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par Vohl Del'Yant » dim. 7 avr. 2019 12:28
La maison de Brumal et Pétunia est presque ordinaire au vu de leur parcours dans la cité. Comme les autres maisons, elle est en pierre, bâtie de façon rectangulaire. Des fenêtres lui garantissent de profiter de la lumière émise par l’éclairage et les forges de la cité. Elle est constituée d’un bâtiment principal, le corps de la maison, et d’un petit auvent, sous lequel stationne une charrette couverte. Petite spécificité, elle est bâtie sur deux étages ; les fenêtres du second étage donnent sur un genre de balcon constitué par le plafond du premier étage. Vohl regarde à nouveau l’auvent sous lequel se trouve la charrette. Aucune monture en vue, bien qu’un tas de paille trône dans un coin : Vohl fronce les sourcils. S’ils ne peuvent pas stationner leurs montures ici, ils devront encore retourner en ville pour chercher une écurie. Il accroche tout de même la longe de leurs deux montures derrière le chariot, à proximité de la paille. Si cela ne convient pas, le nain le leur fera sans doute savoir.
Hïo toque à la porte. Vohl se tient un peu en retrait, afin de ne pas paraître indélicat. Après tout, ce sont les amis de son protégé qu’ils sont sur le point de rencontrer. La porte s’ouvre presque immédiatement sur le visage jovial d’un nain à la forte corpulence.
« Hïo ! Quelle surprise ! Cela fait bien...deux ans ! Au moins ! »
« Bonjour, Brumal ! Oui, comme tu dis ! Et encore...sans ma participation au concours, nous aurions encore dû attendre un peu pour les retrouvailles. C’est un long trajet, de venir jusqu’ici. Nous avons placé nos montures avec ta vieille carriole, cela te convient ? »
« Un concours ? De quoi donc ? Et bien sûr, vous pouvez laisser vos montures ici. Un ami avait besoin de mes têtes de mules de canassons aujourd’hui : il me les rendra demain. Mais entre, entre. Tu tombes bien, le repas est prêt. »
« Haha ! Je comprends que Pétunia est toujours bonne cuisinière ! »
Un large sourire dévoile les dents du marchand. Etant un des premiers nains qu’il peut dévisager, hormis les gardiens, Vohl ne s’en prive pas. Il trouve le visage des nains très expressifs : leurs pommettes replètes et leurs yeux rond lui sont si inhabituels qu’il les trouve grotesque. Quant à la barbe et aux cheveux, c’est encore autre chose ! La coiffure brute et la barbe volumineuse sont encore une caractéristique surprenante de ce peuple. Le protecteur est un peu perdu : sur le visage des siens, il sait reconnaître l’humour, la joie, la peur. Mais sur un visage aussi expressif, il est un peu perdu : est-ce un sourire vrai, un sourire forcé ? Ce plissement marqué des yeux, est-ce vraiment l’équivalent de la légère inclinaison des paupières qui marquent l’humour ?
« Et qui est ton compagnon, Hïo? Cherock n’a pas pu changer autant, même en deux ans ! »
« Brumal, je te présente Kage. C’est mon protecteur pour la durée de l’évènement : il veille sur moi depuis le départ d’Oranan. »
« Allons bon, depuis quand as-tu besoin d’un protecteur ? Enfin, viens donc poser tes fesses sur la chaise ! »
Hïo passe le pas de la porte avec enthousiasme. Le protecteur se méfie davantage. Mais en matière de contact avec des étrangers, il préfère laisser la main à son protégé. Il entre dans la demeure, immédiatement capté par une ambiance chaleureuse. Le feu de bois dans la cheminée donne à l’atmosphère une odeur agréable. Les coussins, sur les sièges rembourrés, donnent une impression de confort qui invite à s’installer, et à profiter de la chaleur apaisante. La décoration est sobre, mais apporte le sentiment d’être avec des gens qui seront prêts à soutenir leurs amis dans les difficultés et turpitudes de la vie.
Ils s’installent directement dans le salon, autour d’une petite table basse, sur laquelle vient rapidement se poser plusieurs verres remplis d’un alcool inconnu de Vohl. Il n’a en tout cas pas l’air mauvais, car Hïo vide les verres sans problème ! Il faut dire que le nain est bon public, et s’esclaffe à chaque trait d’esprit du forgeron.
« Vous êtes passés par chez Oaxaca ? »
« Oh, un peu. Nous avions en réalité besoin d’un peu d’exercice, et nous avons tous deux décidé d’aller voir si l’herbe était plus verte là-bas. »
« Bwahaha ! D’l’herbe chez Oaxaca ! Tu m’en as ramené un peu ? »
« Hélas, nous en avions prélevé pour toi...mais du fait de coups du sort, nous l’avons perdu. Nous avons alors décidé de faire d’une pierre deux coups, en prenant d’assaut un des points forts de la frontière. »
« J’n’y crois pas une seconde, bwahaha ! »
« Eh bien crois ce que tu veux...mais j’ai ici un témoin : sire Kage, si vous voulez bien prêter votre voix à ce récit ? »
Le regard amusé du jeune homme qui se donne en spectacle convainc Vohl de ne pas refroidir l’ambiance de la pièce : il se redresse et et continue le spectacle dans une série de mimiques dignes d’un butaï de la pire qualité.
« C’est alors qu’Oaxaca en personne, excédée, envoya ses Loups géants. Mais à la ruse et l’honneur, nul ne résiste ! »
L’auditoire rit derechef, avant de se réhydrater.
« Et encore ! Ce n’était rien ! Car avant que nous arrivions ici, nous avons passé la nuit dans un couloir d’avalanche, à laquelle nous avons échappé de justesse ! »
Enhardi par le récit exagéré des deux voyageurs, le nain s’enquiert de chaque détail, avide de connaître leurs aventures. Ce n’est qu’à une heure avancée qu’ils ne passent à table, rappelés à l’ordre par la maîtresse de maison.
