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par Vohl Del'Yant » jeu. 28 févr. 2019 18:53
Ils s’écartent des portes tout en continuant à échanger pendant quelques minutes, mais le crachin glacé a vite fait de les faire revenir au silence. Tous deux s’emmitouflent dans leurs épais vêtements, faisant de leur mieux pour laisser le moins de peau exposé possible, plaçant leurs pains sous leurs aisselles et respirant dans le col de leurs manteaux. Il n’y a guère que le poney d’Hïo qui n’ait pas l’air gêné de la bruine ambiante : la tête fièrement dressée, des volutes de buées se forment devant ses naseaux.
Au bout de quelques dizaines de minutes, ils arrivent aux écuries. Ils sont complètement trempés, car si tous deux ont des vêtements chauds, ils n’en deviennent pas pour autant imperméables.
(Ça aura eu le mérite de me laver !)
Les deux jeunes hommes sont accueillis par Itsuko Yukashi. La jeune femme aux cheveux de jais et aux yeux de jade leur fait signe de la rejoindre depuis le petit appentis sous lequel elle reste abritée. La paire d’ynorien ne se fait pas prier et ont tôt fait de la rejoindre. Elle les fait rapidement entrer dans l’immense sellerie, où règne la forte odeur des animaux de traits et de parade. L’odeur n’est pas liée à la présence des animaux, mais émane directement des articles d’équitation. L’Erementarîfôji draine beaucoup de curieux des régions voisines et des royaumes alliés : nombre d’entre eux ne pouvant faire la route à pied et laissent donc leur monture ici. Une aubaine pour la maîtresse des lieux !
Le matériel disposé sur les râteliers est disparate et il n’y en a guère qui se ressemblent : selles, mors, rênes, brides et licous, tout y passe, du plus anodin lacet de cuir à la fanfreluche la plus voyante, en passant par la plus humble corde de lin. Tous les articles sont de bonne qualité ; mais il y en a pour tous les budgets, voilà qui explique la diversité. D’un pas assuré, leur guide les mène près d’un piton horizontal, accroché au mur, sur lequel les possessions de Vohl sont disposées. Ses articles, sobres, n’ont pas à pâlir de ceux posés sur les pitons voisins.
« Votre monture est dans le pré, monsieur. Je voulais protéger ses bois avec des étuis de cuir : elle ne m’a pas laissé les lui enfiler, je l’ai donc mise un peu à l’écart des autres. Vous ne serez pas resté longtemps, et nous sommes débordés, en ce moment. Depuis hier, nous n’avons pas eu le temps de la lustrer et de lui prodiguer les soins habituels : je ne vous facturerai donc pas cette fois-ci. »
Elle lui lance un regard fier et curieux avant de continuer, le regard un peu dans le vague, comme si elle raisonnait pour elle-même autant que pour lui.
« Votre monture est d’une espèce très curieuse, que je n’ai pas encore eu l’occasion d’étudier. Elle semble se rapprocher des cerfs qui vivent dans les bois omyriens, mais s’en distingue clairement par ses bois et sa robe… »
Semblant soudainement reprendre contact avec la réalité, les yeux de la commerçante retrouvent ceux de Vohl.
« Si vous souhaitez à un moment faire créer un fourreau spécifique pour cette ramure, repassez par ici, je serai ravie de vous la concevoir…moyennant un prix tout à fait raisonnable. »
« J’y songerai, s’ils deviennent trop encombrants : pour l’instant, je les trouve plus beaux qu’handicapants ! »
« Quoi qu’il en soit… Jeune Himatori, j’ai entendu dire que vous participiez une nouvelle fois à l’Erementarîfôji. J’espère pour vous que vous arriverez à nouveau à surprendre les juges par votre habileté ! »
« Je l’espère également ! Kage, ici présent, est mon protecteur pour l’épreuve d’acquisition. Nous allons repartir sans tarder…nous avons une longue route à faire ! »
« Ah ! Entendu ! Avez-vous prévu des provisions pour votre Dosanko ? Autant le ...Cerfe... de votre protecteur semble savoir dénicher et se satisfaire les plantes d’hiver, autant le vôtre ne tiendra pas sans un régime adapté. »
« Oh…je comptais le laisser pâturer au gré des chemins, mais il est vrai…pouvez-vous charger suffisamment de nourriture pour une semaine ? »
« Bien sûr. Ce mélange de gaines de riz et de paille se conserve bien, même en cette saison. Veillez à ce qu’il n’en mange pas plus que nécessaire, ce serait mauvais pour son estomac. »
Après ces conseils nutritionnels, la jeune femme se charge de deux sacs du mélange. Vu l’aisance avec laquelle Istuko Yukashi transporte les gros ballotins, il ne fait nul doute que sa musculature n’a rien à envier à celle d’un homme. Elle transporte la commande avec une telle désinvolture que l’ancien soldat n’ose pas l’offenser en proposant son aide. Le jeune Hïo n’a pas l’air de s’en émouvoir, et poursuit l’échange.
