Dans le chapitre précédent...
Troisième Arc : Encre de feu, Ancre de sang.
Chapitre IV : Deux saphirs au coeur de la nuit.
La nuit tombait progressivement quand la Cible entra dans la vieille ferme Ynorienne en ruine. Jetant un œil à sa gauche et à sa droite, il vit les différents groupes de ses poursuivants peu à peu se rassembler, maintenant qu’elle avait été menée là où ils le voulaient. Quittant un instant son point d’observation, Akihito retourna auprès des hommes où le chef de la traque était en train d’organiser ses forces. Le meneur était un type avec une gueule d’ange, une armure aussi élégante que coûteuse et un sabre Ynorien à la ceinture. L’homme n’était clairement pas de son peuple mais se pavanait avec l’arme avec une arrogance qui déplut instantanément à l’enchanteur. Une fierté un peu ridicule qui le poussait à considérer les Katanas comme l’apanage des Ynoriens et des Samouraïs en particulier, non pas de n’importe quel épéiste du dimanche. Et si l’homme en question avait l’air de s’en servir correctement à sa démarche aguerrie et son assurance, Akihito estimait qu’il n’aurait aucun mal à lui mettre une bonne raclée. Mais encore une fois, il se retint : Gueule d’ange était un des lieutenants directs de Kisp, mieux valait donc serrer les dents jusqu’à ce qu’il ait récupéré sa mère.
« Bon les gars, nous y voilà. Notre cible s’est planquée dans la ferme, comme on l’avait prévu. Elle est retournée dans ce tas de pierre qu’elle pensait sûr, mais on va pas se faire prier pour lui faire comprendre le contraire. Mais c’est pas parce qu’on l’a acculé qu’il faut sous-estimer ce monstre. Les rares groupes qui ont croisé sa route sont pour la plupart trop occupés à tailler la bavette avec Phaïtos pour nous raconter comme ils se sont fait mettre en pièces. »
Alors que Gueule d’ange racontait des récits d’hommes réduits en cendres ou taillés en pièces par une rapière aussi vive que l’éclair, l’enchanteur se rappelait la scène de bataille qu’ils avaient trouvé et son unique survivant, qui avait eu la chance de ne pas se faire repérer. Une scène qui démontrait l’ampleur de la puissance que pouvait déployer sa Cible, malgré son apparence. Il avait eu du mal à croire qu’elle pouvait être à l’origine de tout ça, elle qui paraissait si inoffensive. Enfin, pas si inoffensive, mais pas non plus violente.
« Donc voilà comment on va procéder : le groupe de Geril, vous la surprenez par la droite. L’Ynorien et moi on sera sur la gauche. Les autres, vous allez couper sa route par le chemin d’où elle vient et par lequel elle voudra sans doute s’enfuir. On l’accule, puis on la cueille comme un fruit mûr.
- Mais, on fait comment pour l’arrêter ? demanda un des hommes qui, justement fermait le chemin de la ferme.
- Notre bon « ami » l’Ynorien se chargera de l’intercepter si elle force le barrage. Geril et les autres arriveront par la droite et la pousseront vers nous. Dans le pire des cas, j’ai une petite surprise pour elle. »
Joignant le geste à la parole, il sortit une petite pierre de sa poche. Si la plupart des hommes se contentèrent de regarder le caillou avec un air dubitatif, l’enchanteur reconnu immédiatement la puissance magique caractéristique d’une rune. Et une rune qu’il connaissait bien, c’était la rune Arrêter. Avec, stopper et maîtriser la Cible serait un jeu d’enfant si son utilisation se faisait sans accroc. Une nouvelle fois, Akihito se questionna sur le déploiement de moyens de Kisp pour mettre la main sur une unique personne. Quel passé commun pouvaient-ils bien avoir ? La thèse du visage brûlé qu’avait soulevé Amy se faisait de plus en plus crédible à mesure qu’il en apprenait plus.
Après quelques derniers conseils en tout genre, les hommes se dispersèrent, rejoignant chacun leur position. Le début de la capture était prévu pour le début de soirée, profitant de l’obscurité pour approcher discrètement de la ferme. Amy déclara que c’était une monumentale erreur, leur adversaire étant sans doute nyctalope. L’enchanteur, lui, se garda bien de partager cette information. Pendant les quelques jours qu’avait duré l’établissement du piège, le doute et l’hésitation avaient commencé à lentement faire leur chemin dans son cœur. Le coût pour récupérer sa mère lui paraissait de plus en plus inconcevable. Une vie pour une vie… Surtout la sienne, qui devait encore avoir des dizaines d’années encore. Avait-il le droit de se l’approprier ? Égoïstement ? Des dilemmes qui le poussèrent à se taire et à s’en remettre au destin. Quelque part, il lui laissait une chance de s’enfuir en lui accordant un avantage. Il espérait que cela suffirait à apaiser sa culpabilité.
