IV Conversation entre deux pains.
V Le calme de la mer et l'ego des hommes.
Je trouve avec facilité un bateau marchand se dirigeant vers Eniod. J’ai l’expérience des voyages en mer et ma participation active face à Oaxaca, m’ouvre visiblement de grandes portes. J’aurais pu faire le voyage par la voie des airs, mais l’idée de prendre la mer me plaît. J’intègre donc l’équipage officiellement en tant que force à mobiliser en cas d’abordage, mais je dois aussi participer à la vie à bord durant le trajet. De nombreuses tâches m’attendent donc, mais retrouver ces activités m’apporte un plaisir nostalgique. Plaisir qui contraste avec la crainte que me provoque la destination de l’expédition maritime.
C’est par bateau que j’ai fui Eniod, il y a tant d’années. J’y ai grandi dans les rues et j’y serais encore si je n’avais rencontré un de ces maudits nobles, dont la réaction à ma présence ma fait craindre pour ma vie. Parmi mes proches, une femme qui a veillé sur moi depuis que j’ai commencé à vivre dans la rue, m’a poussé à quitter la ville rapidement. Même trois ans plus tard, lorsque je suis revenu, mon passé m’a mis une sacrée claque. Je me suis battu avec mon meilleur ami, après avoir appris qu’il travaillait comme homme armé au service de ces riches nobles qui exploitent les plus pauvres. Cependant, cela a vite tourné court lorsqu’il m'a balancé au visage, la mort de mon amour de jeunesse et m’en a imposé la responsabilité. Blessé au plus profond de moi-même, j’ai fait la seule chose que je savais faire : fuir à nouveau.
Pourtant, les choses ne se sont pas passées comme la première fois. J’ai rencontré beaucoup de personnes et vécu tout autant d’histoires dingues. Ma faéra, Castamir, Panaka, ainsi que de nombreuses personnes qui tentent de rendre ce monde, ainsi les mondes qui y sont liés comme Aliaénon, un peu meilleurs. J’ai moi-même changé. J’ai grandi que ce soit en tant que combattant ou dans ma tête. Je sais que si par moment les choses m’échappent et me semblent impossibles, il suffit de savoir s’entourer pour rendre impensable possible. Comme un brouillard qui nous empêche d’avancer, ils sont des êtres capables d’éclairer la voie, même lorsque tout semble contre nous.
C’est donc avec un mélange de mélancolie, de crainte d’être de nouveau face à mon passé, mais également d’espoir, car je ne suis plus le même homme qu’avant que j’œuvre sur le bateau. La vie y est agréable et au milieu de la mer, les tracas s’éloignent. C’est l’effet qu’a la mer sur moi. Comme un second foyer, elle a ce pouvoir de balayer mes angoisses les plus profondes, le temps du voyage tout du moins. Nous n’avons pas à subir les problèmes de tempêtes. Nous voguons sur les flots, guidés par un vent qui nous est favorable, tandis que l’humeur sur le navire est excellente. D’ailleurs, les marins se défient mutuellement lorsque le temps le permet. Cela favorise la cohésion de l’équipage et fait par moment, ressortir certains membres trop renfermés sur eux même. Etant nouveau, on me pousse rapidement à participer lorsqu’un attroupement se fait sur le pont autour d’un homme.
Il propose de s’opposer dans des affrontements de sauts. Je me sais assez bon dans ce domaine, mais si l’épreuve est proposée, je doute être le seul qui soit confiant. Une corde forme une ligne de saut, qu’il ne faut pas dépasser, sous peine de s’emmêler les pieds et de tomber maladroitement. Pour éviter toute tricherie, ils utilisent un cordage entremêlé, dont les pieds se prendront inexorablement en cas d’échec. Pour ajouter un peu de piment, une mise est imposée pour la participation et la cagnotte formera la récompense du vainqueur.
Quelques hommes participent avec moi et sautent sans peine la distance. Lorsque vient mon tour, je ne me contente pas de sauter bêtement. La distance actuelle est largement dans mes capacités. J’exécute donc une belle acrobatie qui stupéfait les spectateurs et démoralise certains de mes adversaires du moment. Touchés dans leur ego et poussé par le public, les suivants font de même, mais ils sont bien moins habiles que moi. Les premiers se prennent les pieds dans le cordage entremêlé et tombent lourdement au sol dans l’hilarité. D’autres sautent à leur tour, mais s’ils parviennent à franchir la limite imposée, ils ne tentent pas les mêmes acrobaties, sauf un homme, plutôt svelte. Physiquement, il pourrait être mon sosie blond, si ce n’est quelques années supplémentaires par rapport à moi.
