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Mes courbatures se réveillent alors que mes paupières s’ouvrent, achevant un sommeil sans rêves ou en tout cas sans leurs souvenirs. J’en suis heureux, j’ai ainsi pu me reposer sans souffrir des cauchemars. Je me suis d’ailleurs rarement senti aussi reposé. Pourtant je n’ai pas dû dormir très longtemps car le soleil n’est pas encore couché. Ou alors j’ai dormi trop longtemps. Je me redresse, constatant que j’ai laissé sur l’oreiller l’emprunte boueuse de mon visage et de mes mains. Je me mets assis au bord du lit, passant une main sur mon visage crasseux. Même mon odeur commence à m’incommoder. Je plisse le nez après avoir humé l’air de la chambre, souillée d’odeurs de sueur, de sang, de terre boueuse et de morceaux de Déesse déchue.
Je me lève et me dirige vers une porte vitrée qui donne sur un balcon. Je prends une grande bouffée d’air frais tout en contemplant la vue sur la cité divine. J’ignore si c’est du fait de la vision de la cité, de la magie qui irradie ce lieu ou simplement le repos mais je me sens plus serein, moins enragé. Je remarque quelques étages en dessous une terrasse plus grande où ce qui semble être un large bassin dépasse de l’intérieur. Un bain, voilà ce qu’il me faut. Me défaire de toute la crasse collée à ma peau. J’ouvre un portail pour rejoindre le bassin, m’assurant qu’il s’agit bien d’une salle de bain avant d’y débarquer à poil.
Il s’agit en effet d’une salle d’eau munie d’un large bassin fumant dont la terrasse est une extension de la pièce. Je retourne sur mon balcon pour regagner ma chambre, me déshabille et trouve dans les meubles de quoi me laver, me frotter et me sécher avant de retourner au pied du bassin, équipé d’une serviette nouée autour de ma taille, grâce à un nouveau portail.
Mais les quelques instants que j’ai passé dans ma chambre pour ont suffit pour qu’on me pique la place. Et pas par n’importe qui ! Non ! Dans l’eau je peux la voir, détendue, sans son armure ni ses armes. Entièrement nue, dévoilant un corps dont je ne me doutais pas de la beauté. Mises à part les cicatrices qui témoignent de ses combats, sa peau est d’un blanc envoutant, son corps élancé, fin, au point de voir ses clavicules se dessiner sous sa peau. Sa petite poitrine se dessine sous la surface de l’eau juste avant qu’elle ne la recouvre d’un bras fin tatoué d’un animal marin.
Je me surprends à la reluquer ainsi alors que je sens à nouveau monter en moi la colère de recroiser si tôt la Régicide. Mais ma fureur est calmée par mon embarras de la surprendre ainsi. Sa réaction est rapide et perçante, elle dissimule d’un bras sa poitrine en affichant une mine surprise et outrée tout en cherchant de la seconde main quelque chose derrière elle.
« Mais qu’est-ce que tu fiches ici, sale con ? »
Je défais mon regard de sa poitrine que je ne peux plus voir pour planter mon regard dans le sien.
"Mais toi qu'est ce que tu fous là ?! J'peux pas me barrer deux minutes pour chercher une brosse ?"
Dis-je en la secouant, la brosse. Perplexe, son menton se mets à trembler comme si elle peinait à articuler quelque chose.
" Mais.. tu es dans ma brosse. Chambre ! Dans ma chambre ! "
"N'importe quoi ! Tu es dans la salle d'eau ! Et j'étais là avant !"
" Dans la salle d'eau de MA CHAMBRE. Les grouillots comme toi ça dort pas dans le foin en temps normal ? Et ne t'avise pas de mettre des puces dans MON eau. "
Elle se redresse brièvement serrant les cuisses et gardant sa poitrine cachée, me dévoilant plus de sa peau. Sa main parvient finalement à saisir une chemise alors que grâce à ma magie je fais doucement voler une serviette jusqu’à elle après un bruit de bouche agacé. Elle s’en saisit et sans quitter l’eau la noue autour de son torse. Elle darde ensuite son regard vers moi avec un air sévère mais demande avec douceur et fermeté si je suis venu dans le but de l’assassiner. Quel idée. Je ne savais pas qu’elle était là et j’aurais préféré ne pas la revoir si tôt.
