J’arrive trop tard pour hurler à Sam de se cacher. Les chevaux ne sont plus qu’à quelques mètres de lui et je le vois lever la tête et reculer vers Blanchette. Les cavaliers sont six et ne portent pas les habits du groupe des mercenaires. Ils s’arrêtent et descendent de cheval lorsque le premier fait remarquer que notre charrette est embourbée et que nous n’irons pas loin. Ils portent tous des armes, des épées courtes pour quatre d’entre eux, un sabre courbe et assez large pour l’un et un arc pour le dernier qui reste en retrait, récupère les rênes des chevaux et s’éloigne pour les attacher.
Ils ne m’ont pas vu, ni entendu, mais ils savent que nous étions deux, dont une femme.
« Elle est où l’autre ? On sait qu’vous êtes deux, une gonzesse et un mioche. Hey ! Montre-toi, on vous f’ra pas d’mal.
- Y’a que dalle dans leur charriot. Grogne un autre qui fouille et piétine nos affaires.
- C’pas grave, dit un troisième d’un air triomphant tandis que je me dirige vers celui près des chevaux.
- Regardez ça ! C’pas un mioche, c’est mille fois mieux, t’sais combien ça s’vend un bestiau comme ça ? »
Sam se débat comme un forcené. Ils braillent et se félicitent devant lui de la chance qui leur tombe dessus après un coup pareil, se croyant bénis du Dieu de la guerre lui-même, se félicitant de pouvoir montrer un mets de qualité à des acheteurs. L’un d’eux est en train de prédire une vente aux enchères dont on parlera sur tout le continent lorsque j’arrive dans le dos de l’archer, occupé à sangler les deux derniers chevaux à un arbre.
Ils sont six et de toute évidence ne sont pas là pour parlementer ou négocier un laisser passer, ils ne parlent déjà plus de Sam comme d’une personne mais un objet rare à vendre. Je dois être rapide et discrète, invisible le plus longtemps possible pour réduire la différence entre nous. Ils parlent beaucoup et fort, se gaussent de leur moindre mot et ne font pas attention à ce qui se passe autour d’eux, comme des tyrans en terrain conquis.
Je m’approche de l’archer, les chevaux sont calmes malgré ma présence, habitués à voir du monde partout. J’en contourne un qui remue la tête pour allonger son lien pour boire et parviens à me mettre dans le dos de l’humain, occupé à observer ses camarades, une épaule appuyée sur le tronc. Je fais claquer ma langue pour qu’il se retourne et avant qu’il ne baisse les yeux vers moi, avant qu’il ne réalise ma présence, mon identité ou mes intentions, je lui plante ma dague dans la gorge, de bas en haut et le regarde mourir.
Je ressens alors un profond soulagement. Mon Retour a engendré tant de changement en moi et en mon esprit que je craignais n’être plus capable de combattre et de tuer comme avant, d’en ressentir de la gêne, de la peine ou de la culpabilisation ou pire encore, avoir cette chose invisible et contraignante dans les pensées, cette mauvaise conscience comme la nomment ceux qui manquent de convictions. Il n’en est rien. Ses yeux écarquillés qui se vident de leur essence ne m’évoquent rien, ses doigts qui s’accrochent à sa plaie et tentent de me griffer ne sont pas accusateurs. Je reste de marbre, me projetant déjà dans le coup d’après avant que la partie ne commence vraiment, que tout s’enchaîne au point de ne plus réfléchir, de se laisser aller et de plonger.
Je défais le lien de deux chevaux et traverse le chemin vers un petit talus formé par des racines et troncs d’arbres, de là je pourrais contourner trois des hommes et m’approcher de Sam. A l’abri et à portée de tir, je lance un gros galet sur la croupe d’un cheval détaché, pour faire diversion pendant que je m’approche de la charrette. Les chevaux paniqués attirent leur attention, mais seulement deux d’entre eux s’en approchent. La découverte du cadavre les surprend mais pas autant que je l’escompte, ils ne sont pas du genre fraternel ou solidaire on dirait.
J’arrive à la charrette et la contourne en passant sous une Blanchette agitée d’être ainsi coincée. En me relevant, je croise le regard de l'un d'eux et comprends que je n’ai pas été aussi discrète que dans mes rues pavées. Mais tant pis, je continue coûte que coûte car il est loin et celui qui retient Sam ne m’a pas vu, j’ai peut être encore le temps.