Une fois le premier tour passé, la distance augmente et si les acrobaties se font plus rares, ce n’est pas le cas des éliminations. Il ne reste qu’une dizaine de participants lorsque la difficulté augmente brutalement, dont moi et le blondinet. En moi, un étrange sentiment d’excitation mélangé à un ego qui gonfle naît en moi. Vu que les participants semblent vouloir donner du spectacle, il nous est proposé de sauter depuis le pont supérieur. Une hauteur qui permet d’aller plus loin, mais donne un risque important de blessure en cas de mauvaise réception. Un peu craintifs, les participants ne se pressent pas à sauter et c’est le blondinet qui passe en premier. Il passe sans difficulté le cordage et exécute une pirouette pour amortir sa chute, en bondissant en avant, roulant sur le sol. Si j’ai déjà eu l’occasion de voir une telle chose, c’est la première fois que j’ai l’occasion de m’y essayer franchement. Je saute à mon tour et lorsque j’atteins le sol, je me propulse en avant. Hélas, je ne suis que novice dans cette épreuve et je me fais mal à l’atterrissage. Une légère douleur, mais qui pourra se révéler plus grave si je loupe de nouveau. Malgré cela, une poussée d’adrénaline vient renforcer mon ego, laissant presque le risque de blessure de côté.
Pendant que mes opposants se proposent les uns les autres, je m’éloigne de leur passage et une femme rousse, d’une trentaine d’année, vient me voir.
"Il y a de l’idée dans ta façon de faire, mais tu ne t’y prends pas au bon moment ! Besoin d’un coup de main ?"
Je me tourne vers elle et la regarde méfiant.
"Qu’est-ce que vous avez à gagner à m’aider !"
"Je n’aime pas sa tête lorsqu’il gagne à chaque fois !" Commence-t-elle en désignant le blondinet du menton.
"D’ordinaire, je ne m’en mêle pas. Mais cette fois, je vois quelqu’un qui a peut-être les capacités de lui clouer le bec. Mais tu auras besoin de moi si tu veux l’emporter !"
Pas vraiment convaincu, je me laisse pourtant guider. Je me dis surtout que je n’ai rien à perdre à l’écouter.
"Dites toujours !"
"Méfiant ? On verra si tu l’es toujours." S’approche-t-elle de moi.
"Tu t’es fait mal je présume. Cela ne vient pas de ta réception, mais de son retard. Pour éviter de se faire mal, il faut se propulser en avant pour rediriger la force de l’atterrissage vers l’avant."
"Mais c’est…"Dis-je avant de me faire couper.
"…ce que tu as fait oui ! Cependant, tu t’y es pris trop tard. Tu n’as pas été en mesure de rediriger toute la force de ta chute et résultat : tu t’es fait mal ! Pigé ?"
Alors qu’on me fait signe que vient mon tour, je croise de nouveau le regard de la femme.
"Je vais garder ça en tête !"
Depuis mon dernier passage, deux participants se sont vus être éliminés. Pas le blond bien entendu. Il recommence d’ailleurs à sauter et retombe sans problème, tandis que j’observe avec attention ses moindres gestes. Lorsque tous les regards sont rivés sur moi, je fais de même et si la réception de mes pieds est meilleure, je me réceptionne mal en roulant et me blesse à l’épaule. Une nouvelle poussée d’adrénaline afflux en moi et commence à devenir grisant. Si j’ai droit à des acclamations, le visage de la femme est plus froid, presque déçu.
"C’est mieux, mais incline toi d’avantage pour éviter de te faire mal comme tu l’as fait. Regarde les autres !"
(Vous n’êtes qu’une bande d’inconscient !)
(Mais non. On passe juste le temps en s’amusant !)
(Tu rigoleras moins lorsque ta rotule sera relevée à mi-cuisse !)
Loin de me laisser embarquer par ma faéra, j’observe les autres participants. Eux aussi utilise la même méthode pour amortir leur chute et je comprends mieux ce qui clochait à mon dernier passage. Lorsque mon tour revient à nouveau, ma réception est bien meilleure, bien qu’encore incomplète. Lorsque ce tour est enfin terminé, une nouvelle difficulté est proposée alors qu’il ne reste plus que cinq participants. L’excitation en moi devient de plus en plus importante et ma succession de réussites me fait tourner la tête, au point où cette nouvelle difficulté ne fait bondir de plaisir.