Pétunia est une naine potelée armée d’un sourire contagieux - et d’une poelle. Brumal répond en vitesse à son appel, et fait signe aux deux jeunes hommes de se lever dare-dare, afin d’éviter toute représaille de la cuisinière. Pendant le repas copieux, Vohl est toutefois surpris d’une différence entre la naine et le nain : malgré son air enjoué, la femme semble fatiguée, et des cernes impressionnants sont marqués sous ses yeux bruns. On la sent près de chavirer...et le protecteur note que Brumal fait très attention à sa femme, comme s’il craignait quelque défaillance.
Le repas se passe toutefois dans une ambiance festive, et Pétunia fait un aussi bon public que son mari en dépit de sa mauvaise mine. Les plats se succèdent et Vohl en est surpris : il ne s’est même pas rendu compte que la femme s’était activée aux fourneaux. Pendant leur conversation avec Brumal, la cuisinière avait bel et bien transformé un dîner pour deux en un festin pour quatre !
Finalement, après de multiples échanges de nouvelles, le repas prend fin autour d’une gelée. Vohl a les dents du fond qui baignent, pour parler crûment. Il renonce à l’ultime plat, pourtant alléchant : d’une couleur légèrement rose, décoré sobrement d’une feuille de menthe. Sur l’insistance de ses hôtes, il en prend tout de même une bouchée pour éviter de les offenser. Hïo ayant de l’appétit pour deux depuis le début du repas, fait rapidement un sort à son assiette...et à celle de son protecteur ! Exténués, ils manquent de s’effondrer sur la table. Leurs hôtes s’apercevant que les invités ne pourront plus rester debout plus longtemps, le couple accompagne les deux jeunes hommes dans une chambre d’ami, déjà prête, surement dans le cas précis d’invités surprise.
Une fois seuls, Vohl se rue à la fenêtre. Son estomac n’en peut plus, il a bien trop mangé compte tenu de son état de fatigue : il vomit, plié en deux à la fenêtre. Le liquide répugnant dévale sur les tuiles pour rejoindre le sol. Il espère que leurs hôtes n’entendent rien, pour éviter de blesser le charmant couple qui s’est littéralement plié en deux pour les recevoir ! Heureusement pour son estime de lui, il n’est pas le seul : Hïo le succède bientôt à la fenêtre, des borborygmes peu ragoutants remplaçant les railleries dont il affligeait son protecteur quelque minutes avant.
Les boyaux soulagés, Vohl s’allonge sur le lit après s’être essuyé la bouche sur la manche. Ils en ont oublié de demander à Brumal de lui emprunter une corde, un piton, une balance et un aimant. Tant pis, ils le lui demanderont demain. Il est maintenu éveillé par les plaintes de Hïo. Il faut dire que l’alcool en plus du repas copieux ne doivent pas arranger ses affaires, et son ventre doit être tendu à la limite de l’explosion ! Puis, épuisé, même Hïo s’effondre, sans même prendre la peine de rejoindre son lit. Le protecteur se lève pour le ramasser et l’emporter dans son lit. Lorsqu’il s’incline vers le forgeron, plié en deux au sol, il se rend compte que ce dernier est complètement endormi. Improbable. Il se tordait de douleur il y a encore quelques secondes, et voilà qu’il dort comme un bébé ?
Vohl se frappe la cuisse avec force. Vomir l’a purgé de ce qu’il avait pu ingurgiter. Ce n’est pas le cas de Hïo. Il devait y avoir un calmant ou un somnifère dans les plats. Vohl se rappelle l’insistance du couple concernant le dernier plat. La gelée. Les deux nains étaient allés même jusqu’à en manger eux-même, ce qui signifiait que Hïo ne courrait sans doute pas de danger...mais pourquoi chercher à les endormir ? Ils avaient déjà l’intention de dormir chez eux, ça ne peut donc pas être pour les garder.
Quoi qu’il en soit, l’assassin a la certitude qu’il a le plus grand intérêt à ne pas s’endormir. Il n’est pas entièrement sûr de son fait, mais tout cela est bien trop louche pour être le fruit d’un hasard ! Il se place en tailleur sur le plancher. Il a beau être fatigué, il a suffisamment récupéré lorsqu’ils traversaient les montagnes pour effectuer une nuit de veille.
Quelques heures plus tard, un maigre grincement attire l’attention de Vohl. Quelqu’un est en train d’entrer dans la maison. Vohl se redresse en silence. Il n’y a pas à douter. A cette heure, le couple doit être endormi, lui aussi. Le protecteur s’interroge encore sur les raisons de cette trahison : l’amitié qu’ils communiquaient pendant le repas n’avait pas l’air feinte. Toutefois, l’alliance du couple et du Tonnerre d’Omyre ne fait plus de doute.
(Que disait le message de Shimi, déjà ? Ah, oui. Fulguromanciens ou Psychomanciens. Vu la technique employée, il s’agit sans doute d’un psychomancien.)
La conclusion de Vohl se tient : vu la subtilité douteuse employée par le dernier fulguromancien, cet assassin semble opter pour une toute autre méthode. Une onde parcourt la maison, indétectable par Vohl. Il frissonne. Quelque chose d’inquiétant approche. Il n’en connait pas les capacités : seulement son but et sa méthode. Il ouvre la fenêtre, puis se penche pour ramasser le forgeron endormi. Il s’éclipse par la fenêtre. Les bruits de pas proviennent de l’escalier qui monte vers les chambres. Il se hâte. Il marche souplement, portant son fardeau sur les épaules. Le sol en pierre n’émet aucun son sous ses bottes.
Il descend du balcon, atterrissant sur l’auvent dont l’armature en pierre est bâchée par une toile. Il descend encore. Derrière lui, un bruit de bois brisé retentit. Celui qui les cherche n’est de toute évidence pas heureux de découvrir leur chambre vide.