« Non. Je voulais juste prendre un bain mais j’ai dû me tromper de terrasse... Quand j’aurais décidé de te tuer tu m’entendras venir. »
Elle m’observe un instant avant d'avoir un petit sourire, presque sincère, doux avant de conclure par un amer :
" C'est mignon, si je devais décider de te supprimer, tu ne m'entendrais pas arriver. "
Elle se laisse doucement glisser dans l’eau avant de fermer à demi ses yeux en m’invitant étrangement à la rejoindre, arguant qu’elle n’a pas grand chose à craindre de ma brosse. De la provocation ? De l’intimidation ? Malgré la bizarrerie de l’invitation je ne me démonte pas et me défait de ma serviette, me dévoilant totalement avant de rentrer dans le bassin pour m’y asseoir en la fixant d’un air étrange. Nous restons tous les deux silencieux un moment avant que je brise le silence.
« Je trouve ça bizarre. »
" Autant que de voir un homme apparaître dans ton bain ? "
Je soupire profondément, encore un peu embarrassé de l’avoir surprise dans son bain tandis qu’Elle ouvre un oeil en demandant d’ailleurs qui je suis. Je prends de l’eau dans mes mains pour me frotter le visage, retirant les saletés collées à ma peau.
« Je pense que tu sais déjà qui je suis, Régicide. »
Dis-je finalement, d’un ton calme.
« Non. Pas eu ce plaisir. »
Rétorque-elle d’un air condescendant.
« Je doute que tu ai entendu parler de beaucoup de mages capable d’ouvrir des portails. Mais tu me diras… je ne connais pas ton nom non plus. »
Mais je ne doute pas que mon nom commence à se faire connaître maintenant. Entre les assassins à mes trousses et les dégâts que j’ai pu faire dans le cas adverse, elle sait qui je suis, c’est certain.
" Peut-être. Cependant tu es au fait de mon dernier contrat. J'ai un peu salopé le travail, je crois qu'il a grandement souffert et j'ai senti une frayeur indicible chez lui. D'ordinaire je fais ça plus proprement. Et tu allais dire, qu'est-ce que tu trouves bizarre, Mage-des-portails ? "
« Je comprends ce que tu veux dire. J’ai aussi vu l’effroi dans le regard de ton maître quand il a abandonné le combat en suppliant pour sa vie… J’en connais trois autres qui n’en ont pas eu le temps.»
" Xenair n'est plus mon Maître. Je suis tout aussi surprise que toi, je le croyais plus... fort ? "
Je me frotte sous les bras, entamant mon nettoyage, bien conscient que nous étions entrés dans une phase de provocations.
« Ce qui est bizarre c’est que hier nous nous serions entre tués. Et que là nous partageons un moment très intime. Tu as vu ma queue et j’ai vu tes tétés. »
A ma dernière intervention elle lève un sourcil outré et remonte sa serviette en silence tandis que je me mets à sourire. Avant de poursuivre après un court silence.
" Qui sont les trois autres ?"
« Gadory et Aerq pendant la bataille et j’ai enseveli Vallel sous un tas de pierre. »
" Quel fléau tu es. Si ça se trouve ton nom figurait sur ma liste. "
Son ton emprunt d'ironie et de moquerie laisse entendre qu'elle n’est pas vraiment impressionnée mais il déclenche chez moi un rire léger alors que je me frotte le dos avec ma brosse.
« Pourquoi tu es si gêné alors que c’est toi qui m’a invité à entrer dedans ? Dans le bassin. »
" Tu avais l'air idiot à agiter ta brosse. Et vu que les chances de te voir me tuer avec sont minces... "
Elle ferme les yeux et laisse s'échapper
" 'savez pas faire la guerre sans haine. "
"Nous sommes dans un sanctuaire, même avec une arme je ne t'aurais pas attaquée. Encore moins nue."
A sa seconde réflexion je prends une position plus détendue et perds mon regard vers le ciel qui surplombe le bassin.
"Je ne suis pas né pour être soldat. Il y a un an je ne l'étais pas."
