Partie IV : Le siège d'Oranan
Chapitre I : Les négociateurs
L’improbable assemblée ayant trouvé un accord, Herle Krishock conclut notre discussion en déclarant sobrement :
« Alors nous attendrons ici même de vos nouvelles. »
Soudainement plus détendu, j’acquiesce silencieusement et jette un œil à mon bras libéré de l’étreinte chaleureuse de Ssussun. Aucune trace de ma blessure. Je le remercie d’un hochement de tête. Puis, je m’élance dans la direction pointée par Herle. Nous passons devant les deux nécromants et le prince Elfe. Malgré l’absence de douleur, je passe nerveusement la main sur mon bras en croisant le regard de Gadory. Une façon de lui exprimer que je n’ai pas oublié son lancer sournois.
(Une chance que l’élève dépende encore de son maître ; l’issue de notre conversation eut été plus malheureuse).
Sous les lueurs verdâtres projetées par les statues, nous traversons l’assemblée de squelettes, figée, comme autant de compagnons aux quatre colosses de pierre qui nous surplombent. Au sortir de la salle, nous tombons nez à nez avec l’effroyable cohorte que nous avions contemplée quelques heures plus tôt depuis les hauteurs. Ma peau se hérisse lorsque nous approchons des créatures. Pas une seule ne réagit, mais il suffirait d’un mot, peut-être même une simple pensée des nécromants pour mettre en œuvre leur redoutable attirail de griffes, d’épées et d’os.
Nous passons notre chemin en silence, et retrouvons l’embranchement au niveau duquel nous avions bifurqué, toujours constellé de lueurs. Je réalise que l’insupportable étau et la sensation de chaleur produits par les âmes sont à présent estompés, un peu comme si les nécromants nous avaient graciés à leur égard.
Le gentâme est lui aussi toujours présent. Je le dépasse en affichant un air satisfait. Au final, nous avons trouvé une façon de déjouer le rituel dépassant ses capacités de prédictions. Lui, nous laisse passer en silence.
(Quelle que soit la valeur de ses informations, le prix qu’auront à payer mes compagnons n’en sera que trop élevé... puisse-t-il rester à jamais dans cette galerie obscure sans plus jamais recevoir de visite.)
Au sortir des ruines, la mer verte est baignée d’une timide lumière annonçant l’arrivée de l’aube. Nos ombres dansent au rythme régulier des tiges de veules qui tapissent le sol. A peine avons-nous parcourus quelques pas vers nos montures qu’une intense clarté jaillit dans notre dos. Le soleil s’élève, déployant ses ailes lumineuses. Mon corps s’agite, ranimé par une douce chaleur. Nous n’avons pas dormi depuis la veille et malgré tout ce que nous avons accompli, l’ampleur de notre tâche est écrasante. Je me retourne pour contempler le lever du jour et gorger mon visage d’énergie. Mes yeux s’attardent alors sur Yliria dont la peau a une curieuse façon de de refléter le soleil. Plus qu’un reflet, c’est comme si la demie shaakte produisait sa propre lumière, un flux radiant intense, qui se superpose à l’éclat du soleil. Je contemple ce spectacle ébahis, m’attendant à une nouvelle manifestation magique, par exemple un puissant sort qui nous gorgerait d’une vigueur nouvelle en vue de la longue chevauchée à venir. Plusieurs minutes passent et le phénomène s’estompe, sans autre effet que de nous avoir envouté. Perplexe, je m’apprête à interroger Yliria quand le souvenir de notre échange avec le gentâme me revient soudainement à l'esprit.
« Il nous faut rallier le campement de toute urgence. Selon les indications du gentâme, le roi est en danger de mort. »
Nos montures n’ont pas bougé d’un pouce. Nous remontons en selle et trottons dans la mer verte en direction du camp. Nous adoptons une allure modérée pour ne pas épuiser les chevaux qui vont devoir encaisser deux journées de chevauchée. Notre colonne fend la mer végétale, la veule s’écarte dans un bruissement sur notre passage, communiquant de proche en proche le mouvement aux plantes voisines. Une petite vague nous précède, se propageant à l’infini autour de nous. Les effets du sort d’Yliria s’estompent et je ressens les effets de la fatigue. Je succombe aux bruissements apaisants de la végétation et ferme les yeux. Mon corps suit instinctivement les mouvements de la monture, je m’affaisse un peu sur l’encolure et laisse divaguer ma conscience. Je ne parviens pas à trouver le sommeil, mais j’arrive au moins à soulager mes paupières qui commencent à picoter. Ma tête, elle, ressasse sans cesse les dernières paroles d’Herle, la voix caverneuse du gentâme et le cliquetis dérangeant du gardien mort vivant aux mille pattes.
Le trot ralentis, j'ouvre les yeux. Les montures ont repéré une masse sombre qui se déplace à plusieurs centaines de mètres. Vu la direction prise par la colonne et le nuage de poussière qui l’entoure, ce ne peut être que l’armée Kendrane. Je soupire de soulagement car nos chances de déjouer l’attentat viennent de s'accroître. Nous accélérons notre course. Les étendards maintenant visibles confirment mon hypothèse. Arrivés à hauteur de la procession, je m’informe auprès d’un soldat de l’état de santé du roi.
« Qu'est-ce que j’en sais moi, j’suis pas son mire. Cela dit je voudrais bien m’occuper de la princesse. - la jeune recrue accompagne cette dernière phrase d’un grand sourire édenté, puis ajoute, l’air suspicieux - D’où tu viens avec tes copains basanés ? »
Son ton familier me met mal à l’aise. Je trépigne sur ma selle et réponds simplement :
« Mission de reconnaissance, pour le Comte d’Ybelinor. Savez-vous où il se trouve ? »
« L'état-major est derrière, salut monsieur l’important. - Il me tourne le dos et reprend sa route. »
Le comte n’est visiblement pas pressé d’entendre de nos nouvelles car nous devons encore attendre que l’armée fasse une pause pour pouvoir le rencontrer. L’attente me parait d’abord insupportable, mais sitôt mon cheval calé au pas dans la colonne, je m’assoupis sur ma selle. Je ne sais pas combien d’heures ont passées quand on me tire finalement de mon sommeil pour nous conduire devant le comte. J’ai l’esprit un peu plus clair après ce court repos, et suis même surexcité. Notre troupe, rentre d’un grand péril, avec d’excellentes nouvelles pour la bataille à venir et une proposition d’accord de la part du camp adverse. Une mission accomplie avec succès, sous la direction de votre humble capitaine. C’est donc l’esprit léger que je prends la parole.