Le protecteur dépose son protégé dans le tas de paille. Il tâche de le recouvrir sommairement. Il n’y a plus qu’à neutraliser l’ennemi. Sans ça, ils ne pourront même pas espérer être tranquille pour dégager la faerunne. Vohl sourit.
(Plus qu’à neutraliser l’ennemi. Oui. "Plus qu'à". Haha. Un ennemi dont j’ignore parfaitement les capacités, si ce n’est qu’il peut me tordre le cerveau...et que je ne pourrai, dès lors, plus rien faire.)
Il se rapproche de nouveau de la maison. Il écoute à la porte. Des bruits de pas lui parviennent, sans qu’il n’arrive à les localiser précisément. Une chose est sûre, ils se rapprochent. L’assassin se catapulte sur le premier étage. Il s’y dépose sans bruit. Il passe ensuite dans la maison, par la fenêtre toujours ouverte. Ouvrir la porte ferait trop de bruit. Une fois entré dans la maison, il prend en main le manche de son arme. Une angoisse le saisit à la gorge, sans qu’il n’y ait de raison valable à un tel déferlement d’inquiétude. Une boule au ventre qui se dissipe rapidement, tout aussi subitement qu’elle était apparue.
(Voilà le type de magie qu’il utilise ? Instiller la peur ? Non seulement c’est lâche, mais en prime, ça a l’air faible !)
Au fond de lui, Vohl est soulagé. Il avait imaginé quelque chose de bien plus violent. La peur peut faire commettre des erreurs mais ce qu’il a ressenti n’était pas du rang de la terreur. La boule au ventre, il l’a depuis maintenant depuis plus de deux ans, au quotidien. Celle d’être reconnu, de devoir prendre parti contre ses frères d’armes, de vouloir sauvegarder sa famille, de tenter de protéger l’ynorie seul, sans personne sur qui s’appuyer. Deux années à côtoyer la mort, la faim, le doute et la rage. Côté sentiments, il a été plus éprouvé que de raison.
Il avance dans la chambre, puis dans l’escalier. Il se fige à mi-chemin en entendant du bruit à l’étage du dessous. Le bruit de pas est suivi d’un déclic d’une poignée de porte. L’homme doit être en train d’entrer dans la chambre de leurs hôtes.
(Qu’est-ce que...)
« Debout... Debout, espèce de larve ! »
« Hmmm... »
Le bruit d’un choc contre la chair.
« Debout ! »
« Que...quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ! Nous...nous vous avons donné ce que vous vouliez ! »
La voix de Brumal. Encore rauque de la sortie du sommeil, mais bien reconnaissable.
« La chambre est vide. »
« C’est impossible ! Nous avons obéi ! Ils ont mangé la gelée, nous avons vérifié ! »
« Ce n’est pas grave. J’aurai d’autres occasions. Vous en revanche... »
« Nous... Nous avons obéi ! Vous aviez dit que vous la soigneriez ! »
La voix grave de Brumal a mué de façon incompréhensible. Un nouveau bruit parvient aux oreilles de Vohl, sans qu’il ne puisse l’identifier. Cela ressemble à un sifflement.
« C’était en effet prévu. Mais cela vient de changer. »
Une nouvelle onde de peur le traverse. Plus forte que la précédente, et néanmoins gérable. Peut-être que la peur instillée par le psychomancien dépend de la distance à ses cibles ? En tout cas, Brumal semble terrorisé... Cela ne correspond toutefois pas au personnage que Vohl s’était imaginé.
(Mais s’il est sous l’influence d’un psychomancien, ça s’explique. Si le psychomancien manipule la pensée, ce n’est pas impossible... Mais... Est-ce qu’un psychomancien manipule les pensées ?)
« Pitié ! Donnez-nous l’antidote ! »
« Vous ne l’avez pas gagné. On dirait que vous avez condamné votre femme à mourir. »
« Non ! Non ! »
« C’est dommage, mais c’est ainsi. »
« Donnez-le-moi ! »
Un bruit de course, qui se transforme en un choc puis en un chahut désordonné. Sans doute sont-ils au corps à corps. Vohl décide d'en profiter pour se rapprocher encore si le psychomancien est aux prises avec quelqu’un d’autre, il devrait réussir à lui infures.
« Brumal ? Qu’est-ce qu’il se passe ? »
La voix de Pétunia se fait entendre. Elle semble peiner à s’éveiller : encore sous l’effet de la fatigue, du somnifère et du poison, sans doute.
« Brumal ! Laissez-le ! Laissez-le ! »
« Vous m’agacez, tous les deux. Vous allez m’aider, si vous voulez avoir une chance de vivre. Retrouvez-les, et je vous dote. »
« Comment vous croire ? Qui nous dit que vous en avez ? »
« Le voici. Vous le reconnaissez ? Tutut ! On ne touche qu’avec les yeux pour l’instant. »
« Nous avons rempli notre part ! »
« Et vous allez continuer, ou je vous assure que vous ne vivrez pas plus longtemps. »
Le ton posé et sournois du psychomancien donne le tournis à Vohl. Il va réussir à les convaincre, c’est certain... La peur de la mort, ou pire, la peur de la mort d’un proche : Vohl connait ses faiblesses. Il sait que lui, il aurait du mal à résister aux menaces proférées par le psychomancien. Il doit partir du principe que leurs hôtes vont céder.
(D’ailleurs, ils ont déjà cédé une fois...)
Il doit partir du principe qu’il sera seul contre les trois. S’il intervient maintenant, il profitera de l’effet de surprise, mais sans aucune garantie que cela suffise. Il bat en retraite, sans avoir rien tenté. Il réfléchit brièvement : les deux nains iront sans doute vérifier les cachettes à l’étage. Où ira le psychomancien ? Si Vohl était à sa place, il inspecterait le bas, ou bien monterait derrière les deux nains qui lui serviraient de pions sacrifiables contre une attaque surprise. Dans les deux cas, la meilleure option est de rester au rez-de-chaussée de la maison. Le protecteur bat en retraite dans la cuisine, modifiant ses plans initiaux.