" On ne nait pas soldat. Beaucoup, plus bas, n'ont même pas eu le temps de mourir en soldat quand on y pense. Mais j'ai vu notre charmante Princesse échapper à la mort. Il faut lui accorder une certaine bravoure. "
"Et pour toi ? Est-ce que tuer s'est révélé être un don inné ?"
" Je ne pense pas. Je n'ai pas tué beaucoup de monde aujourd'hui. Probablement moins que toi. "
"Sans doute. Tu as raison. Au final je tue plus de monde que toi."
C’est une chose que j’ai déjà assumé il y a longtemps en tuant tous ces gens dans la forêt d’émeraude.
" Et quand tu sera rentré chez toi, ce sera le retour du héros. De ce mage des portails qui a tué Aerq, Gadory, Vallel et qui entreprendrait presque de traquer Xenair. Quant à moi, je resterai la Murène, l'infâme Régicide. "
Je reste silencieux, pensif. Je doute d’être accueilli avec une telle clameur alors que tant sont morts. Je doute même que la fin d’Oaxaca soit fêtée tant nos pertes sont immenses. Aucun soldat ne retrouvera sa famille. Il n’y aura que des tombes, des obsèques. Sans doute les plus grandes que la cité n’ait jamais organisée. Quant à elle, elle sera traitée en assassine de talent. Le titre de Régicide est peu fréquent j’imagine dans ce milieu de rats. Je pousse un profond soupir en y pensant tandis qu’un pet s’échappe, faisant remonter quelques bulles à la surface de l’eau. L’Hinionne ouvre grand les yeux, absolument outrée avant de s’exclamer:
" Mais... tu sais que j'ai une excellente ouïe ? "
"J'suis avant tout un mage des vents."
Rétorquais-je avec un rictus moqueur, satisfait. Elle se contente de secouer la tête et de renverser dans l’eau l’assiette qui contenait les herbes parfumées. Le silence s’installe à nouveau avant que ce soit elle qui le brise cette fois:
" Tiens, je me demandais. J'étais presque offerte à Ezak et votre joyeuse troupe de héros en devenir, cependant après qu'il rate son coup une énième fois, tu as retenu ton attaque, pourquoi ? Tu ne voulais pas ajouter quelqu'un à ta longue liste ? "
Je prends un instant pour me remémorer la scène. Ezak qui charge en éructant. Mon sort qui brise Aerq, Cromax qui s’interpose. J’inspire profondément avant de répondre:
« Cromax. »
Je marque une courte pause avant de poursuivre.
« Il s’est interposé pour te sauver. J’avais une dette envers lui. J’estime maintenant que c’est remboursé. »
" Me sauver, me sauver... c'est vite dit. Il a peut-être sauvé Ezak au final. Mais le saura-t-on jamais ? "
Rétorque-elle avant qu’un petit sourire lui fende les lèvres.
" Sais-tu quel est le lien qui nous unis, Cromax et moi ? "
« Ce qui t’unis avec le partouzeur des Sept Sabres ? J’ai bien une idée ouais. »
Dis-je avec le même sourire.
" Mis à part ses travers lubriques, nous sommes mariés. "
« Merde alors. »
Lâchais-je simplement.
« Je suis curieux de savoir comment vous vous êtes rencontrés. »
Elle me raconte que Xenair l’avait chargé de le surveiller mais qu’en mission sur un autre monde un mariage leur a servi de couverture pour négocier un accord commercial.
« Merde alors. »
Répètais-je en continuant de me frotter.
« Et vous avez consommé le mariage malgré ta mission ? »
" Non, ce genre de divertissement n'est pas acceptable. Je n'ai jamais compris cet intérêt."
Je hausse un sourcil. Etonné par ce que je viens d’entendre.
« Attends… quoi ? Ca veut dire que… tu n’as jamais ? »
Je mime l’acte charnel avec mes doigts après un instant d’hésitation. Elle lève son sourcil.
" Jamais quoi ? Enfoncé ma lame dans le cœur de quelqu'un ? Plus d'une fois. "
« Non je parlais de baiser. »
Dis-je sans gêne avant de me mettre assis, fasciné.
« Merde alors. T’es une elfe, tu as quoi… 2000 ans ? Et tu as jamais couché ? »
Elle secoue la tête comme si je venais de dire une énormité supplémentaire.