La nuit tomba donc et un hululement se fit entendre, lancé par Gueule d’ange. Comme un seul homme, les sbires de Kisp s’approchèrent lentement de la bâtisse plongée dans les ténèbres. Sans un bruit, Akihito vit des silhouettes émerger peu à peu de la frondaison des arbres. Puis, l’enfer commença. Une immense boule de feu apparut de nulle part au dessus d’eux, éclairant la petite clairière qui abritait la ferme délabrée. (Une comète !) reconnut instantanément Akihito. Un sort de l’école de la pyromancie qu’il avait pu observer auprès d’Anthelia : semblable à l’Obus Magique, mais d’une puissance bien plus dévastatrice. Comme le démontra l’explosion de feu qui suivit quand la Comète s’abattit à l’emplacement de Geril. Au même moment, Amy s’adressa à Akihito.
(C’est bien elle. Il n’y a plus de doute possible.)
(Valyus tout-puissant… Jamais j’aurais pensé la revoir dans des conditions pareilles.)
Le chaos prenait possession de la clairière et dans un juron, le leader hurla de se précipiter pour l’empêcher de s’enfuir. Au même moment, Akihito vit une silhouette sortir de la bâtisse comme une flèche et en une poignée de secondes, se débarrasser avec une aisance déconcertante de deux des hommes de Kisp qui tentèrent de lui barrer le chemin. L’un deux, un type qui maniait une longue arme d’Hast, aurait normalement dû avoir l’avantage face à un adversaire aussi petit. Alors que tout le monde courrait vers la maison, croyant à tort que la pyromancienne s’y trouvait, Akihito commença à courir vers sa Cible. Gueule d’ange lui cria quelque chose, mais le sifflement du vent alors qu’il prenait de plus en plus de vitesse à chaque foulée engloutit rapidement les paroles. La petite silhouette s’était engagée sur le chemin, courant de toutes ses forces. Akihito passa en trombe au-dessus des deux hommes qui avait été mis à terre, l’un gémissant et l’autre silencieux car probablement mort. Le temps qu’il les rejoigne, la silhouette était désormais suffisamment loin pour que, s’il ne connaissait pas sa présence, il aurait été incapable de la repérer.
Les foulées d’Akihito s’allongèrent et les bottes de Foudre remplirent leur office, démultipliant la vitesse de leur porteur. Et, tout aussi rapidement qu’elle avait presque disparue, l’ombre de sa cible grossit dans son champ de vision. Mue par un avertissement dont le fulguromancien se doutait bien de la provenance, la pyromancienne se retourna, lame au clair. La boule de feu qui l’éclaira une fraction de seconde révéla un masque de bois presque effrayant au sommet d’un mélange d’ocre et de pourpre qui formait l’équipement de la pyromancienne. La boule de feu partie. Elle percuta de plein fouet Akihito, explosant en une infinité de flammèches qui, grâce à son manteau et la protection runique qu’il contenait, ne lui firent rien. Il ne le vit pas, mais pouvait sans peine imaginer le visage juvénile derrière le masque emprunt d’une surprise effarée. Pour éviter d’être blessé par son arme qu’elle brandissait, Akihito tendit la main vers elle et activa le sort qu’il avait incrusté dans sa cotte d’écailles de Drakarn. Un orbe de foudre en sortit, fusa vers la silhouette et une fois dans son corps, les vignes de l’Électrocution paralysèrent rapidement ses muscles, la figeant sur place.
Akihito eut alors la présence d’esprit de ralentir avant de la plaquer : vu la différence de gabarit, un choc à sa vitesse maximale avait une chance de lui causer de sérieux dommages, voir même de la tuer sur le coup par malchance. L’impact fut néanmoins rude : il entendit une voix féminine étouffée par le masque gémir de douleur et il se retrouva au-dessus d’elle. Aussi bien le masque que la rapière avait volés lors de la chute et à cette distance, Akihito confirma de ses propres yeux la vérité qu’il souhaitait refuser jusqu’au bout.
Une peau mate. Un visage qui portait encore les courbes de l’enfance. Une longue chevelure blanche striée d’une unique mèche noire. Et enfin, deux prunelles de saphir qui le regardait avec un mélange d’incompréhension et de colère.
« Vous… »
Lui. Elle. La jeune semi-shaakte rencontrée par hasard dans cette auberge de Bouhen, à une époque qui lui semblait désormais si lointaine. Elle qui était l'une des rares détentrices de Faëra. Elle, enfin, qu’il avait su apprécier lors des rares paroles échangées. Elle, Yliria. La fille que cherchait avec tant de hargne Kisp.
(Par tous les Dieux, pourquoi elle…)
La complainte marquée de regret d’Amy, le jeune homme n’y fit presque pas attention. Maintenant qu’elle était dans son emprise, à sa merci, luttant désespérément pour se libérer, les doutes qui l’assaillaient se firent encore plus forts.
Une vie pour une vie.
La vie d’Hitomi contre celle d’Yliria.