« Cher Comte, Sold... Capitaine de troupe Tobias Arthès. Moi et mes compagnons revenons de nos investigations dans les ruines de Nayssan. Nous sommes porteurs d'un message qui requiert l'ouverture de pourparlers avec le roi. Nous sollicitons une audience. »
« Fort bien, capitaine. Faites-moi le rapport de vos découvertes, et soyez assurés que j'en informerai sitôt sa majesté. »
Postée à mon côté, Yliria semble agitée. Je me souviens qu’elle paraissait déjà tendue lors du briefing avec le Comte ; probablement ce ton condescendant dont l’homme use un peu trop fréquemment. La demie shaakte l’avertit de la menace d’attentat pesant sur le roi et réitère ma demande d’audience en insistant sur l’importance du message que nous avons à transmettre et des répercussions qu’il pourrait avoir sur la guerre, voire sur le royaume entier. Sans se départir de son air supérieur, le Comte rétorque :
« Je me demande bien comment vous pouvez être au courant de ça. La tentative a eu lieu, et nous l'avons maîtrisée. Vous comprendrez donc que nous ne pouvons pas faire rencontrer n'importe qui à sa Majesté. »
« N’importe qui » ; l’expression m’interpelle et j’ouvre de grands yeux. Notre groupe est certes hétéroclite mais je suis quand même un soldat du royaume. Je serais malgré cela indigne de confiance ?
Le comte reporte son regard sur moi et me presse de lui fournir mon rapport. Autour de nous, de nombreux soldats et officiers s’affairent, discutent, ou prennent une pause méritée. Dévoiler la totalité des informations que nous avons recueillies sur place me gêne un peu. Tant par leur portée politique que militaire ces informations sont confidentielles et mon rapport devrait être délivré en comité restreint. Et pourtant, en dépit de nos avertissements, en dépit même de ses propres consignes, car le Comte lui-même avait qualifié notre mission de “secrète”, il me demande de déclamer mon rapport au milieu d’un parterre de soldats dégustant leurs sandwichs.
Je lui présente donc un rapport aussi édulcoré que possible et lui rappelle timidement les procédures basiques de cloisonnement de l’information :
« Oui, à vos ordres. Nous avons pénétré au cœur des ruines en attendant la tombée du soleil pour observer les lueurs rapportées par les témoignages. Ces lueurs sont en réalité les âmes des anciens habitants de ce lieux. Elles y sont retenues par une antique malédiction. Leur éveil était lié à la présence de deux mages manipulant la magie d'ombre. Nous les avons rencontrés alors qu'ils s’apprêtaient à accomplir un rituel visant à lever la malédiction des ruines. En échange de leur libération, les âmes s'engageaient à réaliser une ultime tâche : constituer une armée de morts vivants qui viendrait renforcer l'armée ennemie lors de la bataille à venir.
Nous avons toutefois réussi à négocier une trêve. L'armée ennemie ne disposera donc pas immédiatement de cette force de frappe mort-vivante. Nous nous sommes engagés en retour à adresser au roi une demande. Si le roi y répond favorablement, les mages abandonneront définitivement leurs plans. Dans le cas contraire, ils lèveront l'armée de mort et la déchaîneront sur le royaume. Compte tenu des enjeux, déjà esquissés par ailleurs par Yliria, vous comprendrez notre volonté de transmettre cette demande et l'identité des requérant, en toute discrétion. Enfin ... la procédure - j'insiste sur ce mot -
préconise qu'un message d'une telle importance soit directement délivré à son destinataire pour limiter au maximum le risque d'en dénaturer le sens – je prononce ces derniers mots sur un ton monocorde tel un enfant récitant sa leçon. Les mages attendent en ce moment même une réponse, l'affaire est donc urgente. »
Pas mécontent de mon rapport, je laisse le comte digérer l’information et patiente, le cœur palpitant, qu'il nous fournisse une réponse. C’est sans compter sur Jorus qui lui coupe la chique en se prosternant littéralement à ses pieds. Il commence par révéler les noms des deux mages, Herle Krishok et Gadory, ce qui ruine complètement mes efforts de discrétion. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir car lui-même rappelle ne pas être un militaire. La suite de son discours, en revanche, me prend telle un blob au travers de la gorge et m’arrache un hoquet de stupeur :
« Il y a effectivement eu un échange où l’accord que Tobias vous a énoncé a été conclu. Cependant, il élude certains points. D’une part, ils étaient en plein rituel magique et donc plus vulnérable à un assaut. Je pense que cet accord de trêve n’était là que pour nous amadouer et permettant ainsi à ces mages maudits de poursuivre leur sordide rituel. D’autre part, je m’étais préparé à affronter des adeptes de cette répugnante magie noire, en préparant en amont de la brise-magie. Mon arme possède une capacité particulière, qui aggrave les blessures au fur et à mesure du temps. Non seulement une simple estafilade aurait anéanti le pouvoir magique du maître nécromant, mais sans ses pouvoirs, elle lui aurait été fatale. Mon seigneur, nous avions l’opportunité de mettre un terme définitif à la vie de la pire engeance que les mages noirs aient pu compter…et nous l’avons sottement perdue. »
Poursuivant son élan théâtral, Jorus nous regarde l’un après l’autre puis continue de distiller son venin au comte qui en engloutit ma moindre goutte. Jorus nous décrit ainsi comme des traitres, soulignant les origines shaakte d'Yliria et du sergent pour déprécier notre fiabilité. Il affirme qu’en notre absence le rituel sera achevé et que notre mission est un échec. Il désigne enfin Yliria et Kiyoheiki ostensible en déclarant au comte :
« Votre seul tord a été de faire confiance aux mauvais individus ! ».