« Derrière-toi !! »
La réaction est immédiate. La tonalité employée dans ces deux mots remplace tous les autres mots nécessaire à ma cible pour comprendre qu'un réel danger arrive par derrière. Il se retourne mais ne relâche pas mon compagnon pour autant. Il pense pouvoir me saisir de sa main libre, s'imaginant encore avoir à faire à deux simples voyageurs. Je sens son étonnement lorsque je passe sous sa garde, attrape son poignet tendu de la main gauche et frappe son estomac de la droite. Il relâche Sam qui tombe à genoux. D’une rotation de son bras, il me tord la main et s’en défait. De l’autre, j’attrape ma dague pendant que j’esquive son coup de poing en me penchant en arrière. J’esquive son coup suivant en me penchant sur le côté et frappe aussitôt après, un coup de pied dans la rotule qui le déstabilise assez pour le faire tomber sur un genou. Il tente de bouger pour se relever mais cesse tout mouvement en sentant ma lame sur la gorge. Il lève les bras et pose son deuxième genou à terre en grognant quelques mots déplaisants.
« Hey hey, tout doux, lâche ton arme. On a pas l’intention d’vous tuer. Même après c’que t’as fait. »
Lui aussi s’est subitement arrêté, à deux pas de nous. Un géant au visage buriné, la peau brûlée par le soleil et aux cheveux mi-longs grisonnants. Il a dû hésiter à intervenir. Il aurait pu. Peut être tient-il plus à celui-ci qu’au jeune archer. Il a fait vite. L’échange n’a duré que quelques secondes, les trois autres n’ont eu le temps que de se tourner vers nous et rester bouche bée. Il a levé les mains lui aussi et ne retient son arme que du pouce comme pour me montrer la voie à suivre, mais je vois dans son regard autre chose que de la bienveillance ou une volonté de compromis. Ce type aime la chasse, il aime traquer, manipuler et piéger.
« Alors barrez-vous, dis-je sur un ton très agressif en appuyant un peu plus sur la gorge de mon captif.
- Laisse tomber, t’as perdu d’avance.
- On est cinq, dit celui qui doit être le chef sur une voix excessivement mielleuse, comme s’il s’adressait à un enfant. Quoi que tu fasses, t’arriveras pas au bout. Est-ce que ça vaut le risque de prendre un mauvais coup ?
- Barrez-vous j’vous dis.
- T’es sourde ou t’es con ?
- T’as une chance de lâcher ton arme sans avoir mal. On a pas l’intention d’vous tuer.
- Seulement de nous vendre …
- C’est pas l’pire qui peut t’arriver ici. Allez, baisse ton arme ma jolie. J’te l’ai dis, on a pas l’intention d’vous tuer. Un comme lui c’est rare et une comme toi c’est très demandé, il se pourrait même que vous soyez bien traités … mais si tu lâches pas ton arme, j’vais devoir la prendre de force.
- C’est là votre plus gros soucis.
- Ah ? Amuse-moi fillette, dis-moi ça.
- Vouloir des prisonniers, ça impose une limite qu’on hésite à franchir. Moi … j’en ai aucune. »
J'efface tout la colère de mon regard et de ma voix lorsque je prononce mes derniers mots. Je deviens sérieuse une seconde, le temps pour lui de douter, de se demander si …
Et pour bien faire lui faire comprendre que je ne finirais pas entre ses pattes, je tranche la gorge de celui que je menace. Un geste trop rapide pour qu’il m’en empêche. Mais j’ai été trop joueuse, pas assez concentrée, je sens que mon geste n’est pas net. La surprise, la douleur et la peur empêchent cependant ma victime d’utiliser son arme contre Sam ou moi en représailles. Il gargouille et s’écroule, les mains plaquées sur sa plaie. Sam est tétanisé, il porte sur moi un regard choqué que je ne comprends pas. Je suis obligée de le pousser sous les roues de la charrette pour le mettre à l’abri.