Au lieu de sauter, l’homme à la chevelure doré demande à retirer les cordages et à laisser pendre trois cordes qui servent de maintiens aux voiles. Avec le tangage, celles-ci vont et viennent de gauche à droite avec une absence totale de périodicité. Avec la diminution des participants et la difficulté grandissante, les paris naissent rapidement. Je comprends où il veut en venir lorsqu’il saute et se rattrape à l’une des cordes, avant de se laisser glisser jusqu’au pont.
"Vous avez compris ? Il faut attraper les cordes, sans toucher le sol ! Rien de plus simple non ?" Nargue-t-il.
(Mais c’est un grand malade lui !)
(Toute à fait ! Il commence à me plaire de type !)
Je cherche à trouver le bon moment pour attraper ces cordes avant de sauter. Ma faéra me hurle de ne pas sauter, mais c’est plus fort que moi. Le défi qui m’est proposé me semble tellement tentant. J’attrape au vol une corde et me laisse descendre au sol sous les acclamations des spectateurs et le sourire fier du blondinet. Celui qui après moi fait de même, mais sa chute est lourde et il se fait sévèrement mal. Il est envoyé se faire soigner, tandis que tous les autres participants abandonnent.
"Il n’y a pas de honte à abandonner si tu le désires !" Me propose-t-il en posant une main sur mon épaule.
Mon regard croisant le sien, j’y vois de la sincérité plutôt qu’une simple envie de gagner sans risquer de se rater à la prochaine tentative.
(Il a raison. Pourquoi chercher à se faire mal comme ça ! Tu as déjà montré ce dont tu étais capable, pas la peine de risquer plus.)
"Merci…mais non merci !" Dis-je autant pour lui que pour ma faéra.
"T’as du cran je l’admets, mais ne cherche pas à en faire trop. Tant que tu n’as pas sauté, tu peux encore te désister !" Déclare-t-il en se dirigeant sur le pont supérieur. Il s’élance de nouveau et attrape encore les cordes, sous les acclamations du public.
La femme se joint à moi.
"Il a raison, tu peux encore abandonner. Mais si tu veux vraiment le tenter, laisse-moi te donner un conseil : laisse ton instinct agir à la place de ta tête !"
(T’as bien compris ce qu’elle a dit ?)
(Oui je dois me fier à mon instinct !)
(Non triple buse de phacochère, tu peux encore abandonner !)
"Attrape-ça !" M’ordonne-t-elle en lançant un sac en cuir rempli au touché, de quelque chose comme du sable ou de la farine. Pris au dépourvu, je le fais tomber.
"Ne réfléchit pas !" Grogne-t-elle en lançant toute une série de sacs similaires, accompagnée de deux autres marins.
"Ne te contente pas de les dévier, attrape-les !"
Je manque les premiers, mais petit à petit, je commence à piger le truc. Je rattrape les petits sacs et les lâche au sol, formant un petit monticule à mes pieds.
"Tu t’es trouvé un nouveau poulain Cadmis ?" Nargue le blondinet venu jusqu’à nous.
"Depuis le temps que j’attends de trouver quelqu’un qui pourrait bien effacer ce visage satisfait, je ne compte pas lâcher l’affaire !" Réplique-t-elle en m’offrant un clin d’œil avant que je ne monte à mon tour.
Je suis légèrement surpris par son attitude et si je commence à avoir confiance en elle, ainsi qu’à son désir de remplacer le roi actuel, j’éprouve l’envie de ressortir vainqueur pour attiser encore son intérêt pour moi.
(Ha les hommes !)
Lorsque je suis sur le pont supérieur, je les vois tous les deux, le blondinet se frotter à la rousse en passant un bras derrière son dos, comme le ferait un chat. Un étrange sentiment de colère monte en moi en les voyant ainsi. Je m’élance à mon tour et saute. Dans ma précipitation, j’oublie de prendre en compte le tangage du bateau pour atteindre au bon moment la corde. Pris par la panique, je cherche du regard parmi les cordes, celle qui est la plus proche. Cependant, la peur mélange toutes les cordes du bateau devant moi et m’empêche de visualiser correctement les trois cordes. Je n’en vois que deux dans mon champ de vision, alors que le sol se rapproche dangereusement. Cependant, le dos de ma main droite touche quelque chose de familier et par pur réflexe, elle se retourne et attrape la corde. Ma position est néanmoins précaire et je me fais malmener, tournant sur moi-même avec une seule main comme support. Ayant attrapé la corde trop tard, mon élan m’envoie percuter le mât en face de moi. L’air s’expulse de mes poumons. Je gémis à cause de la douleur et mon corps est particulièrement raide.