« Je vous attends ici. Dépêchez-vous de les trouver. Au teint de votre femme, je dirais qu’il ne lui reste que quelques heures. Je serais vous, je me presserai. Et je prierai qu’ils ne se soient pas enfuis en ville pour de bon. »
L’intonation de la phrase est si étrange que Vohl lui-même sent l’envie de se presser. Les deux nains sortent de la chambre en vacillant, titubant sous le poids de la fatigue et sans doute de la terreur que leur communique l’oaxien. Ils montent tous les deux l’escalier, manquant de trébucher dans une hâte mécanique. Vohl en profite pour tenter sa chance : il essaie de passer derrière eux. Il se déplace sans bruit vers leur chambre, comptant prendre l’ennemi par surprise. La porte est ouverte et la chambre, plongée dans les ténèbres. Malgré une acuité particulière, aucune lumière ne lui permet de percer l’obscurité totale : il avance prudemment, ses lames dressées devant lui. Soudain, des bruissements se font entendre de tous côtés. Vohl sent des mains l’agripper aux chevilles et tenter de le faire chuter. Déséquilibré, il tente de se dégager. Une autre main le fait tomber à genoux : les excroissances le saisissent par tous les pans de sa tenue. Les ténèbres se dissipent d'un seul coup : dans son champ de vision, il voit apparaître le psychomancien, empêtré dans une situation identique.
Le protecteur tente de se redresser : il lutte contre ses entraves, frappant du tranchant de ses griffes la forêt de membre qui couvre non seulement le sol, mais également les murs et le plafond. Il parvient à se redresser à peu près en même temps que le mage qui semble être parvenu à éviter son propre sort. Presque aussitôt, un quadrille d’éclairs fuse dans sa direction. Le protecteur n’en perçoit que ce que la persistance rétinienne le laisse voir : des lignes bleutées, liant son corps à la main droite de son adversaire. Tous ses muscles se contractent sous le choc électrique : il s’écroule au sol, aussitôt assailli par les mains qui réapparaissent en permanence dans la zone. Il est tombé dans le piège tendu par l’oaxien. Il était prêt à le recevoir, et sans doute avoir renvoyé le couple n’était qu’une mesure pour faire grossir l’appât.
Vohl n’a pas le temps d’analyser la situation : il est réduit à esquiver les mains, se libérer de celles qui l’agrippent et éviter les sortilèges lancés par le mage. Ce dernier semble également limité, toutefois, et la forêt de membres qui les séparent ne l’épargne pas non plus : il se déplace constamment, faisant attention où il met les pieds pour éviter de se faire immobiliser. Alors que l’oaxien encapuchonné évite une nouvelle main, Vohl bondit vers lui. Les tiges métalliques sont stoppées à un mètre de leur cible. Comme la dernière fois, dans les montagnes.
Non...pas comme la dernière fois : alors que les lames avaient rebondi sur le bouclier magnétique, elles semblent ici soumises à la poigne d’un géant. Malgré tous les efforts du protecteur, elles ne veulent pas bouger d’un pouce, que ce soit pour les retirer ou les avancer. Elles commencent soudain à vibrer. Le protecteur se résout à les lâcher lorsque les tiges tranchantes se courbent sous l’effet d’une force invisible, semblant viser sa tête. Il se propulse loin des lames. Une douleur au crâne brouille ses perceptions, l’espace d’un instant, et une autre scène apparaît devant ses yeux. Un shaakt laisse un sourire goguenard dessiner une mince ligne sur son visage, apparemment amusé par le spectacle. Vohl a peur pendant un moment d’être tombé de nouveau face à un pouvoir semblable à celui des banshees. Il se rend compte rapidement qu’il n’en est rien. Il a toujours conscience d’être lui, et aucun cri, aucune souffrance ne perturbe son esprit : rien qu’un mur de confusion. Une douleur sourde lui indique qu’il s’est cogné la tête contre l’armoire de la chambre en s’éloignant de ses lames, qui gisent à terre. Elles sont, au demeurant, parfaitement droites. Son adversaire les écarte d’un coup de pied, les envoyant sous le lit.
La forêt de mains qui couvrait l’espace s’est clairsemé : le sort semble prendre fin. Mais comment profiter de la situation face à un adversaire qui peut tromper ses sens ? L’adversaire ne semble pas vouloir laisser Vohl répondre à cette question : de nouveaux projectiles magiques fusent vers lui. L’assassin ne se pose pas de questions et s’écarte d’un bond, percutant au passage une main résiduelle qui manque trop de vigueur pour l’agripper...mais le ralentit bel et bien. Son adversaire est lui aussi en train de zigzaguer entre les appendices qu’il a lui-même invoqué : mais déjà entre ses doigts se forme un tissage délétère. Un fluide s’écoule entre ses doigts, formant un maillage d’un bleu éclatant.
Sans connaître les sortilèges, Vohl se doute que celui-ci ne lui fera aucun bien. Le problème subsiste...comment se rapprocher d’un mage dont il ignore, finalement, la moindre limite ? Il lui faudrait un bouclier... quelque chose qui lui permette d’aller au corps à corps. Du coin de l’œil, il se rend compte que les mains deviennent lentement intangibles. Il peut passer à l’attaque sans être freiné par ces invocations de malheur. En faisant le tour de la pièce, il se rend compte qu’il n’est plus seul, face au mage : Brumal et Pétunia sont dans l’encadrement de la porte.