Le bavard est déjà sur moi, il est le seul à avoir réagi et peut être à avoir compris que ça n’allait pas être un coup si facile. Le son que fait son arme est particulier, une sorte de sifflement saccadé qui rebondit sur la lame en tranchant l’air. La lame est plate et légèrement courbe, bien plus large qu’une épée et l’étoffe accrochée au pommeau perturbe ma vision. J’ai l’impression de lire un temps trop tard ses mouvements. Ou peut être n’ai-je pas pris sa rengaine assez au sérieux, il préférerait ne pas me tuer. Ce n’est pas moi qui lis mal, il cherche à me faire peur, il me pousse à esquiver en décalant sa lame d’un mouvement souple du poignet au dernier moment, il veut que je recule, tombe et me fatigue. Ma dague était un atout dans mon monde mais pas ici où il y a de l’espace et quasiment aucun obstacle. Ceux que j’ai affrontés à Oranan ou Kendra Kar n’avaient eux aussi que des dagues ou leurs poings. Une seule fois j’ai lutté contre un type avec une épée longue comme une jambe, et je n’étais pas seule. Je ne veux pas perdre de temps à danser avec lui, mais je peine à passer sa garde pour l’achever rapidement. Il est doué mais je suis plus rapide. Plus d’une fois, je parviens à le frapper avant qu’il ne réagisse mais il sait se maintenir de mon mauvais côté. Si j’arrive à passer dans son dos avant qu’il n’ajuste son arme, je pourrais plus facilement l’atteindre, et de la bonne main.
Je dois faire vite, les trois spectateurs ne vont plus le rester très longtemps si mon adversaire sent que je peux lui rendre la tâche difficile.
Je m’éloigne de lui pour éviter son coup puis reviens avec cette nouvelle résolution chevillée au corps ; il ne m’aura pas à l’usure et je l’aurais par surprise lui et son sabre dansant. Un pas nous sépare, il attaque droit devant avec la pointe de la lame. Je fais une roulade pour l’éviter et tourne autour de lui, hors de portée de son bras d’arme. Le sol est glissant, ma botte dérape et je m’érafle le coude en me retenant de choir mais je suis du bon côté, un temps trop tard cependant car il pivote avant que je ne retrouve un appui convenable pour riposter à l’instinct. Mon pied atteint son armure au niveau de l’estomac et il recule d’un pas, le souffle coupé. Mon pied tremble encore du contact avec le fer de sa protection mais, j’aime la surprise et ce soupçon d’irritation que je vois dans son regard. Cela me motive à donner le sursaut du coup suivant. Son armure n’est pas faite d’une pièce compacte mais je manque de temps et de concentration pour tenter de percer ses failles. Ses acolytes deviennent nerveux et l’un d’eux commence à nous contourner. Je plonge si vite sur lui que son sabre balaye le vide au-dessus de moi et je parviens à toucher sa cuisse, une entaille profonde qui le fait grogner de douleur. J’évite son coup de pommeau presque par hasard l’instant d’après, car je fuis sur le côté au même moment pour m’éloigner d’un autre brigand, un maigrichon blond à qui il reste peu de dents, arrivé pendant l’échange et sur le point de m’assommer lui aussi.
En plus de ne pas être solidaires, ils ne sont pas coordonnés. Les deux brigands se bousculent l’un l’autre. De rage, le blessé attrape l’autre par le col et l’envoie valser … sur moi. Je tente de reculer et arrive à m’écarter de la trajectoire mais mon épaule cogne contre la charrette et ce rebond d’inattention me coûte cher. Je sens une poigne saisir mes cheveux et me traîner en arrière, je perds l’équilibre et mes ongles griffent le bois dans une inutile tentative de m’y retenir. Je me maudis en lâchant ma dague sous la pression des deux bras énormes qui m’entourent soudainement. J’ai les deux bras coincés sur le côté et les jambes dans le vide.
« J’te l’avais dis. Tu fais pas l’poids. »
Il n’a pas tort. Dans ses bras, j’ai l’impression d’être une poupée de chiffon. Je me débats comme je peux afin d’avoir les mains un peu plus libres tandis que l’autre se redresse et ramasse son épée, pommeau en avant. Impossible de me défaire de son étreinte mais mes mains sont maintenant libres de s’agripper aux mailles de son armure. Je serre les doigts pour assurer le peu d’élan dont j’ai besoin. Je relève les genoux à toute vitesse et frappe en hurlant de mes deux pieds le torse de celui qui s’approche, trop confiant pour avoir le temps d’éviter. Celui qui me tient est aussi fort et puissant qu’il le montre, je le sens contracter les muscles de ses bras au moment où je frappe pour m’en empêcher, mais c’est trop tard. Pour repousser l’autre, je pousse de toutes mes forces en arrière et même lui ne peut nous retenir. On tombe lourdement au sol, l’arrière de mon crâne heurte quelque chose d’osseux, un nez ou des dents, je ne sais pas trop mais ça résonne jusque dans mes propres dents. Le maigrichon est à terre, son épée est à plusieurs pas de là et il peine à retrouver son souffle.