Après s’être pavé d'un sublime rouge tomate, mon visage blêmis lorsqu’Yliria prend la parole. J’ai subitement l’impression d’avoir été lâché au cœur d’un orage. Naturellement blessée d’être qualifiée de traîtresse, la demie-shaakte déverse sur Jorus un déluge d’invectives, le qualifie de prétentieux et argue que nous n’étions pas de taille pour vaincre deux adversaires aussi puissants. Elle lui demande ensuite de restituer le pendentif qu’il porte autour du cou. Effaré, je me ratatine sur place à chaque intonation tant la riposte est violente. Surprenant, venant d’une créature dépassant difficilement le mètre soixante. Je profite d’une accalmie pour tenter de rallier le comte à ma cause ; c’est du moins ce que ses coups d’oeil réprobateurs m’incitent à faire. Je fais fis des accusations de traitrise de Jorus et essaie de justifier tant que possible nos décisions :
« Cher Comte, - je dégaine en même temps mon épée réglementaire et l'exhibe humblement - mon arme ne dispose pas de qualité particulière, si ce n'est de celui qui la manie ; et je sors tout juste de l’académie. Nos décisions ont été motivées par le constat qu'Yliria a exposé : nous n'escomptions pas rivaliser de puissance avec deux des treize et la cohorte qui les accompagnait. Les généraux ont eu la décence de nous accorder un délai, l'envoi d'un simple éclaireur pourra confirmer ce point, et de formuler leurs termes - La bienséance exige que nous délivrions leur requête à son destinataire et que nous leurs répondions. - Je jette des regards nerveux aux alentours, espérant que notre discussion ne s’ébruite pas trop -
Pourriez-vous, je vous prie en informer sa majesté ? ».
J’éprouve un élan de gratitude envers le sergent Kiyoheiki lorsque ce dernier s’avance à mon côté pour appuyer mes propos.
« Notre mission était d'enquêter sur les lueurs décelées dans les ruines, d'en apprendre l'origine et d'y mettre un terme. La mission est accomplie, au moins pour la durée du conflit à venir ».
Il ajoute ensuite que les nécromants nous auraient tout simplement éliminés, voire ajoutés à leurs troupes s’ils avaient eu l’intention de nous nuire. Il déplore enfin l’attitude de Jorus, qui, n’ayant pas manifesté d’opinion contraire lors de notre prise de décision, sème à présent la discorde dans notre groupe. Malgré tout, Jorus s’entête et, après avoir restitué le mystérieux pendentif à Yliria, réaffirme ses propos. Ces règlements de comptes passés, le comte s’adresse à nous, bouillonnant :
« Si... je résume bien la situation : Vous avez laissé deux nécromants surpuissants et clairement identifiés comme nos ennemis œuvrer librement à des rituels pouvant faire tourner l'avantage de la bataille à venir en leur faveur contre une simple promesse orale qu'ils n'en feront rien, et ce dans le but de sauver votre propre peau ».
Je meure d’envie de rétorquer tant l’accusation du Comte est injuste, mais ce dernier ne m’en laisse pas l’occasion :
« Si vous étiez des soldats de l'armée, vous seriez sur le champ exécutés pour haute trahison au Royaume et à la Couronne - Je tressaille en réalisant que je suis pour ma part membre de l’armée -.
Puisque vous n'êtes que des aventuriers, et je déplore encore davantage la décision de vous faire confiance pour ces tâches majeures, je vais juste vous congédier CÉANT des alentours de cette armée ».
« Soldat Arthès - dit-il, et je remarque qu’il insiste fortement sur le premier mot -
Je transmettrai votre rapport à Sa Majesté au plus vite. Quant à vous, et puisque les exécutions au sein de l'armée sont temporairement abolies par le Roi, vous aurez pour ordre de vous rendre en première ligne d'une section de fantassins pour la bataille à venir ».
Plus que l’annonce de ma remise de peine – je n’avais à vrai dire même pas imaginé que nos actions pourraient nous valoir des accusations de traitrise - l’annonce du retrait de mon grade me procure un certain soulagement. Véritable fardeau, ce titre indument acquis me mettait dans une position inconfortable depuis le début de notre mission. Face à Kiyoheiki il n’était qu’une gêne, une insulte pour le sergent méritant qu’il était. Face à Jorus et Yliria, il était insignifiant, autant que mon expérience devait l’être à leurs yeux. Ma déchéance a donc au moins de positif, qu’elle devrait améliorer mes relations avec mes futurs ex-compagnons.
Le comte assure ensuite que le roi aura vent de notre traitrise et que nous devrons en répondre après la bataille, si j'y survis, puisque j'y serai affecté à la piétaille. Étrangement, Jorus insiste pour rapporter lui-même les faits au roi mais se fait débouter par le Comte, qui nous congédie ensuite d’un geste de dédaigneux. Comme si, au final, nos actions, et les faits que nous venons de lui rapporter étaient sans intérêt. En me remémorant ma première conversation avec le comte, désastreuse, ses manières ostensiblement haineuses envers Yliria et Kiyoheiki, je prends conscience de ma naïveté. Le comte n’avait probablement aucun crédit pour notre groupe, dès le départ. Sans doute aurait -t-il préféré une troupe de soldats Kendrans expérimentés. Ainsi nous a-t-il considéré d’office comme une gêne et espérait-il ne jamais nous voir revenir de ces ruines.
La voix d’Yliria me tire de mon songe. Elle annonce vouloir quitter le camp et déclare qu’elle a apprécié notre collaboration. Je souris, et acquiesce silencieusement lorsqu’elle me conseille de développer mon don pour la magie. Cette idée me taraude depuis plusieurs jours en effet, puisque je meurs d’envie de reprendre les expérimentations entreprises lors de mon trajet depuis Luminion. Je doute néanmoins d’avoir l’occasion de m’exercer lorsque je serais en première ligne au cœur de la bataille.
(Ceci dit, le Comte m’a relevé de mes fonctions avant de me donner son ordre. Etant à présent rattaché à l’armée de Luminion je ne dépends plus de lui… d’autant qu’il n’a aucun grade militaire. Et puis il ne pas dit dans quelle armée je devais combattre).