" Mais non, j'ai pas 2000 ans qu'est-ce que tu racontes. J'en ai tout juste 200. C'est quoi, 20 ans pour un humain ? "
Je hausse les épaules.
« Bah j’en sais rien. Mais à 20 ans j’avais déjà tremper le biscuit pas mal de fois. »
" Encore une fois, quel intérêt ? "
« Mais… »
Je suis sincèrement étonné, presque navré qu’elle n’est jamais vécu cette experience.
« Le plaisir de la chair, de sentir la peau de quelqu’un contre la tienne. Je parle pas simplement d’un acte de reproduction comme un animal. Tu n’as jamais senti ce désir de partager une telle intimité avec quelqu’un d’autre ? »
" Hm, non pas vraiment de désir. Je dois être cassée. Je ne ressens même pas de plaisir à... Sentir la peau de quelqu'un crever comme une bulle sous ma lame, sentir un souffle qui se coupe, un feu qui s'éteint dans le regard. Pourtant il y a bien plus d'intimité à tuer quelqu'un qu'à coucher avec. "
« Qu’est-ce que tu en sais puisque tu es vierge ? »
Je m’allonge à nouveau et la fixe avec un regard moins hostile.
« Pourtant tu semblais sincèrement inquiète pour Cromax quand Ezak lui a transpercé les épaules. Comme si ça te blessait aussi. »
Elle hausse les épaules.
" J'ai été une servante, une cuisinière, une sage femme, une mendiante, une ambassadrice, une baronne... la donzesse choquée n'est pas mon rôle le plus difficile. Je voulais qu'Ezak remette deux trois choses en question. "
Je n’en crois pas un mot et je ne manque pas de le lui dire tout en me curant l’oreille d’un geste nonchalant.
" Libre à toi. J'étais tellement inquiète que j'en ai oublié de le saluer, je viens d'y penser. "
« Tu ne me feras pas croire qu’en cinq siècles d’existence tu n’as jamais rien ressenti pour personne. »
" Le dégoût, ça compte ? "
« Des parents ? Des freres ? Des soeurs ? »
" Non, non et non. "
Elle prononce ces mots puis laisse échapper un profond soupir.
« Merde alors. Quel tristesse. »
Un nouveau moment de silence avant que la conversation ne reprenne.
" Dis. Tu comptes vraiment traquer Xenair ? "
« Xenair, Crean, Herle et tous les autres oui. »
Répondis-je en observant le ciel d’un air pensif.
" Ça en fait du beau monde. Tu n'oublies pas quelqu'un ? "
Dit-elle en pichnettant la surface de l'eau dans ma direction.
« J’imagine que tu parles de Cromax. »
Je sais bien qu’il y a un lien entre lui et Oaxaca. Je l’ai bien compris. Néanmoins je n’ai ni vu ni entendu parler de monstruosité qu’il aurait créée ou commise. Il nous a guidé jusqu’à Lorener et Khynt, il a aidé pour me sortir de la cage de Crean, a combattu ses anciens alliés. Je ne peux pas le ranger dans la catégorie d’ennemi même si ses intentions sont floues. Mais face à sa réaction agacée je comprends que ce n’est pas de lui qu’elle parlait. Je hausse un sourcil.
« Toi ? »
" Bah oui. Aucun d'eux n'a tué de Roi aujourd'hui. Je pense même que tu ne pourrais pas me citer le nom des victimes de Xenair, Herle ou de Crean. "
Elle agite ses doigts comme si elle jouait avec une toile invisible et ajoute:
" Enfin peut-être que si. Il doit bien y avoir quelque chose pour justifier cet envie de mort. "
"Si ce n'est pas eux ce sont leurs créatures. Ou leurs hommes. Mais je reconnais que j'ai soif de vengeance. En ce qui te concerne ce n'est pas le moment d'y penser, j'ai encore l'image de ta poitrine dans la tête."
" Il t'en faut peu. "
Elle se pince l'arrête du nez et décolle une mèche de cheveux blanc collée à son cou.