Sonné par la chute et le coup sur le visage, le costaud n’est pas encore en état de se relever. Je prends appui sur lui et me sors de là d’un saut carpé, déjà prête pour la suite. Ma dague est hors de vue et le troisième adversaire ; un homme à la chevelure semblable à un agglomérat de nœuds couleur feuille d’automne ; arrive trop vite, je n’ai pas le temps de prendre mes gants. Il a l’air plus serein que celui qui le suit, un brun en simple chemise dont le bas du visage et le cou sont ravagé par une énorme cicatrice de brûlure. Ce dernier a sorti son épée, contrairement au chevelu qui préfère, semble-t-il, respecter l’ordre de ne pas me tuer.
Je pare sa première attaque d’une main et bloque son bras pour passer dessous et frapper du coude dans ses côtes. Il tousse et tente de retirer son bras mais je tiens bon. J’ai la position idéale pour me servir de lui comme bouclier contre son allié mais je ne suis pas assez rapide car je sens son autre poing frapper mon dos, au niveau des reins. Je serre les dents et réagis aussitôt en lui donnant un coup de pied dans le tibia qui lui fait faire un pas en arrière puis je lui tords le bras pour me retrouver derrière afin de le pousser dans la direction de l’arrivant. Ils se bousculent, celui à l’épée repousse l’autre sans ménagement avant d’élever son arme. Je cours et roule au sol, évitant le coup l’épée qui finit sa courbe dans le vide et réussissant à attraper une des lames de lancer. Elle n’est pas faite pour être tenue à pleine main mais je n’ai pas le temps de me plaindre de la gêne, encore moins de trouver une autre idée. On s’observe une seconde, le temps pour lui de juger de sa solitude momentanée et pour moi d’ouvrir le bal. Il esquive deux fois en reculant et sa riposte fait trembler la lame dans ma main en la parant maladroitement. Il attaque de nouveau en avançant une jambe, l’épée en avant. Surprise par sa soudaine vitesse, je fais un pas en arrière juste à temps pour être hors de portée, il se penche alors sur son pied d’appui au point de presque perdre l’équilibre et fait un agile mouvement de poignet qui dévie la pointe de son épée de quelques centimètres. Seule ma souplesse me permet d’éviter celle-là en me contorsionnant. Sa lame se plante dans la manche de ma tunique et la déchire en ressortant. Le contact du métal me glace la peau et je réagis à l’instinct. Oubliée, la volonté de lui planter ma dague dans le cœur. Sa main est proche et son équilibre est précaire, tout comme le mien et avant qu’on ne tombe au sol, je brandis mon bras et taille son poignet droit. Il hurle en tombant et je fais de même l’instant d’après lorsqu’il m’écrase de tout son poids. Je donne des coups de genoux pour le repousser, sans effet. Je n’ai pas ou peu d’appui, il est lourd et m’écrase le ventre avec ses coudes en se redressant un peu. Je lui donne un coup de poing au visage, qu’il me rend l’instant. La douleur est cependant moins forte que ma frustration à m’être retrouvée coincée sans pouvoir bouger les jambes. Je continue à ma débattre comme une enragée, parvenant au moins à éviter plusieurs coups de poing et en placer autant mais ça ne change rien à ma situation. Dès que les autres s’en mêleront à nouveau, je ne serais en position d’imposer quoi que ce soit.
Soudain, le hennissement de ma jument nous fait sursauter et tourner le regard. Elle a l’air gênée et effrayée. J’aperçois Sam être tiré par les pieds par le chef de la bande, il se retient à la roue avec toute la force que peut avoir un forgeron dans les mains et les bras. Malgré sa corpulence, leur chef a l’air d’avoir du mal à déloger le Sinari. La charrette est secouée et tangue au point de pousser la jument à faire des pas sur le côté à cause des barres de l’attelage. Profitant de ma distraction, mon adversaire se redresse légèrement pour m’attraper par le col et lève une main pour frapper fort … ce m’étant de fait à portée de mes coups aussi. Mon poing touche son foie juste avant que le sien n’atteigne ma tempe. La douleur résonne dans mon crâne comme la cacophonie d’une mauvaise musique et j’ai une soudaine impression de vertige à m’en donner la nausée. Il relève à nouveau son bras, moins haut à cause de sa douleur au ventre. Je pousse de toutes mes forces sur mes pieds pour le soulever et dégager mes jambes et arrive à le faire tituber avant qu’il n’abatte son poing. Il perd l’équilibre et son poing me passe sous le nez avant de s’écraser au sol. Je me contorsionne pour remonter mes jambes entre lui et moi, attrape la main qui me serre le col et la coince entre mes jambes avant de les serrer autour de son cou.