J’adresse un dernier mot au Comte, pour lui exposer mes projets en toute transparence.
« Je me tiendrai naturellement à votre disposition pour adresser la requête des deux nécromants, si le roi désire la recevoir. Étant congédié de la fonction de capitaine de cette troupe, j'irai prendre mes ordres auprès de l'armée de Luminion, à laquelle je suis rattachée. »
Aucune réaction. Je prends son indifférence pour approbation et m’éloigne vers l’extérieur de la colonne armée, le regard planté dans le sol, et avec la sensation que les quatre derniers jours que j’ai vécus n’ont été qu’une immense perte de temps. Par ailleurs, l’image d’Herle Kirshok attendant patiemment notre retour aux côtés de son autel revient sans cesse dans mon esprit.
« Ser Arthès – intervient le sergent kiyoheiki en se postant à ma hauteur - j'ignore quelles sont vos pensées, mais oyez les miennes. Je ne puis tolérer voir le résultat de nos efforts réduit à néant par le caprice d'un tiers. Rattrapons Yliria. Nous ne devons pas en rester là. »
En relevant la tête, je réalise que je tiens toujours mon épée dans ma main, qui commence à être un peu engourdie. La remettant maladroitement au fourreau je réponds :
« Je pense... je pense que Gadory se gausserait de notre échange avec le Comte, et que sa conclusion n'est pas à la hauteur du sacrifice que vous autres avez consentis auprès du gentâme. »
Le simple fait d’exprimer ma pensée m’enseigne que j’ai peut-être baissé les bras un peu tôt.
« Si vous pensez qu'autre chose peut être fait, je vous suis, sergent ».
Yliria ne nous devance que de quelques pas. Le sergent la rattrape et lui demande de lui accorder un instant, ce qu’Yliria accepte. Nous nous écartons de l’état-major du comte. A quelques mètres de nous, une troupe de soldats se livre gaiment à une partie de dés improvisée. La voix de Kiyoheiki se pose discrètement par-dessus le tumulte. Il déplore la désinvolture du Comte, le fait que son jugement soit brouillé par ses idées préconçues sur les Shaaktes et doute que notre rapport soit un jour remis au roi. Malgré tout, le sergent souhaite que nous trouvions un autre moyen de faire parvenir notre message. Yliria évoque alors les autres généraux présents lors du briefing mais ne se rappelle plus de leurs noms, ce sur quoi je rebondis :
« Bogast ou Andelys. Selon mes souvenirs, les deux sont généraux du roi. »
Une idée me traverse l’esprit, j’en fais part à mes compagnons :
« L'armée de Luminion n'est pas ici ; je m'apprêtais d'ailleurs à la rejoindre. J'avoue même avoir songé à faire un détour par les ruines pour informer les mages de notre échec ».
Repensant au commentaire du sergent sur le Comte, j’ajoute :
« Je réalise que le jugement du comte était biaisé, parasité par sa haine, aveugle de toute raison. J'ai honte qu'un tel homme représente mon peuple. Notre mission vise justement à faire évoluer les mentalités. On doit essayer autre chose.
Je pourrais me faire passer pour un messager de Luminion et solliciter un entretien auprès des généraux dont je vous ai parlés. Ce serait crédible car mon blason porte les couleurs des unités de logistique. Nous pourrions même préparer un message écrit à leur transmettre, au cas où. »
« Je serai bien incapable de différencier un blason d'un autre, donc j'imagine qu'on peut te laisser t'occuper de ça. il faut faire vite, cela dit. Si le comte décide de raconter sa version des faits au Roi, ce sera terminé... – Yliria semble avoir une courte absence puis poursuit - Essayons de contacter Andelys- il faudrait demander où on peut le trouver ».
Nous suivons la demi shaakte vers l’extérieur de la colonne, pensant que cette dernière a une idée en tête. A quelques mètres, nous apercevons une silhouette, un peu à l’écart et assise au beau milieu de la veule. Nous approchons. Etrange coup du hasard car il s’agit de Jorus, le teint cireux, une dague pointée sur son coup. En un temps record, Yliria fond sur le jeune homme, écarte sa dague et lui assène un violent coup de poing au visage pour lui faire reprendre ses esprits. Elle y met un peu plus d’entrain que nécessaire et Jorus se retrouve projeté au sol et sommé par la demi-shaakte d’expliquer tant son comportement que son élan suicidaire. Jorus s’exprime alors d’une voix monocorde :
« Cette sale merde ne pouvait pas sentir Tobias, alors qu’il était membre d’un corps d’armée. Alors deux semi-shaakt et un humain de basse extraction, argumentant sur la bonne fois d’un maître nécromant ennemis, promettant la paix en échange de certaines conditions vis-à-vis des possesseurs de fluides sombres…c’était voué à l’échec avant même de commencer. C’est ce dont j’étais persuadé. Alors j’ai agi ainsi, non pas contre mes compagnons, mais contre des shaakts et leurs arguments pacifiques concernant les fluides noirs. Je pensais m’attirer une forme de sympathie du comte afin qu’il m’emmène voir le roi, le laissant penser que l’ouverture d’esprit de son souverain qu’il ne partage pas était une erreur et que j’en portais la preuve. Mais face au roi, je comptais délivrer un tout autre discours et l’aurais incité à vous entendre pour appuyer mes dires. Cependant rien ne s’est déroulé comme je le pensais. Pire même, j’ai donné à cette raclure plus d’arguments contre ceux qu’il méprise. J’ai trahi la promesse de Tobias au lieu de la porter, j’ai trahi le courage Kiyoheïki au lieu de nourrir le mien, j’ai trahi ceux qui me tendaient la main, ne demandant simplement en retour que je poursuive mes idéaux. Je me suis trahi moi-même et tout ce pourquoi je me suis battu jusqu’à aujourd’hui. »
Dévasté par la honte, l’homme était ainsi sur le point de mettre fin à ses jours. A voir les trait tirés et l’air abattu de cet homme, que je trouvais jusqu’ici plutôt jovial, je n’ai aucun doute quant à la véracité de ses paroles. Yliria non plus d’ailleurs puisque la demie shaakte s’agenouille même pour réconforter le pauvre Jorus.