" Je suis certaine d'avoir pu me cacher avant. Au pire qu'est-ce que ça fait. "
« J’ai l’oeil vif pour ce genre de choses. »
Dis-je alors qu’une nouvelle vague de bulles rejoint la surface et d'ajouter:
« Rien. C’est bizarre. Rassures moi je suis pas le premier gars que tu vois à poil ? »
" Non, tu n'es pas le premier. J'ai tendance à dévêtir les personnes que je dois interroger. Ça alimente leur sentiment d'impuissance. Beaucoup de choses passent par l'esprit, plus que par la chaire. "
Quel tarée. Mais je pourrais presque comprendre sa frustration. Je reste un instant silencieux, pensif. Je me souviens du moment de notre première rencontre elle avait comme perdu la tête, changeant de personnalité et faisant référence à ce qu’elle venait de faire en parlant d’elle comme d’une autre personne. Le regard toujours perdu en l’air, je déclare:
« Sur le champs de bataille, tu as parlé d’une jumelle en te décrivant toi même. Tu semblais même être d’un coup une personne différente. C’est commun chez toi ? »
" Je ne me souviens plus. J'ai effectivement peut-être minimisé l'existence de mes " soeurs " aujourd'hui mortes et de ma jumelle, mon... autre moi. Nous nous alternons et vivons ensemble depuis si longtemps que je ne sais plus où elle commence et où je finis. »
« Ça doit être pratique pour les conversations. Comment sont elles mortes ? »
Après avoir affirmée qu’elles ne connaissaient pas l’ennui elle garde un instant le silence avant de déclarer qu’elles sont mortes à cause du Roi Solennel. Je baisse alors les yeux vers elle avec une certaine compassion, décelant de la tristesse dans son regard.
« Raconte moi. »
Elle me regarde longuement avant de me raconter que plus jeune elle faisait partie avec ses soeurs d’un groupe d’assassins traquant des Shaakts ayant crée un poison capable de faire perdre la tête aux victimes. Les forçant à se comporter comme des animaux sauvages, blessant ceux autour d’eux. Une de ses soeurs, du nom de Lilly fut touché par le poison et elles furent obligées de lui ôter la vie avant que ses autres soeurs meurent dans une bataille peu après. Si je suis sensible à la peine qu’elle peut ressentir, je ne suis pas certain de pouvoir la croire alors qu’elle affirmait un peu plus tôt n’avoir aucune famille. Mais raconter son histoire semble vraiment la rendre triste, au point de se laisser couler dans l’eau comme pour dissimuler des larmes.
"Je suis navré pour tes soeurs. Mais quel rapport avec Solennel, si je comprends bien c'était un poison Shaakt et il n'était même pas né."
Déclarais-je finalement après avoir gardé un instant le silence.
" Notre commandement s'appelait Lune. » poursuit-elle « Alors qu'on approchait du repaire des Shaakts, Lune a tout simplement cessé de répondre. Sans nous envoyer de soutien ni même des ressources. Nous étions seules et comme je te le disais, nous étions déjà considérées comme mortes. Plus tard, j'ai appris que Lune n'était rien de moins que le commandement de Kendra Kâr, orchestré par la Royauté qui avait estimé que le poison des Shaakts était une grande menace et qu'il valait mieux régler le problème à la racine. J'ai compris plus tard qu'ils ont coupé le contact en comprenant que nous ne pouvions pas récupérer de quoi reproduire le poison pour eux, à titre dissuasif, va savoir, et que nous ne pouvions que le détruire. Certes, les Shaakts sont tout aussi responsables, j'en ai traqué de nombreux pour trouver la Matriarche responsable de tout ceci. Jusqu'à présent je n'ai pas de trace, mais j'ai fait tomber la couronne, à titre symbolique. Une couronne pour un bouquet de fleurs, aujourd'hui fanées. "
Une conclusion bien poétique alors qu’elle m’avait expliqué dans son récit qu’elles portaient toutes un nom de fleur, destinées à faner. Je soupire et passe une main sur mon visage avant d'étendre les bras sur le bord du bassin.
"Je veux bien te croire. Mais tu vois que tu n'es pas si insensible. Ou alors tu joues un autre rôle..."
