurissant et imposant, il possédait une âme simple et sincère. C'était en fait ainsi que je le percevais au fond de moi.
Son idée était bonne, et ce grand homme-arbre devait être suffisamment solide pour porter le jeune Triam, mais il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un mouvement de la foule attira notre attention. Un convoi de moins d'une dizaine de diligences venait d’entrer dans la ville et fit détourner les têtes de tous les habitants qui se trouvaient dans la rue à ce moment-là. Il fallait dire que ce cortège s’avérait assez particulier. Tout d'abord par l’allure sombre des véhicules usés tirés par des chevaux qui dévoilaient une charpente imposante malgré leur maigreur, et ensuite par les gens qui en sortaient et d’autres qui y entraient, composés essentiellement de shaakts et de garzoks. Si les vêtements de la grande majorité étaient sobres, mais en très bons états, d'autres moins nantis portaient des vêtements propres, mais usés et rapiécés à maintes endroits. Peu importe leur niveau de richesse ou leur race, ils affichaient tous une mine désespérée, dénonçant parfois de la tristesse, d’autres de la colère et souvent de la peur. À les observer, je me sentis fragile, peinée, mon poil se redressant sur la peau de mes avants-bras, envahie par une certaine empathie. Des gardes de Tulorim à l'allure méfiante et sévère les escortaient et semblaient veiller à ce qu’ils prennent tous place dans les voitures munies de toits.
Sous mon regard insistant et celui de Malvalès, Triam s’en alla à la rencontre d’un garzok à l’allure militaire, mais vêtu de pantalon rapiécé et d’une simple tunique blanche jaunie. Tout en regardant la procession de gens prendre place, j’écoutai attentivement la discussion entre Triam et le garzok. Une guerre avait eu lieu, Omyre avait entouré Oranan et puis contre tout espoir Oaxaca et ses disciples avaient perdu. La défaite de la reine noire était une bonne chose, il n'y avait pas à en redire. Mais son échec ne signifiait pas que sa perte, mais celle de toute son armée, et pire encore, celle de tous les gens qui pouvaient être soupçonnés de s'être allié à elle. Ces gens, pour la plupart innocent, étaient déportés de la ville, pour aller je ne savais où. Ce fut une question de Malvalès qui me tira de cette réflexion :
« Du coup, ces personnes avec l'écorce toute noire, c'est des humains aussi? J'en ai jamais vu dans mes livres. »
Sans quitter la scène des yeux, je lui répondis :
« Oui des humains,... enfin plutôt des humanoïdes, mais comme toi et moi ils sont différents…et la différence parfois ça inquiète les gens. »
Cette mélancolie qui m'avait envahi plus tôt s'intensifia, les conséquences de cette guerre s'avérait terrible. Certes, la victoire de cette demi-déesse aurait été encore plus désastreuse, et pas seulement pour ses ennemis, mais aussi pour ceux de son clan. Ce qui me chagrinait, c'était de voir ces villageois qui payaient le prix de cette guerre alors qu'ils en n’étaient aucunement responsables. Leur seul péché étant la couleur de leur peau ou leur appartenance à une race donnée.
Cela dit, je m’éloignai un peu de Malvalès et m’approchai d’une famille d’elfes noirs qui prenait place dans le convoi. La mère en tête de file, elle était suivie du père qui était accompagné de part et d'autres de deux fillettes, la troisième étant dans ses bras. Ce fut cette dernière, la benjamine, qui attira mon attention puisque j'avais ressenti la grande tristesse qui l'habitait. Certes, il s'agissait d'un sentiment commun dans ce convoi, mais celui de cette petite aux grands yeux rouges bordées de longs cils et aux longues nattes blanches, me semblait plus intense. Intriguée, je décidai donc de m'approcher d'elle afin de connaître la cause de son désarroi. Ce fut qu'une fois à proximité de la famille que je compris la situation. Elle venait tout juste de se rendre compte qu'elle avait échappé sa poupée de chiffon. Elle la regardait par dessus l'épaule de son papa, les yeux humides, demandant à ce dernier de faire demi-tour pour aller la récupérer. Mais ce n'était guère possible, l’officier de Tulorim les pressait d’accélérer le pas. Le père chuchota dans l'oreille de la petite pour la consoler, mais en vain... Les larmes de cette dernière se frayaient un chemin sur ses joues noires.
Sans me préoccuper des grands pieds qui auraient pu m’écraser, je courus à toutes jambes vers la poupée abandonnée. À peu près de ma taille, cette poupée arborait de longs cheveux de laine gris. J'imaginai sans peine qu'ils avaient été blancs au moment de la confection du jouet. Dotée d'une peau noire et de petits boutons rouges en forme de fleurs en guise de yeux, elle portait une tunique beige usée, rapiécée et aux bords déchirés. Je la ramassai sans tarder et je m’empressai de rejoindre la fillette qui en pleurs avait cru un bref moment que je lui volais son bien le plus précieux.
Lorsque j’arrivai à sa hauteur, je lui montrai sa poupée. Du revers de la main, elle s'essuya les larmes qui désormais ne coulaient plus, puis tendit son bras droit dans ma direction. Son père me sourit et se pencha vers moi, laissant sa fille ramasser sa poupée. Alors que la petite enlaçait sa protégé, le père me remercia tandis que ses deux autres filles me regardaient avec curiosité. Je leur souris de bon cœur, mais je ne puis prolonger cette discussion, car les gardes les pressaient à entrer dans la diligence et la porte se referma avant que je ne puisse les suivre.
Profitant de ma souplesse lutine, je sautai sans peine sur le marchepied. Je pris appui sur les reliefs de la porte et l'escaladai sans peine pour arriver jusqu’à l’ouverture. Une fois-là je m’assieds sur le rebord de la portière et fouillai dans mon sac sous le regard attentif de la familles shaakt. J’en ressortis une robe d’apparat qui m’avait été offerte lors de l’une de mes missions dans un autre monte. Je la tendis à la petite qui s’empressa de la prendre et de l’enfiler à sa poupée. Je n’attendis pas les remerciements, le sourire qui prit toute la place sur le visage de la fillette, me suffit amplement. Je me laissai donc tomber vers l’arrière, puis effectuai quelques culbutes dans les airs avant d’atterrir sur mes pieds.
Pataud me rejoignit et le convoi se mit en marche. Je grimpai sur le dos de mon canard et à ma demande il s’envola jusqu’à la diligence occupée par Malvales et Triam. Une fois sur le toit, je descendis de ma monture.
Je frappai quelques petits coups sur le toit et interpelai mes amis.
« Je suis ici ! Si vous voulez me rejoindre, il y a encore de la place. »
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