« Coupez sa retraite, et vous aurez le remède ! »
Assommé par le changement de caractère du couple entre la veille au soir et ce moment, Vohl se perd en conjectures. Amis ? Ennemis ? Dommages collatéraux ? Il n’a pour sa part pas vraiment de liens avec ces traîtres, mais il n’est pas sûr que Hïo verrait la situation du même œil. En parlant d’yeux...ceux des nains ne reflètent rien. Il n’a pas le temps d’y consacrer une étude approfondie, mais il semble au protecteur que le moindre reflet a déserté leurs yeux, comme s’ils étaient devenus d’un noir mat, ou que les globes avaient été...prélevés. Heureusement, le contenu de son estomac s’est déjà répandu sur le toit cette nuit, aussi la nausée ne l’empêche-t-elle pas de plonger derrière un meuble lorsque le magicien lance son filet bleuté d’un geste du poignet.
Les lignes électriques se déchaînent sur le meuble, réduisant la commode à un amas de bois et de linge fumant. Les nains restent passifs, bloquant l’unique sortie de la chambre –si l’on exclut les fenêtres, pour l’instant derrière le psychomancien. Vohl se plaque au sol lorsque de nouveaux projectiles magiques illuminent les doigts du magicien.
(Pour l’instant, j’ai des abris...comment ferais-je lorsque la pièce sera vide ?)
La question ne se posera que quelques secondes. Un noir total revient dans la pièce. Dans les ténèbres, Vohl entend quelqu’un boire à grandes goulées, puis le bruit d’une fiole tomber au sol. Il se rue dans cette direction et dégaine dans un même mouvement la dague qui est à sa ceinture. Lorsqu’il arrive là où le bruit s’est fait entendre, il frôle un tissu, avant qu’une décharge ne lui fasse ployer le genou. Les mains sur la poitrine tétanisée, il sent de nouveaux projectiles crépiter non loin de sa position. Il s’aplatit au sol avec le plus de douceur possible, tout en essayant de respirer de nouveau. Jamais des secondes ne lui auront semblé si longues. A la merci de son adversaire, protégé par le propre sortilège de ce dernier. Sa cage thoracique le brûle, comme s’il hébergeait dans sa poitrine la forge royale de Mertar. Puis il arrive à inspirer une goulée d’air, discrètement. Il est aussitôt tenté de se relever... jusqu’à ce qu’une impression le fasse crier de douleur. Une force incroyable éparpille figurativement son crâne aux quatre coins de la pièce. Comme si une bête sauvage, entrée dans sa tête avait gonflé démesurément. Ses souvenirs, sa vie, sont livrées à la bête féroce qui attaque son esprit. Voilà ce que voulait son adversaire ! Un répit, une pause, pendant laquelle il pouvait partir à l’assaut des informations contenues dans sa tête !
« Oranan a plus besoin de toi que de ce forgeron, mercenaire. Tes services pour ta patrie seront bien mieux récompensés dans la guerre qui se déchaine qu’en accompagnant des bébés qui ne connaissent pas le monde. »
Il a l’impression que son crâne s’ouvre en deux. Les paroles s’engouffrent dans son cerveau dépecé, s’intègrent à ses pensées, imbibent son âme et, finalement, trouvent un écho dans son cœur.
« En quoi mourir ici servira-t-il Oranan? En quoi ta vie a-t-elle moins de valeur que celle de cet enfant dorloté ? »
« Je... c’est... il aide l’armée ! »
« Il y a tant de forgerons de talent en ce monde ! Oranan a les moyens de s’attacher la fidélité de n’importe lequel d’entre eux... »
Vohl halète pour reprendre son souffle, face aux vrilles qui harcèlent son esprit et aux charges électriques qui parcourent son corps.
« Il est trop faible...physiquement et mentalement. Il courra se terrer à la première difficulté. »
(Il doit apprendre...il lui faut plus d’expérience ! C’est tout !)
« Tu sais qu’un lâche reste bien souvent lâche tant que les autres le protègent : laisse le se débrouiller. Laisse-le assumer ses choix ! »
(Il pourrait... apprendre comme ça ?)
En essayant de penser à Hïo, il tente de rassembler les pensées qui le relie au forgeron. Mais les images sont floues, les sons brouillés par les paroles doucereuses du shaakt.
« Dis-le...il peut affronter son avenir seul... Il le doit ! C’est ainsi qu’il forgera ses convictions. Laisse-le croiser les épreuves qu’il s’est destiné lui-même... Tu n’es pas son père ! Son éducation est faite : il doit l’éprouver ! N’est-ce pas ce que tu as fait de toi-même ? »
(Si...si. Il devrait peut-être...)
Il ne s’est pas rendu compte que les ténèbres, une nouvelle fois, se dispersaient. A un pas de lui se trouve le mage qui accroche son regard. Un éclair danse au bout de ses doigts pendant qu’il poursuit son argumentaire terriblement accordé aux doutes de Vohl.
« Ce n’est pas toi ! Te reconnais-tu, gardien ? Te reconnais-tu à souffrir pour empêcher un enfant de devenir un homme ? »
L’éclair fuse, tétanisant une nouvelle fois Vohl à quatre pattes, la nuque offerte à son sermonneur alors qu’il se recroqueville sous la douleur. Son adversaire s’approche, probablement pour achever une exécution rondement menée. La main tendue vient se poser sur sa tête. La douleur de Vohl redouble alors qu’il a l’impression qu’un prédateur est à l’affut de la moindre pensée qu’il laissera s’échapper.
« Laisse-le donc sortir de sa cachette...où donc se terre ce pleutre ? »
L’image d’un tas de foin se forme instantanément dans l’esprit du protecteur. Il s’apprête à signer la condamnation à mort du jeune forgeron lorsque son esprit se rebiffe contre cette manipulation. La rage monte instantanément dans son cœur : il s’extirpe de la toile mielleuse dans laquelle son adversaire s’était dévoué à le perdre.