« T'es un idiot, Jorus. Je suis habituée à ce genre de comportement de la part des humains et j'imagine que Kiyoheiki aussi, on aurait trouvé une solution ensemble pour passer outre cet imbécile obtus de comte. Et au lieu de vouloir te punir pour une faute, essaie plutôt de la corriger pour t'en amender. Et si tu veux mon pardon, t'as intérêt à lever tes fesses d'ici et nous aider. Enfin, si c'est bon pour vous deux ».
Je meurs d’envie de clamer ma confiance envers Jorus. Il n’empêche que la prise d’initiative de Jorus nous a fortement pénalisée lors de notre échange avec le comte et je compte bien le lui faire comprendre. Je m’avance jusqu’à lui résolument et il me semble plus facile de lui adresser la parole maintenant que je suis débarrassé de mon pseudo titre d’autorité.
« Cela n’engage que moi, mais je vais te croire Jorus, et considérer que cet échec est partagé. Nous aurions peut-être dû nous concerter avant de rencontrer le comte, mais j’imaginais que notre requête serait prise en compte sans difficulté car le protocole l’exige, et ce malgré ton intervention ».
Je tourne les talons en direction de la sortie de la tente. Je n’ai finalement pas osé exprimer totalement mon avis.
(Oh et puis merde, Tobias. Te ratatiner face au comte c’est une chose, mais fais honneur à tes camarades en leur livrant le fond de ta pensée).
J’opère un et demi-tour et ajoute :
« Néanmoins, si je puis t’adresser un conseil en tant que compagnon d’arme à présent, la prochaine fois, préviens-nous avant de prendre ce genre d’initiative... Enfin non, pas la prochaine fois, celle d’après. La prochaine fois, je suis d’avis que tu te taises. »
Une heure plus tard, alors que l’armée a repris sa marche, nous nous présentons au général Andelys. Il m’aura fallu questionner quelques soldats, en prétendant vouloir délivrer un message au général, mais ce dernier s’est laissé approcher sans grande difficulté. Je pose un pied à terre, salue mon supérieur et lui fait part du fait que nous sommes la troupe qui était en charge d’explorer les ruines de Nayssan et que nous revenons porteurs d’un message pour le roi. Je ne lui cache pas que le Comte d’Ybelinor nous a débouté, mais prends soin d’éluder cet épisode fâcheux. Andelys écoute attentivement le rapport succinct que nous lui donnons et demande que nous lui en livrions tous les détails pour qu’il puisse jauger si notre demande est suffisamment urgente pour solliciter une audience car le roi est placé sous haute sécurité. Son attitude bienveillance nous incite à lui révéler jusqu’à l’identité des deux mages que nous avons rencontrés et la nature du message que nous devons transmettre au roi. A la fin de notre intervention, Andelys pince des lèvres, préoccupé puis clame que nous avons au moins le mérite d’avoir fait gagner du temps à notre camp. Il s’accorde sur l’urgence de la situation et accepte de nous mener au roi.
Il lance ensuite son cheval au trot, me contraignant à remonter en selle. Nous rejoignons une troupe de chevaliers d’élite menée par le général Bolgast. Lorsqu’Andelys demande à voir le roi, l’un des hommes d’armes relève son heaume dévoilant le visage du roi. Pris au dépourvu, j’écarquille grand les yeux en croisant le regard du roi et devinant le subterfuge, me contente de lui adresser un salut militaire réglementaire tout en articulant « majesté » du bout des lèvres.
« Par Gaïa, qu'est-ce que cela signifie ? ».
Le comte d’Ybelinor choisit le pire moment pour pointer le bout de son nez et nous a manifestement reconnus. Je trépigne sur ma monture et, dans la panique, lance un regard effaré à mes compagnons. Andelys intervient immédiatement en notre faveur :
« Sire, ces aventuriers sont revenus de mission et ont une affaire des plus urgentes à aborder. Il semblerait que le Comte Ybelinor n'ait pas entièrement saisi la nature de ce qui se joue ici. Sauf votre respect, Comte ».
Ybelinor tourne au rouge mais le roi coupe court à une éventuelle explosion :
« J'écouterai ce qu'ils ont à me dire. »
Nous y sommes. Ce moment est une petite victoire, tant nous avons dû redoubler d’efforts pour obtenir cette audience. Il ne reste plus qu’à rapporter les faits à mon souverain, rien de moins, et pas question de cacher la vérité. Je me racle légèrement la gorge.
(J’aurais dû prendre la peine de boire un peu avant de venir faire le pitre devant le roi. Tant pis).
J’élève timidement ma voix au-dessus des claquements de sabot et me lance dans un récit détaillé, d’une voix chevrotante.
« Sire – je désigne mon équipée – voici D'Esh Elvohk Kiyoheiki, sergent de la milice d’Oranan, Yliria Varnaan'tha, Jorus Kayne, et je suis Tobias Arthès, soldat du Dûché de Luminion.
Nous revenons des ruines de Nayssan avec des informations cruciales, mais accordez-moi, je vous prie, quelques instants pour vous en exposer les circonstances. »
Deux phrases seulement, et j’ai écoulé mes dernières réserves d’eau en tapissant l’arrière de ma chemise d’une belle auréole. Je m’accroche à ce qu’il me reste de courage pour poursuivre.
« A notre arrivée, nous avons constaté la présence d’étranges lueurs, en surface, lesquelles se sont fait de plus en plus nombreuses après que nous eûme atteint le cœur des ruines, situé sous la surface. Nous l’avons appris plus tard, au cours de notre exploration, mais ces lueurs étaient en fait les âmes des anciens habitants de ces ruines, séquestrées en ces lieux par une antique malédiction. A notre arrivée, ces âmes semblaient hostiles à notre présence, pas violentes mais disons qu’elles provoquaient une sensation désagréable, oppressante pour le corps comme pour l’esprit. J’y reviendrai plus tard car ce détail est important, tout comme le fait que ces âmes ont été éveillées par un rituel auxquels deux mages s’adonnaient. »
Dans ma lancée, je prends confiance et le ton de ma voix devient plus posé. C’est avec une relative sérénité que je poursuis.