" On a peut-être toujours un peu d'innocence à perdre. Après avoir perdu toutes celles que j'aimais, je me suis plus beaucoup émue de ce que je voyais. "
"Je comprends ton désir de vengeance. J'y ai aussi succombé. Mais le sillage de morts que je laisse sur ma route ne me vient pas d'une envie de tuer mais de protéger. Je ne veux pas que ceux que j'aime à Kendra Kâr subissent ce qui est arrivé en Ynorie ou sur Aliaénon, un autre monde envahi par Oaxaca. C'est pour ça que je n'en ai pas fini avec les Treize qui restent, jamais je ne pourrais avoir l'esprit tranquille alors qu'ils rôdent encore sur Nirtim. Et toi quel est ton projet maintenant que Solennel est mort ? Tu va traquer d'autres Shaakts ?"
" Peut-être. Je pense déjà qu'il faudrait trouver un sens à Omyre. Comme tout bon autocrate, Oaxaca a emporté beaucoup dans sa chute et je pense qu'il serait plus clairvoyant de ne pas reproduire les erreurs du passé, qu'il faut confier le pouvoir à diverses personnes et non pas à une seule, fusse-elle issue des Dieux ou non. Je comprends aussi que la vengeance soit à double tranchant, pourtant, tu ne sembles pas avoir de grief contre moi. "
Je défais mon regard du sien pour à nouveau observer le ciel, réfléchissant à sa remarque avant de répondre:
"Tu as tué mon Roi. Tu as voulu tuer la Princesse. Ce serait mon devoir de te démembrer d'une tornade mais..."
Je marque une pause.
"Au final c'est vrai, je n'ai rien de personnel contre toi. Et je n'étais pas spécialement proche du Roi."
" Nous avons tous perdus d'illustres inconnus, est-ce pour autant une raison de s'entretuer pour honorer leur mémoire ? Ne trouves-tu pas ça un peu idiot de mourir pour venger quelqu'un qui n'a jamais entendu parler de toi ? Le Roi serait-il mort pour te venger ? Je sais que chacune de mes soeurs... Oui... Elles auraient tué jusqu'aux Dieux pour venger la mort d'une d'entre nous. »
"Je te l'accorde."
" Et pourtant, nous faisions la guerre. Toi, Mage des Portails et moi, la Murène devenue Regicide. Si demain les choses venaient à recommencer, verrais-tu les choses d'un autre œil ?"
"Non. Je continuerais à défendre Kendra Kâr. Mais je comprends que je n'ai pas besoin de traquer chaque soldat qui se tenait face à moi. Toi par exemple."
" Je comprends bien. Je ne pense pas que la face du monde change beaucoup après ce qui est arrivé aujourd'hui. Au final, les hommes vont juste diaboliser davantage Omyre. "
« Je pense qu’ils vont d’abord faire en sorte de se reconstruire. »
" Avant de reconstituer pareille armée... "
Dit-elle avec amertume. J’observe la surface de l’eau avec un air préoccupé se muant en tristesse.
« Je doute que Satina ait des intentions belliqueuses. Peut être qu’elle tentera d’entreprendre un dialogue avec Omyre… Qui va y reprendre les rênes ? Lorener ? »
" Crean ? Tal'Raban ? Les deux sont de puissants dirigeants. Si ça se trouve pendant ce temps la ville est tombée aux griffes de ces infâmes Shaakts. Je n'ai pas beaucoup de goût en matière de politique, je ne suis qu'une tueuse dont la lame est à vendre. "
Surpris. Je lui demande ce que les Shaakts ont à voir là dedans et elle m’explique qu’ils attendaient une armée de Shaakt qui n’est jamais venu. Je passe une autre main sur mon visage tout en gardant le silence, une autre nuée de bulles venant gagner la surface. Elle rétorque alors que si elle voit un étron flotter elle m’enfoncera une brosse dans le fondement.
(Et celui qui parviendra à la retirer deviendra Roi. Je connais l’histoire.)
Pensais-je avant de répondre que je relâche juste la pression. Elle demande alors si l’eau chaude ne suffit pas et s’ensuit une conversation sur les pets et l’endroit où les faire que nous concluons finalement en admettant que l’occasion est exceptionnelle. Elle se lève et s'extirpe alors du bassin tout en gardant sa serviette trempée pour dissimuler sa nudité et me demande de me tourner. J’obéis, tournant la tête pour regarder dans une autre direction alors qu’elle se débarrasse de la serviette pour enfiler une chemise. Je risque un rapide coup d’oeil, simplement pour mémoriser une dernière fois les courbes de son corps nu tandis qu’elle me demande ce que je viens chercher sur l’île des Dieux.