« Kage ? Tu fais quoi ? »
Vohl redresse la tête instantanément, faisant fi de la douleur occasionnée par ce mouvement brusque. Le maitre de la manipulation se tourne immédiatement aussi. Tout se passe alors en un instant : les éclairs furieux qui illuminent la main du mage, la détente du protecteur, la collision des deux assassins, le trait fulgurant partant sur le lit dans un bruit cataclysmique. Le lit, aussitôt desséché par la puissance de l’éclair, se transforme en brasier alors que la flèche azurée continue sa route et fracasse le mur de la chambre.
Hïo pousse un cri stupéfait et son air endormi disparaît, malgré les brins de paille toujours pris dans ses cheveux. Les deux nains semblent recouvrer un peu de leur libre arbitre lorsque l’éclair pulvérise une partie de leur maison. En voyant le protecteur aux prises avec leur maître-chanteur, ils semblent partagés entre le fait de compléter leur part de marché et le fait de reprendre en main leur situation. Leur regard oscille entre Hïo et la lutte au corps à corps des deux assassins.
Pendant la lutte, Vohl sent son cerveau de plier de douleur face à de nouvelles attaques psychiques. Des souvenirs de sa vie de soldat lui reviennent...soigneusement sélectionnés. Une onde de désespoir s’abat sur l’assassin, comme une chape de plomb étouffe le feu. Il lutte de toute ses forces pour garder l’envie de continuer à vivre : essayer de souffler sur les braises d’une motivation qui s’étiole lentement. Il se raccroche à ce qu’il peut, mais chaque souvenir est glissant et le laisse tomber davantage dans la lassitude de se battre. Sa sœur ? Comment prétendre encore avoir une sœur s’il ne la revoit jamais, s’il se contente de surveiller, de loin, sans avoir le droit de prendre part à sa vie. Son oncle ? Il doit probablement toujours le maudire d’avoir déserté. Talabre, l’objet de sa vengeance ? A quoi bon : son père est mort et cela ne le ramènera pas. Il a l’impression que son cœur se flétrit dans sa poitrine. Un sursaut de colère contre sa faiblesse lui délivre d’autres images ! Une guerre à mener ! L’éradication du mal rongeant l’Ynorie ! Honorer les chances que Rana lui donne chaque jour de retrouver l’honneur et sa vie perdue ! De braises mourantes, son âme devient le brasier qui renverse le désespoir ! Il revient à lui au moment où une nouvelle flopée d’éclairs calcinent le plancher. Il se jette de nouveau sur le mage, dague en avant.
Presque instantanément, l’autre érige une muraille électrique : mais si l’armure métallique du protecteur l’empêche de réellement pousser son avantage, il n’en est rien de la dague. Sans résistance aucune, elle transperce le champ magnétique pour atteindre l’abdomen du shaakt. Ce dernier riposte avec fureur dans une salve d’éclairs. Les serpentins électriques parcourent le corps du protecteur, éclatant les veines et déshydratant les cellules. Forçant le passage malgré la douleur, hurlant à la mort pour supporter ce qui lui semble être un écartèlement, il parvient à faire éclater la protection magnétique de son adversaire. Tous deux roulent au sol, blessés, tentant de garder une part lucide malgré leurs blessures.
Sans qu’il n’en comprenne le mécanisme ni l’objectif, il a l’impression que ses nerfs se font disséquer à la scie. La douleur l’empêche de porter ses coups avec précision : il martèle autant qu’il le peut le corps du mage. Peu habitué aux échanges strictement physiques, le mage semble accuser les coups. Les sourcils froncés, il donne l’impression à Vohl de lutter pour conserver une certaine concentration. Il agrippe le protecteur par la main : Vohl lui rend la pareille, usant de sa force pour essayer de lui casser les articulations. Dans un hurlement de douleur, la main du mage se couvre subitement de tentacules noirâtres qui s’accrochent à son adversaire. Comme vidée de son énergie, sa propre main perd son tonus : il tente de la retirer, mais les appendices à ventouse ne le laissent pas s’en sortir aussi facilement ! Pris dans l’étreinte noire, l’assassin accumule les coups de dagues sur le bras du mage, pour le faire reculer. Sa situation est critique : l’oaxien tente de le saisir à la gorge grâce à sa seconde main, pourvue des mêmes tentacules.
Vohl tente de s’extraire de l’étreinte de la pieuvre morbide. Des filets poisseux de l’huile noire tombent sur ses membres exposés : ses mains le brûlent au-delà et le poussent à la frénésie. Finalement après un énième coup de dague, le mage consent à prendre ses distances. Son bras meurtri pend à ses côtés, et au fluide noir se mêle le fluide vital, ruisselant au bout de ses doigts pour former une flaque à ses pieds.
« Qu’est-ce que vous attendez !? Attrapez le forgeron, bande de singes ! Attrapez-le et tuez-le ! »
En fait de singes, ce sont des pantins que l’on a l’impression de voir. L’hésitation luit dans leurs prunelles : le combat a entamé l’emprise qu’avait sur eux le mage de l’esprit. Mais pas assez.
« Que...mais ! Brumal, non...Pétunia...Oh, par Rana... Vos yeux ! Kage ? Kage ! Kage, à l’aide ! »
Vohl ne peut qu’imaginer la scène aux bruits qu’il entend. Des pas précipités, un cri de surprise, une porte qui claque. Le protecteur voudrait secourir son forgeron, mais laisser s’échapper le mage signifie peut-être mourir demain. Il voudrait aussi neutraliser le mage, a présent protégé dans une gangue électrique. Mais il ne peut rien faire. Il vacille, comme s’il était lui aussi victime d’une anémie. Tremblant de froid, il distingue sur son bras les marbrures liées aux assauts du mage. Il ne peut détacher son regard du plus mortel ennemi : il n’est pas en état d’encaisser beaucoup plus. Par chance, le mage non plus : il semble vidé de son énergie. Le mercenaire profite de l’attente pour concentrer l’énergie qu’il lui reste dans son arme. Et Vohl passe à l’assaut. Un assaut en deux coups : une feinte d’abord pour passer derrière son adversaire. Et une frappe puissante à revers. Il s’élance.