« Nous nous sommes frayé un chemin dans ces ruines, usant de passages détournés pour éviter de nous confronter aux gardiens que les deux mages avaient postés sur le chemin conduisant à la salle où ils accomplissaient leur rituel. Je parle ici, de dizaines de créatures sachant que plusieurs d’entre nous ont écopés de sérieuses blessures en nous confrontant à moins d'une dizaine d’entre elles et de loin les moins puissantes, si j’en crois les apparences.
Arrivés au cœur des ruines, nous avons rencontré les auteurs du rituel, Herle Kirshock et Gadory, accompagnés d’une garde rapprochée, un seigneur elfe ressuscité ainsi qu’une cohorte de chevaliers morts vivants. Dissimulant notre identité, nous avons pu découvrir celle des deux mages ainsi que leurs desseins. Ces derniers souhaitaient lever la malédiction pesant sur les ruines, et libérer les âmes défuntes en l’échange d’un service. En retour, elles devaient constituer une armée de mort et marcher sur Oranan pour servir de renfort aux troupes d’Oaxaca ».
Parler si longuement n’est pas dans mes habitudes et je peine à gérer ma respiration. Plutôt que d’entrecouper mes phrases de petites pauses en m’appuyant sur les ponctuations, je débite le tout en longues séances d’apnée. J’inspire longuement et plonge de nouveau dans mon récit.
« Une fois, les plans des deux mages connus, nous avons entrepris d’y mettre fin. – je baisse les yeux, car la suite de mon récit n’a pas été accueilli favorablement par Ybelinor. Je prie pour que cet auditoire soit plus ouvert que le Comte -
Majesté, je n’ai aucune honte à le dire, mon bras n’est pas assez vif pour croiser le fer avec un seigneur ressuscité et sa garde rapprochée ; encore moins sous le feu de mages dont je ne conçois même pas la puissance. J'ai eu peur là-bas c’est certain, mais je n’ai pas agi par crainte de mourir. Ma crainte était de voir une armée de mort déferler sur nos troupes si je rendais l’âme au fond de ces maudites ruines en livrant un combat perdu d’avance. Et je pense que c’est pour des raisons similaires que mes camarades ont choisi, tout comme moi, de trouver une issue pacifiste à cette situation. Or, Herle Kirshock était ouvert à une solution diplomatique, et ce, même après que nous ayons décliné tant notre identité que notre désapprobation quant à leur projet ».
Plus que quelques phrases et je serai débarrassé de ma mission. Quelques phrases pour expliquer nos actions et exprimer mes convictions. Je fixe le Comte d’Ybelinor, qui nous darde d’un regard désapprobateur, puis me tourne vers mes compagnons, cherchant leur regard. Ils sont là. Je ressens du soutien dans leur regard, suffisamment pour terminer ma tirade.
« Herle Kirshok est un nécromancien, manipulateur de la magie d’ombre. Il considère sa magie comme un art, puissant et noble et déplore qu’elle soit l’objet de craintes de par sa seule nature, indépendamment de celui qui la manipule.
Selon lui, on ne devrait pas bannir, voir exécuter les détenteurs d’un tel pouvoir, ces derniers l’ayant parfois acquis sans le vouloir à la naissance. Libérer les âmes de Nayssan est un moyen pour lui de démontrer le bien-fondé de son pouvoir, en levant une malédiction pesant sur des milliers d’âmes depuis des millénaires. Je partage sa vision dans une moindre mesure car je connais les bienfaits dont est capable un sorcier lorsqu’il transmet les dernières paroles d’un défunt à sa famille, ou encore quand il libère un foyer de l’emprise d’une âme contrariée.
Nous avons convaincu Herle de prouver que ses intentions étaient louables et d’épargner notre armée. Il a interrompu le rituel et son armée de morts ne combattra pas lors de la bataille à venir. En échange, nous nous sommes engagés à transmettre une requête. »
Je fixe le roi dans les yeux, sans ciller.
« Majesté, Herle Kirshok vous demande de lever l’interdiction d’usage de la magie ombre et de la nécromancie dans le royaume. Si vous acceptez, il abandonnera définitivement ses plans. Sinon, il terminera son rituel ultérieurement pour user de son armée contre le royaume.
En ce moment même, Herle attend une réponse dans les ruines.
Je finirai par un dernier point, pour qui nous moquerai et clamerait que nous avons été floués. Herle et Gadory avaient amplement les moyens de nous éliminer sans prendre le risque de nous laisser sortir de ces ruines. Par ailleurs, après que nous ayons passé notre accord, l’influence oppressante des âmes, les lueurs dont je vous ai parlées, s’est estompée, comme si elles étaient apaisées. J’y vois un signe que le rituel a bel et bien été suspendu. »
Je me tourne encore une fois vers mes compagnons, cette fois pour les inviter à s’exprimer et Yliria prend la parole.