"Voir les Dieux."
" Qu'as-tu à demander ? "
"J'ai entendu dire qu'ils pouvaient fournir un entrainement particulier."
" Les fameuses Ordalies. C'est donc l'accès à un nouveau pouvoir qui justifie ta présence ici."
« Je l’espère en tout cas. »
Je redirige mon regard vers elle, la scrutant de haut en bas, devinant désormais ses formes derrière le lin.
« Et toi ? »
" Je viens escorter Oaxaca. Je pense que c'est là une mission des plus paisible. En vérité je voulais aussi voir ces lieux, et puis .. qui sait ce qui serait advenu si une quelconque vermine hargneuse avait croisé ma route plus bas. "
Je hausse un sourcil, me demandant si elle fait référence à quelqu’un en particulier avant de lui demander si elle n’avait pas un Dieu particulier à voir.
" Non, je ne pense pas que ce soit très intéressant d'être face à un être encore plus immortel que moi que n'a sûrement que de la condescendance à offrir. Qui vas-tu voir ? "
« Rana j’imagine. »
Dis-je en haussant les épaules. C’est la divinité qu’on associe au vent donc c’est une décision qui me semble logique. Je plonge ma tête sous l’eau pour en retirer la poussière et ressentir la douceur chaude de l’eau sur mon crâne. En remontant à la surface j’interroge la Régicide du regard en voyant sa face interloquée. Elle répond qu’elle est simplement subjuguée par tant de convictions. Je hausse les épaules et m’extirpe à mon tour du bassin sans pudeur. Je saisis ma serviette et m’essuie la tête sans prendre la peine de dissimuler ce qui se trouve plus bas. Pour être honnête ça m’amuse de voir ses réactions outrées. Elle se pince l’arrête du nez et me lance sa serviette, laissant ses fines jambes musclées à peine couverte par sa chemise de lin.
" Peux-tu afficher un soupçon de pudeur ? J'ai eu mon compte d'horreur aujourd'hui. "
« C’est pas si terrible. »
Dis-je en nouant la serviette autour de ma taille et utilisant l’autre pour me sécher le torse tout en ajoutant.
« Cette conversation non plus d’ailleurs. Contrairement à ce que j’aurais pu croire. »
" Ce n'est qu'une question de contexte. "
Je pose la serviette sur mes épaules.
« Espérons que la prochaine fois le contexte sera dans le même esprit alors… J’imagine que tu n’as pas de bière, du coup… Je pense que je vais m’éclipser. »
Elle lève les yeux au ciel.
" Décidément, tu manques de tenue jusqu'au bout. Je n'ai pas vu de bière ici, je n'ai eu qu'une cruche d'hydromel et quelques fruits pour toute collation. Sers toi. "
« Une chambre avec bassin. De quoi boire. Visiblement on n’a pas eu les mêmes chambres. Enfin bon si tu insistes. »
Rétorquais-je en me rapprochant de la cruche.
« Je te sers un verre ? »
" Non. "
Répond-elle simplement en se glissant derrière un paravent. Je me sers alors un verre et déclare plus fort pour qu’elle m’entende.
« Faut m’excuser pour mes manières. J’agis parfois encore comme un clodo. Puis je me rends petit à petit compte de ce à quoi j’ai survécu. »
" Savoir se tenir est d'une importance capitale. Tu ne voudrais pas qu'on se souvienne du Mage des Portails, pourfendeur des 13 comme d'un faquin sans éducation ? "
"Je m'en tape pas mal à vrai dire."
" C'est là que tu fais fausse route. "
Elle réapparaît, habillée d’une robe qui lui donne légèrement l'impression de flotter, ses mouvements se font évanescents.
" Une bonne adaptation est primordiale. Tu dis t'en moquer, mais tu viens de t'excuser de tes piètres manières à l'instant. D'où viens-tu ? "
« Kendra Kâr. J’suis un gosse des rues. »
" Oh... Et tu finis en héros aujourd'hui. Combien de gosses des rues, comme tu le dis, finissent alcooliques ou meurent dans les ruelles sombres ? Qu'est-ce qui t'a empêché de finir ainsi ? "
Je prends un instant pour y réfléchir. Comment tout a commencé ? Cela me semble si loin, comme si c’était une autre vie.