De sa main valide, le sorcier expulse deux véritables lances électrifiées. Vohl se jette au sol dans une roulade. De justesse : une odeur désagréable parvient à son nez lorsque l’éclair file juste au-dessus de lui, avant d’exploser encore, sans doute, contre le mur du fond. Sa roulade l’emmène de l’autre côté de son adversaire, qui tente une nouvelle fois de répandre les ténèbres sur eux pour s’accorder un répit...et un repositionnement stratégique. Mais il est trop tard. La dague irisée perfore une nouvelle fois le tronc du shaakt. Les ténèbres, qui avaient commencé à envahir de nouveau la pièce, faiblissent. Le mage tombe à genoux tandis que Vohl s’appuie sur lui pour ne pas tomber.
« Impossible...impossible... »
« Le voilà ! Donne-nous le remède ! »
Les deux nains apparaissent dans l’embrasure défoncée d’une porte pulvérisée. Ils se figent devant le spectacle de l’homme au sol. Perdus, ils semblent découvrir autour d’eux les ruines de leur maison. Ils posent à terre le corps du forgeron. Leurs yeux reflètent le désarroi, le regret, le soulagement. Rien de tout cela ne compte vraiment. Le cœur de Vohl se glace.
(Non...non...non !)
« Crétins ! Faibles d’esprits ! »
Qu’importe qu’il ait lui-même failli perdre la vie à cause de des manipulations du psychomancien. Il se rue sur le cadavre. Il cherche les blessures : son torse est indemne.
« Vous l’avez eu de dos ! Il n’a même pas cherché à vous combattre ! Lâches ! Traîtres ! »
Il retourne le corps pendant que les nains se fichent comme d’une guigne de ses insultes. Ils sont agenouillés près du corps du mage, et entreprennent de lui faire les poches. La nausée retourne le cœur de Vohl. Il détourne les yeux du risible spectacle vers le dos de Hïo. Pas un mouvement...pas une inspiration inespérée ne vient traduire l’espoir de l’assassin. Puis d’un coup le monde bascule. Vohl est à genoux devant un shaakt noir comme la nuit, qui bascule en arrière, sa main crépitante s’éloignant du crâne du protecteur. Le shaakt tombe comme un arbre déraciné par la tempête. L’assassin est maintenant devant un corps. Le corps étendu du mage, la tête défoncée par un marteau qui repose à présent dans une flaque de sang. Des mains viennent le tirer loin du cadavre.
Il ne comprend que lorsque la tête de Hïo apparaît, floue, devant ses yeux.
« Reprends-toi, Kage. Il a failli t’avoir, mais c’est fini. Tout va bien. »
Quelques instants plus tard, les quatre singuliers personnages sont autour d’une cheminée crépitante, une solide chopine à la main. Même Vohl ne fait pas la fine bouche. Un remontant ne sera pas de trop pour comprendre ce qu’il a manqué. Hïo le surveille d’un œil attentif, se croyant sans doute discret. Son protecteur ne se plaint pas. Sans lui et ses alliés retrouvés, il n’aurait même plus l’utilité que l’on veille sur lui.
Ce soir, ils ne dormiront pas. Ils n’ont pas encore débarrassé le cadavre de la chambre. Ils n’ont pas encore fait le ménage dans la maison : de la poudre de grès s’est déposée un peu partout, des gravats sont éparpillés dans le couloir du rez-de-chaussée et leur chambre est une véritable ruine. Mais tout cela importe peu. Le couple leur raconte, soulagé, ce dont ils se souviennent sur les événements qui ont précédé l’arrivée des deux ynoriens. D’après leurs souvenirs, le shaakt était arrivé plusieurs jours avant leur arrivée. Après avoir forcé Pétunia à ingérer le contenu d’une fiole, il les avait informés de leur arrivée prochaine. Il leur avait ordonné de les accueillir comme ils l’auraient fait en temps normal : simplement, ils devaient s’arranger pour les faire rester. Sans cela, il ne leur fournirait pas l’antidote. La suite de leurs souvenirs est plus floue et présente des blancs. L’état de Pétunia s’était rapidement dégradé : si elle n’avait pas bu l’antidote, elle serait probablement morte pendant la journée.
« Mais comment pouviez-vous être sûrs que ce qu’il vous promettait était bien un antidote et pas un liquide quelconque ? »
Pétunia reprend la parole.
« Nous lui avons fait cette remarque. Il a tendu deux autres fioles, l’une identique à celle qu’il m’avait forcé à boire, l’autre contenait un liquide verdâtre. Il a dit à Brumal que s’il doutait, il pouvait boire les deux l’une après l’autre. Si aucun symptôme n’apparaissait, c’était la preuve de sa bonne foi... »
« Et s’ils apparaissaient, c’est que vous étiez condamnés... »
« Qu’voulais tu que j’fasse, mon garçon ? Rester là à voir mourir ma femme ? Il nous tenait, par les balloches de Valyus ! »
« Rien ne peut vous être reproché, maintenant que nous connaissons la situation. Je m’interroge : dans la gelée, c’était votre mixture ou celle de l’oaxien ? »
Le couple pâlit d’un coup. Vohl sent son cœur accélérer brutalement face à cette réaction.
« Qu’y a-t-il ? »
« La gelée...nous avions mis du concentré de racine de valériane, et quelques gouttes d’un extrait de cortinaire. »
Un mauvais pressentiment.
« Du cortinaire ? »
« On ne voulait pas que vous souffriez ! »
« Mais qu’est-ce que c’est ?! »
« C’est un champignon qui pousse sur les poutres des mines ! Je suis si désolée ! »
« Que... »
« Il n’y a rien à faire ? »
« Mais c’est pas vrai ! »
« Pourquoi nous avoir empoisonnés ? Si nous étions endormis, il pouvait facilement nous tuer ! »
Pétunia s’effondre, en larmes.