« Si vous permettez, j’aimerais ajouter quelque chose. Je ne suis pas particulièrement friande de la magie d’obscurité, mais la magie, quelle qu’elle soit, n’est qu’un outil tout comme l’est un couteau ou une hache et son utilisation dépend entièrement de celui qui la manie. Je comprends parfaitement la méfiance vis-à-vis de la magie sombre, mais ils sont peu nombreux à en user et probablement que les éduquer et les entraîner au nom du Royaume éviterait que des nécromanciens solitaires ne cherchent à faire des recherches clandestines en attaquant qui que ce soit. La demande ne concernait que l’autorisation de pratiquer la magie et la fin de la traque systématique, vous pouvez parfaitement poser certaines conditions. »
Après un regard vers le Comte, elle continue :
« Si je connais les mages noirs et les nécromanciens ce n’est, contrairement à ce que certains peuvent penser, pas parce que je les côtoie, mais parce que j’ai une certaine expérience dans le fait de les combattre, eux et leurs créations. Ils sont toujours seuls et rejetés quand ce ne sont pas des servants d’oaxaca. Peut-être qu’en leur laissant la chance de travailler à un but commun qui bénéficierait à votre royaume, vous en tireriez plus de bénéfices qu’en les traquant. Herle Krishok a pris un risque en ouvrant le dialogue, parce qu’il a clairement été contre les ordres de la Déesse Noire en ne lui fournissant pas cette armée qui aurait pris les vôtres à revers. Ce n’est que l’avis d’une simple aventurière, mais je trouverai ça dommage de ne pas y répondre et trouver un accord. Et si vous doutez de sa parole, rappelez vous simplement qu’il aurait pu nous tuer et vous n’auriez jamais entendu parler de cette armée qui serait alors sortie des ruines, probablement au pire moment. »
Notre rapport terminé, le Roi interroge Andelys et Ybelinor du regard. Ce dernier saute sur l’occasion pour déverser un torrent d’accusations :
« Sire, ces... mercenaires ont passé un pacte avec l'ennemi sans aucun accord préalable de notre part, et m'avaient même caché la nature de ce qu'ils projetaient de vous dire. J'allais par conséquent vous faire rapport de ces aveux, quand ils m'ont devancé avec l'aide du Général Andelys, qui n'était pas en charge de cette mission. J'exige par ailleurs réparation face à ce passe-droit. »
La réponse d’Andelys est cinglante. Il nous défend bec et ongle, jugeant que notre message devait être transmis directement au roi. Je ne cille pas, tout ce qui m’importe maintenant est la réponse du souverain. Ce dernier soupire et met fin au débat entre ses deux fidèles conseillers :
« Je ne tolérerai pas davantage de discours de dispute de la part de mes plus proches conseillers, surtout pas la veille d'une Bataille qui requerra de notre part à tous la plus grande unité. Qu'importe qui ait raison ou non parmi vous deux, ce qui est fait est fait. Concernant cette histoire, maintenant... »
Il pose son regarde de monarque sur nous. Un frisson me parcoure le dos.
« Je comprends que vous ayez pu voir une opportunité, d'abord pour le Royaume, puis pour votre survie, dans les mots de Herle Krishok. Sachez toutefois que cet accord ressemble hélas pour moi beaucoup à du chantage de leur part. Et qu'un tel chantage est malvenu de la part d'ennemis si puissants et ouvertement hostiles à la veille de cette bataille. »
Il nous jauge un instant et ajoute :
« J'entends votre défense de la magie noire, et regrette qu'une telle demande n'ait pas été formulée de leur part avant d'en arriver à cette situation. Sachez cependant que c'est bien la nature même de la magie d'obscurité, et non ses possibles utilisations, qui est proscrite dans le Royaume : elle fait usage des âmes défuntes de nos ancêtres pour faire couler sa puissance, et c'est tout simplement impensable. De plus, je ne peux me permettre de prendre une décision, dans un sens ou dans l'autre, dans l'immédiat. C'est une question qui demande analyse, discussions et réflexion. Vous comprendrez que je n'ai pas la tête à ça, alors que nous sommes au sein de la plus grande campagne militaire de mon règne. Vous m'en voyez désolés, aventuriers, mais je ne peux accéder à leur demande pour l'instant. Qu'ils prennent patience, si leur but est de s'intégrer dans notre société. Ma décision sera sans doute influencée par cette bataille et leur comportement au sein de celle-ci. »
La décision du roi était prévisible. Changer la loi demande du temps et de la réflexion, surtout quand il s’agit de légaliser une pratique réprouvée depuis des siècles. J’acquiesce aux mots du monarque et lui demande s’il souhaite adresser officiellement sa réponse, à Herle Kirshok, ce dernier ayant précisé qu’il nous attendrait dans les ruines. Yliria se porte volontaire pour transmettre le message et je lui propose mon aide.
« Soit, alors. Soyez porteur de mon message. Mais n'en changez guère le sens. Nous ne nous positionnons pas ici en victimes apeurées, mais en décisionnaires fermes ».
J’opine du chef, imperméable aux palabres du Comte qui réagit à une pique lancée par Ylirira. Il nous reste plus qu’à retourner dans ces ruines sordides, après quoi je pourrais rallier les troupes de Luminion. Il faudra au préalable que je me renseigne sur la position exacte du commandant Perrussac, puis me faufiler entre les différentes armées qui font marche sur Oranan.
(Oh ! D’ailleurs… le gentâme nous avait fourni des informations précieuses. Je ne suis pas sûr de pouvoir me rappeler de l’intégralité mais ça vaut le coup d’en informer l’état-major.)
« Sire, nous avons également récolté des informations stratégiques concernant la bataille qui s'annonce. Vous le savez peut-être déjà mais le port d'Oranan est aux prises de l'ennemi. Par ailleurs... – je me fais violence pour me remémorer les mots du gentâme - des renforts ennemis viendront de plusieurs directions. Du nord viendront les troupes d'Oaxaca; de l'est, les armées de Khynt et Crean Lorener . A l'ouest, des troupes de Liykors noirs sont menés par… - je ne suis pas sûr de ce nom-là, alors je tente un truc - un certain Karsiflar. Oaxaca comptait aussi sur le concours des shaaktes par le nord mais ces derniers devraient leur faire défaut. »
« Ce sont de précieuses informations stratégiques que vous nous donnez là. Mais à quel point sont-elles fiables ? Avez-vous le moindre pouvoir de divination ? D'où les tenez-vous ? »
« Nous les tenons d’une créature rencontrée dans les ruines, un être que je n'avais encore jamais rencontré, un gentâme. Cette même créature nous a dévoilé l’existence d’un passage détourné permettant de nous confronter aux gros des troupes postées par les nécromants. Jusqu’ici, ses paroles se sont évérées exactes. Ces informations, et notamment celles que je viens de vous signifier ont été obtenues à prix d’or par mes camarades, - je désigne successivement Jorus, Yliria, et le Sergent Kiyoheiki - la créature ayant demandé à mes camarades de sacrifier une part de leur espérance de vie en échange.
J’estimais nécessaire de vous communiquer ces données pour que leur sacrifice ne soit pas vain.