"Il a pas touché le sol !" Hurle de joie un marin, rapidement suivis par les autres qui m’acclament.
Ouvrant les yeux, je me vois plié sur moi-même, mes pieds survolant le sol à une vingtaine de centimètres. Plus encore que les acclamations, je ressens une nouvelle poussée d’adrénaline qui m’enivre au-delà du raisonnable. Je suis rejoint par mon rival blond affichant deux expressions différentes : la fierté de voir enfin un rival et la déception de voir que j’attire toute l’attention à moi.
"Mais t’es un grand malade toi !"
Il me tend la main pour m’aider à me relever, alors que je m’étais laissé tomber le cul au sol. Une fois relevé, je lui fais face en reprenant mot pour mot ses paroles.
"Il n’y a pas de honte à abandonner si tu le désires !"
La remarque lui fait tirer un large sourire et l’homme me défie du regard, avant de le faire verbalement.
"Dans ce cas pourquoi ne pas pimenter encore la chose en enlevant deux cordes ? Mais tu peux encore refuser !"
"Une corde ?" Dis-je en réfléchissant.
"Pourquoi pas ! Mais on va aller plus loin en pariant gros ! J’ai avec moi, l’arbalète de Xenair, l’assassin d’Oaxaca. Elle est à toi si tu l’emporte !"
La proposition surprend tout le monde et un silence à peine brisé par des murmures s’installe. Si ma présence sur le champ de bataille n’est inconnue de personne, je n’ai pas mentionné précisément mon rôle dans celle-ci. Je n’avais juste pas l’intention ni me glorifier, ni de vouloir me remémorer cette période.
"Je passe !" Dit-il en stupéfiant tout le monde, avant de finalement s’expliquer.
"J’ai rien sur moi qui vaille autant !"
"J’ai cru voir que tu avais quelques armes intéressantes : des boomerangs ! Ce sont des armes rares, mais avec lesquelles je me sens plus à l’aise que cette arme."
"En effet j’en ai, mais ça ne vaut certainement pas l’arbalète !" Met-il en évidence.
"Rien que son histoire vaut beaucoup sur le marché des collectionneurs !"
"Alors dans ce cas, rajoute quelques yus et si tu y tiens, pourquoi ne pas me jurer fidélité devant tout le monde ?"
Les propositions de défis sont des attaques visant à déstabiliser l’adversaire, visant l’abandon, mais mon ego a tellement pris le pas sur moi que je veux tout faire pour qu’il accepte finalement.
"Marché conclu !" Me serre-t-il la main en fixant son regard dans le mien.
Sous les acclamations des spectateurs, nous montons tous les deux sur le pont supérieur, alors qu’une seule corde malmenée par le vent, nous nargue de l’attraper en dansant dans tous les sens. Alors que mon rival se place, je mets une main devant lui pour l’arrêter.
"Non ! Cette fois-ci, c’est moi qui passe en premier !"
Mimant de la main, une révérence exagérée de la noblesse, il me laisse le champ libre pour me lancer. Me voilà face à un nouveau défi grisant. Deux mains faces à une corde. Elle va et vient d’avant en arrière et de gauche à droite sans aucune logique apparente, si ce n’est les caprices du vent. Pendant un temps, j’ai l’impression de voir une de ces danseuses des rues populaires d’Eniod, me renvoyant dans un passé nostalgique. La danseuse vient dans ma direction, m'invitant à la rejoindre dans une nouvelle promesse d’adrénaline, qui fait déjà frissonner de plaisir chaque partie de mon corps.
(Faut pas réfléchir et se laisser aller !)
(Non, faut surtout pas sauter et rester intact !)
La voix de ma faéra ne m’atteint plus depuis un petit moment déjà et ses avertissements ne font pas le poids devant le défi qui me fait face. Profitant d’un moment de vent calme et d’une cible presque immobile, je m’élance aussi vite et aussi haut que possible pour en profiter, la partie haute de ma danseuse étant plus stable que le bas. Cependant, à mon approche ce sournois de vent vient me chiper ma cavalière sous le nez et l’éloigne de moi. Me voilà dans le vide, contemplant le sol qui souhaite me rappeler la dure réalité d’un ego surdimensionné. La panique m’atteint. Une frayeur, si elle est loin d’égaler l’aura d’Oaxaca, est capable de me rappeler l’essentiel : trouver un moyen d’atteindre le sol sans dommage. Résultat, je bats des bras et des jambes comme un fou se prenant pour un oiseau. L’idée est stupide, la réalisation serait hilarante pour les spectateurs s’ils ne partageaient pas cette même peur.