« Ils nous avait ordonné de lui montrer vos cadavres... Il ne passait que pour vérifier, ce soir. »
« C’était risqué...si vous aviez changé de camp, il aurait pu tomber dans une embuscade... »
« Nous avions peur de ce qui nous arriverait si nous nous rebellions... il nous tenait ! »
(Et sans doute pas tout à fait maîtres de leurs actes, vu ce dont il a été capable.)
« Il ne sert à rien de reprocher ou de se justifier pour l’instant : y a-t-il un antidote pour ce...cortinaire? »
« Il en existe pour les enfants nains qui cherchent à croquer ces champignons : j’en avais été victime, une fois. Mais pour le concentré que nous avons obtenu, je ne sais pas si cela suffira...mais il faut tenter ! »
Vohl se redresse. Son aigreur d’estomac est-elle liée au stress ou à l’empoisonnement ? Autant partir sur l’hypothèse la moins favorable...
« Évitons de perdre plus de temps...Emmenez-nous chez l’herboriste ! »
Le couple de nain le regarde avec des yeux de merlan frit.
« Une herborist'rie ? »
Vohl s’étonne qu’aucun des deux ne sachent apparemment de quoi il en retourne. C’est Hïo qui lui apporte la raison de cette stupéfaction.
« Il n’y a pas d’herboristerie à proprement parler ici, Kage. Tu vois bien que l’environnement ne se prête guère à la culture de simples et autres plantes. Le commerce d’herbe ne peut constituer qu’une part de l’activité d’une boutique, par ici. »
« Effectivement. Le plus adapté serait le bazar magique : c’est là que mes parents s’étaient procuré l’antidote. »
La pensée d’une ville sans herboristerie à proprement parler n’avait pas effleuré la conscience de Vohl. Mais il est vrai qu’outre le manque de soleil évident à l’intérieur de la cité, l’extérieur ne se prête pas vraiment à la culture des simples, que ce soit en termes de sol ou de chaleur.
« Bien. Amenez-y nous dès maintenant, je vous prie. »
Les sièges raclent bruyamment le sol lorsque les empoisonneurs et empoisonnés se lèvent de leurs fauteuils. Le couple renonce à se changer afin de pouvoir se rendre au bazar magique dans les meilleurs délais : leur élan est toutefois interrompu par quelqu’un qui toque discrètement à la porte. Dans la pièce, tout le monde se fige et plus personne ne fait le moindre bruit.
Les discrets coups à la porte retentissent de nouveau.
« Brumal ? Pétunia ? J’ai entendu du grabuge ; tout va bien ? »
« ... »
Un tambourinement plus agressif retentit cette fois.
« Il y a quelqu’un ? »
« C’est Harmir, notre voisin. »
Vohl se permet de souffler une idée :
« Mieux vaut que les autorités soient prévenues qu’un shaakt est entré à Mertar, non ? Vous ne pourrez pas cacher ce cadavre infiniment. »
« Hého ! Il y a quelqu’un ? »
Brumal décide de répondre à l’appel.
« J’arrive ! »
Lorsqu’il ouvre la porte, le voisin s’exclame avec force :
« Eh bien ! Tu as pris ton temps ! Tout va bien ? »
« Tout va bien maint’nant, Harmir. Il faut prévenir la milice, c’est bien tout c’qu’il faut faire ! »
« Prévenir la milice ? Mais de quoi ? »
Le nain montre par-dessus son épaule d’un geste.
« Il y a un shaakt mort, là-dedans. »
« Un … shaakt ? Par Valyus ! Un shaakt à Mertar ! Et tu me dis que tout va bien ! »
« Le shaakt en question nous a empoisonné. Sans vouloir vous manquer de respect, j’aimerais que l’on se bouge un peu pour aller nous chercher l‘antidote ! »
Le dénommé Harmir ouvre des yeux en entendant la voix inconnue. Il regarde la pièce pour découvrir Hïo et Vohl, qui n’ont pas bougé depuis le début de la conversation.
« J’voulais les emm’ner au Bazar Magique : z’ont été empoisonnés au cortinaire concentré. Tu pourrais faire ça pendant qu’nous allons prévenir l’milice, avec Pétunia ? »
« Euh...le bazar magique. Pour l’antidote. Ok bien sûr, pas de soucis ! »
Après quelques secondes de réflexion, il semble d’abord hésiter avant de reprendre la parole.
« Qu'est ce que c'est que ce cortinaire, vous êtes sûrs que c’est urgent ? Réveillé à une heure pareille, on va entendre Aknaer d’un bout à l’autre de Mertar ! »
« C’t urgent, Harmir. Et l'champi', c'est c'lui qui pose problème aux gamins. »
Ce dernier jette encore un regard par-dessus l’épaule de son hôte dans l’espoir morbide et seulement à moitié sérieux de voir une trace du cadavre.
« Ah. D’accord ! Bon, eh bien...allons-y ! »
Un point de la discussion laisse l’assassin sceptique. Comment peuvent-ils connaître l’heure qu’il est puisque ni la lune ni le soleil ne peuvent inscrire leur course sur le ciel de roche ? Une réponse lui parvient par association d’idée. La lumière douce orange et jaune qui règne dans l’air ambiant provient des forges. De la même façon que dans nombre de congrégations, les Thorkins ont peut-être fait des activités de leurs multiples forges leur sablier personnel. Selon l’intensité de la lumière et le ton que cela donne à la gigantesque cité souterraine, il doit être possible de savoir l’heure qu’il est.
Mais cette question est hors de propos actuellement, d’autant que Vohl n’a nul besoin de jeter un coup d’œil par la fenêtre pour savoir que seul le lit de braises de la forge royale maintient une lueur minimale sur la ville. Sans doute l’équivalent d’un clair de lune, chez les thorkins. Le forgeron, l’assassin et le nain sortent de la maison en même temps que le couple, qui prend le chemin de la milice.