Comment pourrait-il regarder sa mère en face en ayant troqué la vie d’une jeune fille pour la sienne ? Au fond de lui, il était persuadé qu’elle n’aurait jamais voulu ça. La gentillesse naturelle de l’Ynorienne aurait préféré que sa liberté ne coûte pas celle de quelqu’un d’autre, et à plus forte raison celle d’une jeune fille. Peu importe ce qu’elle avait pu faire.
Lentement, Akihito libéra la semi-shaakte de son étreinte. Avec beaucoup de douleur et en proie à un conflit intérieur intense, il ouvrit difficilement ses lèvres.
« Fuis.
- Que… Quoi ?! bafouilla avec incrédulité Yliria.
- Fuis avant que je ne change d’avis. »
Plus il regardait la jeune fille, et plus il sentait sa conviction vaciller. Sa mère lui manquait terriblement, et il n’avait qu’à stopper cette fille. Qu’il connaissait à peine. Il n’avait qu’à…
Il serra les dents, les poings, et contracta tout son corps sous la tension, pour éviter de bouger et de faire quoi que ce soit. Il regarda Yliria se relever en grimaçant de douleur et en se tenant les côtes, en souffrant certainement à cause du plaquage qu’elle avait subie à une vitesse tout de même élevée. Il la regarda disparaître dans la forêt et quand il n’entendit plus rien, relâcha toute la pression accumulée.
(Elle va en direction de l’autre type au sabre…)
(Amy… J’ai déjà refusé de la capturer moi-même. Malgré mon envie de revoir maman. C’est tout ce que je peux m’autoriser à faire. Seule la chance peut la sauver maintenant.)
Amy ne dit rien de plus. Elle avait assisté au dilemme intérieur qui avait consumé son Maître pendant ses derniers jours. Elle comprenait ses sentiments et quelque part, les partageait. C’est pourquoi, quand Akihito s’engagea néanmoins d’un pas hésitant sur les traces d’Yliria malgré ce qu’il avait pu dire, elle n’ajouta rien. Et il la remercia intérieurement.
Une poignée de minutes plus tard à errer à l’aveuglette parmi les arbres, l’enchanteur entendit des brides de voix et s’orienta dans leur direction. Il entendit alors une conversation qui le perturba et lui glaça le sang.
« … poison cher, mais très efficace, qui t'empêche complètement de faire appel à ta magie. Tu n'es plus en mesure de faire quoi que ce soit, shaakte. »
Gueule d’ange se tenait devant Yliria, la toisant de toute sa hauteur et une fiole vide à la main. Cette dernière était assise sur le sol, visiblement rouée de coups à sa lèvre tuméfiée éclairée par la torche d’un des types qui accompagnait l’organisateur de toute cette traque. Lorsqu’elle se leva péniblement pour défier ses agresseurs, désarmée et privée de sa magie, Akihito fut impressionné malgré lui par la détermination et le courage dont elle faisait preuve. Il fut ensuite interdit devant le violent crochet qui la frappa et l’envoya rouler au sol. Il se précipita vers elle et constata avec un goût amer dans la bouche la conscience lentement s’évanouir dans les yeux d’un bleu profond de la semi-shaakte, étrangement fixés sur les siens. Il constata qu’elle avait perdu connaissance et jeta un regard noir au gaillard chauve qui l’avait frappé.
« Tu voulais la tuer, espèce de tocard ?
- C’est qu’un simple coup de poing. Et elle l’avait mérité. Cette salope a buté Geril.
- Et alors ?! rugit Akihito. C’est une gamine ! Utilise ton putain de cerveau, les battoirs qui te servent de mains peuvent facilement lui ouvrir le crâne en deux !
- Fermez-la tous les deux, intervint d’un ton sec Gueule d’ange. Hodor, tue la et je te promets que Kisp sera le dernier de tes soucis car je te ferai la peau avant. Et toi l’Ynorien, je peux savoir ce que tu foutais ?
- À ton avis ? Sans le groupe de Geril, il fallait bien quelqu’un pour la rabattre ici. Et c’est une semi-shaakte, alors elle voit dans le noir. Elle m’a semé dans la forêt avant de vous tomber dessus. »
Un mensonge lâché du bout des lèvres qui fit marquer une pause son interlocuteur, scrutant le visage d’Akihito à la recherche de la vérité derrière ses propos, sans doute. Un claquement de langue agacé marqua son abandon et il fit signe à ses hommes et à Akihito de le suivre. Le dénommé Hodor cracha par terre en emboîtant le pas et l’enchanteur laissa un des autres hommes porter le corps inconscient de la semi-shaakte pendant que l’autre empaquetait ses affaires. La crinière blanche ballotante de la semi-shaakte disparue progressivement dans la nuit, en route vers un destin peu enviable. Akihito, lui, resta un instant seul à ruminer de sombres pensées avant de rejoindre à contre-cœur les ravisseurs de sa mère qui gagnaient désormais un nouveau titre, celui d’enleveurs d’adolescents.