La position n’est pas confortable et me demande énormément de force pour la maintenir. La sienne est pire, il étouffe et a un bras coincé par mes cuisses sous son menton. Son visage est rouge de colère et son regard me fusille de haine. Il n’a pas perdu espoir et grogne en puisant dans ses dernières forces. Je le sens bouger, se mettre à genoux et je ne peux que l’observer tenter sa dernière manœuvre tandis que je me sens soulevée de terre. Je dois tenir bon, ne pas relâcher mes muscles qui tremblotent déjà de devoir retenir mon poids en plus de l’étrangler. J’attrape sa main coincée pour me soulager un peu et nos regards se croisent et nos déterminations se disputent jusqu’à la dernière seconde … jusqu’au moment où il se jette au sol et m’écrase. J’ai le souffle coupé par le choc et la douleur, ma tête est prise de vertige et je hurle pour garder mes esprits et me concentrer sur mes jambes. Il réessaye la même opération et mon désespoir de ne pouvoir tenir plus longtemps d’efface lorsqu’il chute, trop épuisé pour fournir l’effort nécessaire. Quelques secondes. Je dois tenir bon, ainsi que Sam. Quelques secondes pour celui-là, mais combien pour les autres ? Je les entends se relever. Ils sont trois et je n’ai plus la moindre chance d’en avoir un par surprise … si leur chef change d’avis quant à notre valeur vivants, est-ce que je serais capable de les tuer avant que Sam ne soit blessé ?
Une ombre passe au dessus de mon visage. Je lève les yeux vers elle alors que le brun s’évanouit et m’écrase comme un poids mort.
((Fais chier !))
Je n’arrive pas à attraper la lame à terre entre les pieds du chevelu et moi. Il est là, debout … mais ne bouge pas ses pieds. Je relève les yeux vers lui. Il ne me regarde pas, il ne regarde même pas son camarade évanoui, il a les yeux perdus vers les marais, la bouche ouverte et le corps tétanisé.
« Qu’est-ce que c’est qu’ça ? »
Sa voix n’est qu’un souffle tremblotant, un murmure plaintif teinté de peur. Et soudain, un hurlement strident de pure frayeur éclate, à en faire s’envoler tous les oiseaux aux alentours. La panique me donne la force de pousser le tas inerte sur moi. Je me redresse juste à temps pour voir une espèce de vague grouillante de petites bêtes sombres s’abattre sur celui à la gorge tranchée. Il n’était pas encore mort, loin de là, et sa gorge est encore capable de produire ce son d’outre-tombe qui me glace le sang.
Il y en a des dizaines, pas plus haut qu’un lutin, le corps frêle et pâle, les poils hirsutes et noirs, les extrémités griffues. Ils écorchent vif l’homme à terre et le tirent vers le marais où il disparaît sous un lit de mousse gluante, je crois même l’entendre encore hurler quand sa tête s’enfonce. Ils ne s’en prennent pas aux chevaux, trop imposants sans doute pour ces minuscules bestioles ou trop animaux. Plusieurs autres sortent des marais comme par magie, comme s’ils étaient restés tapis, à l’abri, à attendre le bon moment.
Je ramasse ma lame et l’épée du brun à la cicatrice, espérant qu’il servira lui aussi d’appât à bestioles le temps que j’arrive à rejoindre Sam. Il a été abandonné par le costaud et se débat avec plusieurs mini lutins hargneux, plus petits mais plus nombreux et surtout, bien plus agressifs. Ils ne sont pas solides, ils tombent au premier coup d’épée, fuient dès qu’on les charge en hurlant. C’est ainsi que j’arrive jusqu’à Sam, en chargeant et faisant danser l’épée autour de moi à l’aveugle. Je le porte et le cache sous les couvertures, lui intimant de fuir avec Blanchette si les choses deviennent ingérables pendant que je fouille mon paquetage pour récupérer deux sacs de poudre. Il est tétanisé, il a le regard fuyant, le visage humide de sueur et les dents qui claquent ; ses doigts tremblent quand il essaye de me signer quelque chose. Je prends ses mains dans les miennes.