Merci de nous avoir reçus, majesté »
Ybelinor remet en cause la fiabilité de mes informations au motif que le gentâme est une créature d’ombre, indigne de confiance. Il dénigre ensuite le sacrifice de mes compagnons en déclarant qu’aucune personne saine d’esprit ne pactiserait avec un tel être. Evidemment, la remarque blesse Yliria, qui se fend d’une tirade bien sentie envers le Comte. Bien que je n’en laisse rien paraître, je suis de tout cœur avec elle et me réjouis de le voir prendre une leçon de respect de la part de la demie shaakte sans pouvoir répliquer, car le roi coupe court aux discussions puis nous congédie. Le général Andelys nous signifie par un geste assez peu discret qu’il serait opportun d’obéir au monarque.
Je salue respectueusement l’assemblée puis me tourne vers le général Andelys pour lui faire part de mes projets :
« Général, je vous remercie d’avoir accédé à notre requête. Après avoir délivré la réponse du roi, je souhaiterais rejoindre l'armée du Commandant de Perrussac. Accepteriez vous de me laisser cette monture – je désigne en même temps mon cheval - que j’ai empruntée avant de faire route pour Nayssan, afin que je puisse les rejoindre à temps pour la bataille ? »
« Bien entendu. Cette monture n'a pas manqué jusqu'ici, libre à vous de la garder. »
Et le Comte Ybelinor de préciser :
« Un prêt de l'armée, non une nouvelle possession. »
Avant de quitter la colonne de soldats, je prends soin de me renseigner sur la position de l’armée du commandant Perussac et adresse un au revoir au sergent Kiyoheiki en lui souhaitant que le siège d'Oranan tourne en notre faveur.
Le lendemain matin, après avoir bivouaqué un peu à l’écart des ruines de Nayssan, je chevauche en direction des troupes de Luminion. J’ai hâte de retrouver mes frères d’armes en particulier Bernas et Tessy avec qui j’ai fait mes classes. Alors que, chemin faisant, Friponne arrache quelques touffes de veule en guise de repas, je repense à notre dernier échange avec Herle Kirshok. Comme promis celui-ci avait stoppé le rituel et s’était posté à l’entrée des ruines pour en garder l’entrée. Apparaissant de nulle part, il nous a demandé quelle avait été la réponse du roi.
« Le roi a refusé de répondre dans l’immédiat – lui ai-je dis -
arguant qu’une telle décision ne peut-être prise tant dans la précipitation qu’en réponse à une menace, celle de voir déferler une armée de mort sur son royaume.
Il accepte néanmoins de reconsidérer cette question une fois que le conflit en cours sera résolu. Nous avons exposé votre vision de la magie noire et il n’a pas exclut la possibilité d’intégrer ses utilisateurs dans la société Kendrane.
Il a souligné que les actions perpétrées pendant la bataille qui s’annonce pourront influencer sa décision finale. »
Un peu honteux de n’apporter qu’une demi-réponse, j'ai baissé la la tête avant d'ajouter :
« Votre attitude, depuis de notre première rencontre vous honore, et je m’en estime redevable. Je ferai tout mon possible pour rappeler au roi que cette question doit être tranchée, quoi que vous décidiez après la bataille ».
Herle n’a pas paru surpris et a assuré qu’il tiendrait sa promesse. L’armée de morts resterait bien endormie pendant la bataille ; ce qui lui vaudrait les foudres d’Oaxaca, le bannissement au mieux, pire peut être si les agents de la reine noire lui mettaient la main dessus. Il se tiendrait donc à l’écart de la bataille, empêchant quiconque de les approcher et comptant reprendre le rituel si le roi n’accédait pas à sa demande par la suite. Sa sincérité et son sacrifice m’ont touché sur le moment. Herle Kirshock semblait réellement croire à la possibilité de reconnaître sa magie comme bénéfique et j’ai également eu envie d’y croire. C’est pourquoi j’ai exprimé à demi-mots mon intention de contribuer à cette cause à Yliria.
« Il a perdu énormément, en faisant ce pari. On ne saurait douter de sa sincérité. Et je pense qu'il pourrait invoquer le droit d'asile. Enfin, tout cela devra être remis à l'après bataille. Où comptez-vous vous rendre à présent ? »
Yliria m’a gentiment conseillé de ne pas trop faire d’illusion, selon elle, le roi n’accèdera probablement à sa demande. Qu’il propose l’asile à Kirshoke, était encore moins probable. Quant à sa prochaine destination, Yliria est restée énigmatique, se contentant de dire qu’elle resterait dans les parages des ruines.
« Tâchez de survivre, capitaine » - a-t-elle ajoutée.
« Pour le moment, et pour vous surtout, c’est simplement Tobias. Et puis, il me faudra bien plus que ce grade pour peser dans la balance, la prochaine fois. Au revoir Yliria, c’était une chance de vous avoir à nos côtés. » - ai-je répondu en souriant.
Je flatte vigoureusement l’encolure de Friponne en pensant à la tournure des événements. Notre escarmouche dans les ruines a finalement pris l’allure d’une mission diplomatique. Et j’y ai plutôt pris goût. Au final, le destin héroïque de Tobias Arthès ne se résume peut-être pas à trancher d’immondes créatures au tréfonds de ruines sordides. « Tobias, le diplomate », cela sonne plutôt bien ! Et, en tant que membre du corps logistique, j’ai toutes les chances d’y prétendre si je fais mes preuves. Je compte bel et bien survivre à cette bataille, puis je reprendrai ma tâche là où je l’ai laissée.
« Je te retrouverai Herle Kirshok. Je m’en vais occire quelques créatures pour prendre du galon, après quoi, je défendrai de nouveau ta cause, auprès du commandant de Perussac d’abord, car il sera sensible à la parole du plus brillant de ses soldats et auprès du roi de nouveau ! ».
Je n'ai pour unique réponse que le coassement narquois d'une volée de corbeau faisant route vers le futur champs de bataille.
Suite
(hrp: Se rend dans l'armée du commandant de perussac en première ligne.)
XP : Rapport au comte : 1xp Rapport au Roi : 1xp Discussion du groupe et trahison de Jorus : 1xp Discussion avec Herle : 0,5xp