« La pluie ne risque-t-elle pas de faire moisir les grains ? Certains paysans se plaignent beaucoup lorsqu’ils viennent acquérir de nouveaux outils chez mon frère…ils disent que le grain se conservera mal, s’il pleut trop. »
« Vous avez raison : mais comme vous l’avez dit, cela ne concerne que le grain. Dans le mélange que je vous vends ici, il n’y a pas de grains, uniquement des gaines et des fibres. Non, rassurez-vous : en une semaine, ce mélange-ci ne souffrira pas des intempéries. De toute façon, comme tous les sacs, ceux-ci sont graissés ; ils limiteront l’impact de l’humidité. »
« Je vois ! C’est astucieux ! »
Vohl lui-même vient d’apprendre en quelques minutes de discussion des complexités qu’il ne s’attendait pas à retrouver dans un sujet a priori aussi simple que l’alimentation animale.
« Merci de vos éclaircissements ! »
La jeune femme dépose les sacs dans le chariot devant lequel le poney a opté pour une attitude passive. Elle se tourne de nouveau vers lui. L’air débonnaire qu’elle affichait alors qu’elle leur dispensait le cours agronomique fait place à l’expression d’une professionnelle.
« Bien ! Allons chercher votre monture, à présent ! »
Quelques minutes plus tard, la propriétaire des lieux apparait de nouveau, tenant par le licou un Mahô tête haute, l’allure noble malgré la pluie qui coule sur sa robe d’un noir profond. Sitôt qu’il voit son jeune ami, le Cerfe presse le pas, forçant la palefrenière à accélérer en même temps. Il vient se coller à son père adoptif, Vohl devant prêter une attention particulière aux bois volumineux pour ne pas être encorné.
« Elle a l’air de vous aimer beaucoup. Je ne peux que vous féliciter : on voit parfois ici des montures arriver dans un état… Les voir partir nous fait de la peine, tant elles vivent un calvaire auprès d’un maître peu attentionné. »
Le protecteur hoche la tête. Il est vrai que beaucoup ne considéraient leur monture guère mieux qu’un parasite, et c’est encore plus vrai dans le cercle de nobles qu’il fréquentait pendant son éducation.
« Nous nous comprenons bien, je pense. »
Une lueur d’approbation s’allume dans ses yeux. Elle se tourne ensuite vers Hïo, qui lui paie le dû pour les sacs de nourriture. Après leur avoir fait de menus rappels sur la façon de traiter une monture, elle leur souhaite un bon voyage. Les deux hommes repartent sous un soleil timide mais présent, en direction de la grande route vers le duché de Luminion. Vohl est parcouru de sentiments mitigés en repensant à l’aventure qu’il a mené la dernière fois qu’il a pris ce chemin : la fierté d’avoir préservé son honneur et celui des siens, la tristesse d’avoir perdu des amis. Il redresse les yeux, éloignant ce souvenir de son esprit. Il se concentre sur la tâche en cours. Personne en vue autour d’eux : ils pourront parler sans craindre d’être entendus par une personne cachée derrière un mur, à l’inverse de leur discussion devant les remparts oraniens. Et c’est tant mieux, car il tarde à Vohl de connaître leur itinéraire et les dangers qu’il devra anticiper.