«Cache-toi Sam, bouches-toi les oreilles et fais-moi confiance, je … Arrrggh.»
Une de ces saloperies a grimpé sur la roue et vient de sauter sur mon bras pour le mordiller. Je l’attrape de l’autre main et l’éjecte contre un tronc d’arbre. Sam s’est résolu à se cacher.
J’ai à peine le temps de me retourner pour faire face à une dizaine de lutins nus poilus à la voix enraillée et stridente. Ils ne parlent pas, ils s’égosillent. C’est comme lutter contre une nuée de mouches de la taille d’un nouveau-né. Je reprends l’épée courte juste à temps pour en trancher deux en deux … à quelques centimètres de mon visage. Je jure en en chassant deux autres sans parvenir à les trancher. Ils ont des ailes, si fines et translucides que je les vois à peine quand ils s’envolent. C’est plus fatigant que de se battre contre un homme, il y en a partout et je serais déjà en train de perdre l’espoir de m’en débarrasser, si je n’avais pas remarqué que le gros de la nuée était là pour les deux mourants.
Celui à qui appartient l’épée que je manipule s’est fait réveiller par des dizaines de morsures et de petites griffes plantées dans le corps. Il se débat, hurle et appelle à l’aide tandis que deux ou trois dizaines de lutins volants le tirent vers leur terrain. Le chevelu à la drôle de couleur l’aide de son mieux mais il est vite assailli et passe plus de temps à se défendre qu’à sauver son camarade. Le chef n’est pas en reste, il tient encore la main du type à la gorge tranchée et se fait aider du blond.
Dans la mêlée, je retrouve ma dague et tente de les repousser des deux mains mais je m’épuise à garder les bras en l’air pour les chasser, l’épée devient lourde. Chaque fois que j’abats une bestiole, une autre me fonce dessus aussitôt, mon épaule commence à me faire mal. Afin de me ménager un peu, je lâche l’épée et garde ma dague plus légère. Economiser mes forces au détriment de ma défense est un pari risqué mais un autre combat m’attend, plus tard, quand ces bestioles auront eu ce qu’elles veulent ou plus encore.
Je sens tout à coup une douleur dans les jambes, plusieurs piqures qui traversent parfois le cuir de mon pantalon. Quelques lutins se sont faufilés sous la charrette et m’attaquent par-dessous. Je m’éloigne, sautille et en écrase trois sous mes bottes quand je sens d’autres piqures et griffures au niveau des omoplates. J’arrive à attraper celui qui me mord l’oreille par les pieds et fouette la roue avec sa tête avant de me tourner dos à la roue et d’écraser les autres. J’entends leurs petits corps s’écrabouiller et se disloquer contre mon dos et sens une matière visqueuse et chaude couler sur ma nuque. Je grimace et tremblote à l’idée que leurs viscères ruissellent sur ma peau. D’autres arrivent encore, hargneux et de plus en plus agressifs. J’embroche celui qui me vole au visage et repousse du poing un autre arrivé particulièrement proche de mes yeux, un autre encore m’arrache un bout de peau du torse lorsque je tire sur lui pour l’en déloger, je le jette au sol et lui écrase la tête du talon en hurlant, nerveusement fatiguée de sentir leurs minuscules dents sur ma peau. Le dernier, je le décapite en plein vol.
La même frénésie s’est répandue parmi les autres combattants, le blond qui avait pris mes pieds en plein poitrine à l’air mal-en-point. Griffé plusieurs fois au visage, il a un œil crevé et un morceau de sa lèvre pendouille dans le vide ; le chevelu a perdu sa bataille pour sauver celui à la cicatrice et semble guidé par une rage autodestructrice car il poursuit les lutins voraces jusque sur leur territoire. Seul leur chef s’en sort plutôt bien, à l’abri dans sa solide armure. Les deux mourants ont disparu, les lutins qui ne meurent pas sous nos coups commencent à reculer et disparaître dans les souches d’arbres morts ou sous les talus de mousse vaseuse.
A deux pas de moi, un blessé rampe nerveusement sur les coudes en trainant derrière lui des brindilles écrasées. En sentant ma présence, il se retourne sur le dos et ouvre sa bouche géante aux dents acérées ; un râle strident en sort mais je n’en saisis pas la teneur, est-ce de la terreur, un dernier cri de guerre ou une supplique. Même son regard m’est indescriptible lorsque je soulève ma botte avant de lui écraser la tête.