« La magie. Aliaénon. La chance… »
Dis-je simplement en haussant les épaules. La base de tout ceci c’est ma magie et le travail que m’a confié ce vieux mage. Travail qui m’a mené sur Aliaénon, en quelque sorte, là où j’ai découvert le potentiel de mes pouvoirs et le véritable danger que représentait Oaxaca et ses sbires. Je poursuis:
« J’ai fait construire un orphelinat pour ces gosses. J’essaie d’améliorer les choses. Et toi ? Comment une elfe blanche est devenue une tueuse à la solde d’Omyre ? »
" Quelle charmante idée. Tu t'occupes donc des infortunés en souvenir du temps où tu as toi même souffert. C'est assez noble. Je suis... j'étais, plutôt, au service de Xenair. Il m'a offert de m'assister dans mon objectif contre mes services mais j'en suis libéré. Et puisque Satinette ne semble pas vouloir m'enroler, j'en resterai à Omyre... par la force des choses. "
Je prends une gorgée d’hydromel avant d’avouer que je voyais les assassins plutôt comme des personnes acceptant les contrats des meilleurs payeurs.
" Tu dois pourtant fréquenter des tavernes qui sont peuplées de gros bras qui seraient trop contents de casser une tête ou trancher une gorge pour une bière. "
"C'était le cas oui. Mais je doute qu'ils portent un jour le même titre que toi. Régicide. D'ailleurs, quel est le nom de fleur que tu portes ?"
" Pourtant ça reste des tueurs, piètres tueurs mais tueurs quand même. "
Elle s'arrête un temps, comme figée sur place, et dit simplement, à voix si basse que je peine à l’entendre.
" Rose. "
Je répète son nom avant d’ajouter.
"C'est un joli nom. Dommage qu'il porte une si triste histoire. Est-ce que c'est comme ça que je dois t’appeler ?"
" Surtout pas ! "
Sentence-t-elle immédiatement avant de reprendre d'un ton plus calme.
" Ce nom c'est comme une prière, murmuré par mes sœurs depuis l'au-delà. Il n'a pas sa place en ce monde. "
Je montre d’un signe que je comprends alors qu’Elle s'assoit au bord de la balustrade avant d’avouer qu’elle a envie de quelque chose. Méfiant, je lui demande ce que c’est après avoir repris une rasade de boisson. Elle répond qu’elle désire dépecer entièrement un Shaakt. Tout autre homme, sauf Shaakt j’imagine, aurait aimé qu’elle formule une autre demande. Pas moi, je ne suis pas fou à ce point. Tout est à sa place je dois admettre, mais dans la belle coquille se trouve une bête immonde issue des ravages de la guerre, de la rancoeur et de la peine. Un monstre dont le ventre est encore fécond et qui pourrait un jour me transformer complètement moi aussi. Face à un tel aveu je déclare préféré m’en aller avant que ça ne dégénère.
" Tu n'es pas sensible aux charmes d'une mort hideuse ? "
« Non. Non, pas vraiment. »
Je vide mon verre et me rapproche à mon tour de la balustrade.
« Merci pour le verre. Et le bain. »
" Tâches de ne pas finir dans la baignoire de Sirat, il serait moins accueillant. "
Mon regard s’assombrit mais je réponds néanmoins calmement. Une provocation de plus, c’est inutile d’y répondre maintenant. J’estime que la trêve entre moi et cette tueuse est signée.
« Il paiera ses nombreuses trahison un jour ou l’autre. »
Je me concentre alors pour ouvrir un portail, menant directement à mon petit balcon que j’ai dans mon champs de vision.
" Je te souhaite bien du courage, Mage des Portails. "
Dit-elle sans m’accorder un regard.
« A toi aussi Régicide. J’espère que tu redécouvriras un jour ce que c’est d’être proche de quelqu’un. »
Répondis-je sincèrement avant de traverser après lui avoir adressé un signe de la main. Je me défais ensuite de sa serviette nouée à la ceinture pour la jeter à travers le portail. Ma dernière provocation alors que le verre dans lequel j’ai bu revient en retour.
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