Pourtant, mon pied sent quelque chose. Rappelée par le vent, la corde est revenue à moi, cherchant contact avec l’un des deux seuls membres qui ne peut rien attraper, emmitouflé dans son soulier. L’instinct de survie est une chose stupéfiante. Alors que personne ne parierait sur une réussite, en une fraction de seconde, cette force me pousse à enrouler mon pied dans la corde et à serrer les jambes. Aucune chance que j’arrive à me stabiliser de la sorte. Alors que le haut de mon corps part en avant, sa corde s’échappe facilement de l’emprise de mes pieds, mais en l’enfermant entre mes cuisses, mes chances s’améliorent. Mes deux mains viennent la saisir et c’est la gauche la plus proche et la plus rapide. Serrant de toutes mes forces pour m’arrêter, j’entame une rotation sur moi-même si violente, que mon poignet se tord douloureusement, me faisant échapper de nouveau la corde. Me voilà de nouveau, tombant en tournoyant à m’en désorienter. Tout se mélange autour de moi, tant les couleurs que les formes. Je ne sais plus où se trouve le haut et le bas et la mer pourrait très bien avoir remplacé le ciel à cet instant, que cela ne me surprendrait pas. Si un peintre devait réaliser ce que je ressens en ce moment, il lui suffirait de mettre plusieurs tas de peintures et de faire tournoyer le tableau sur lui-même. Cependant, je ne perds pas espoir, ou plutôt, je n’ai pas le choix. L’image distordue du pont devenant plus importante indique que c’est bientôt la fin de cette chute.
Ma main droite attrape finalement un bout de corde entre mes jambes, que je serre comme jamais je ne l’ai fait auparavant. Tout mon corps subit le choc. Complètement désorienté et le paysage tournoyant encore autour de moi, la seule chose dont je sois sûr, c’est une brûlure à la main. Petit à petit, mon monde qui jouait à la toupie infernale redevient à des normes plus reposantes. Je vois des pieds tournés dans le mauvais sens et un plafond trop près.
(Un plafond ?)
Une fois mes sens plus fiables, un petit examen de mon environnement m’indique que c’est moi qui suis à l’envers et que mon plafond, était en réalité le pont du navire se trouvant à quelques centimètres de mon visage, mon corps emporté par le tangage, fixé par la seule force d’une unique main à la corde.
"Il a réussi !" Hurle un homme, dont la joie trouve rapidement écho auprès des autres spectateurs.
(Je n’arrive pas à croire que tu sois aussi stupide pour t’être lancé dans le vide comme ça !)
(Cette chute m’a paru durer une éternité, mais ces quelques secondes ont été particulièrement stimulantes !)
On vient vers moi pour m’aider à m’asseoir correctement, mais il faut s’y prendre à plusieurs pour parvenir à me lâcher prise. Je finis le dos contre l’un des mâts, mes sens en alerte après un bon seau d’eau froide en plein visage. Autour de moi, certains hommes rient au dépens d’autres. Il est facile de déterminé qui a parié sur ma réussite pour le coup. Puis les regards se posent sur mon rival, toujours sur le pont supérieur à contempler la scène.
"On m’a souvent traité de fou, mais je crois avoir trouvé mon maître en la matière. J’abandonne !" Déclare-t-il en sonnant le glas de ses partisans pour le pari.
Je les regarde avec amusement et parmi eux, l’individu qui a gagné le plus gros n’est autre que la rouquine. Je la regarde, comprenant qu’elle s’est servie de moi pour remporter le gros lot. Peut-être devrais-je ressentir une forme de colère pour m’être laissé embobiner de la sorte, mais son petit sourire à mon attention efface le reste.
(Oublie pas qu’elle t’a poussé à l’abandon aussi.)
(Touché !)
Alors que le capitaine est venu en personne pour remettre son équipage au travail, le blondinet vient à moi avec les mains chargées.
"Un pari est un pari. Ceci te revient." Il me présente ses boomerangs ainsi qu’une bourse possédant le doux tintement des pièces de yus.
"Merci mais…cette histoire de pari c’était du vent ! Je comptais pas te prendre tes biens !" Lui dis-je.
"Je pense que tu m’aurais donné ma récompense si j’avais remporté notre pari non ? Accepte-les, tu m’offenserais en les refusant !" Insiste-t-il.
"D’accord, mais uniquement si on boit tous les deux avec cet argent à la prochaine escale !"
"Rappelle-moi ton nom ?" Demande-t-il.
"Jorus et toi ?"
" Zefir !"