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par Tanaëth Ithil » ven. 29 janv. 2021 14:43
La retentissante sonnerie fait joliment sursauter les Sindeldi présents qui, soudain inquiets, cherchent du regard la menace que laisse supposer le son ô combien martial de l'instrument; mais le plus surpris, cependant, est mon Ithilarthëa, qui gronde férocement en me montrant les dents afin, sans doute, de bien me faire comprendre à quel point ce genre de plaisanterie lui déplaît. Je le calme de quelques mots apaisants tout en le grattouillant entre les oreilles, puis fais face à la populace qui, ayant découvert d'où venait le vacarme et reculé précipitamment pour les plus proches, me lorgne avec des expressions très diverses : anxiété, curiosité, colère parfois et même, dans de rares cas, une hostilité ostensible qui me rappellerait, si besoin, que je n'ai pas que des amis ici. Sans attendre, les questions fusent, entremêlées d'assertions plus ou moins fondées :
"Qu'est-ce qui se passe ?"
"C'est qui celui-là ?"
"C'est le seigneur Ithil, l'époux de la générale !"
"Un maudit trublion, oui ! Hérétique à ce qu'on raconte !"
"N'importe quoi, il a vaincu Athyërel, notre champion, lors d'un Jugement de Sithi, j'y étais !"
"Et alors ?"
"Alors ce n'est pas un hérétique, Sithi aurait protégé Athyërel s'il l'avait été !"
"Vous voulez quoi ? On est attaqués ?"
Stoïque, je lève une main pour réclamer le silence qui, lentement, s'installe dans la rue marchande. Ce n'est que lorsque le calme est enfin à peu près revenu que je prends la parole d'une voix assez forte pour que tous entendent :
"Ne soyez pas inquiets, personne ne nous attaque. Si je me suis permis de troubler si bruyamment vos activités, c'est que je viens tout juste de traverser les quartiers de l'est et que je m'interrogeai : savez-vous ce qui se passe de l'autre côté de ce mur", leur demandé-je en désignant d'un doigt tendu la muraille qui sépare la ville ? "Savez-vous que, là-bas, de nombreux Enfants de Sithi vivent dans des taudis et n'ont pas de quoi se nourrir ?"
"Et alors ? Qu'est-ce qu'on y peut, nous ?"
"C'est vrai, va donc dire ça à ta femme, c'est à elle de les nourrir !"
"Y'a qu'à taxer correctement les nobles comme vous et plus personne n'aura faim !"
"Et comment ! Vous-même êtes plus riche que nous tous réunis ! Qu'est-ce que vous faites pour les pauvres, vous ?"
"Et pour nous ? Vous avez vu le prix du pain ?! Nous aussi on a du mal à nourrir nos familles !"
A nouveau il me faut réclamer, et attendre, un relatif silence avant de répondre en brandissant bien haut une petite pile de pièces d'or prélevées dans ma bourse pendant que chacun y allait de son commentaire :
"Voici un millier de yus, pour commencer", déclaré-je calmement avant de les tendre à l'un des jeunes démunis m'accompagnant : "achetez toute la nourriture que vous pourrez avec ça, et allez la distribuer à ceux qui en ont le plus besoin dans votre quartier."
Effaré, le jeune Elfe contemple un instant la somme faramineuse, à ses yeux, avant de s'en saisir en hochant lentement la tête d'un air quelque peu incrédule et de se diriger vers l'étal le plus proche. Quant à la foule, elle s'exclame à voix étouffées désormais, et l'étonnement a remplacé la colère dans de nombreux regards tandis que j'ajoute fermement :
"Je parlerai à ma dame, soyez-en assurés. J'enverrai mes navires chercher du grain, des fruits et des légumes à Cyniar et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir afin que les prix redeviennent plus corrects, je vous en fais la promesse solennelle. Mais en attendant, n'aiderez-vous pas, si modestement que ce soit, ceux qui crient famine ? Offrez-leur un pain, une botte de carottes ou même une seule, et plus aucun enfant ne se couchera le ventre vide dans cette ville ! Ne sont-ils pas des Fils et Filles de Sithi, tout comme nous ? Allez-vous les laisser dépérir sans rien faire ? Que direz-vous à notre Mère quand vous vous présenterez devant elle ? Les riches ne faisaient rien, alors je n'ai rien fait non plus ? Croyez-vous que cela vous excusera d'avoir laissé vos frères et vos soeurs dans la misère ?"
Mon discours ne fait évidemment pas l'unanimité, certains préfèrent quitter les lieux d'un air agacé tandis que d'autres, plus virulents, m'interrogent sur ma légitimité à évoquer Sithi en ressassant cette réputation d'hérétique qui me colle à la peau. Mais d'autres, presque timidement, un peu honteusement même pour quelques-uns, viennent déposer un peu de nourriture dans la charrette, ou remettent quelques yus à l'un ou l'autre des trois jeunes qui m'accompagnent. Mais, alors que le véhicule se remplit peu à peu, une subite effervescence agite la foule à l’extrémité de la rue et une voix de stentor, sévère et hargneuse comme seul un gradé de l'armée sait la moduler, s'élève par-dessus le brouhaha ambiant :
"Qu'est-ce qui se passe ici ?! Circulez bon sang, dégagez le passage ! Où est l'hurluberlu qui a sonné du cor ?!"
"L'hurluberlu est ici", lancé-je d'un ton légèrement sarcastique à l'attention de l'officier qui accourt avec toute une escouade de la redoutée Garde Militaire. Fendant la presse à grands coups de jurons, de "dégagez marauds" et autres aménités du même acabit, le gradé s'approche et s'arrête à quelques pas de moi pour me toiser des pieds à la tête d'un air soupçonneux avant de s'exclamer :
"Voyez-vous ça ! Que Sithi me prive de gnôle si ce n'est pas ce garnement de Tanaëth Ithil ! Quel mauvais coup as-tu encore manigancé cette fois, jeune gredin ?!"
Surpris qu'il s'adresse à moi ainsi, il me faut quelques petites secondes pour le remettre :
"Sergent Caëler, cela faisait longtemps", lui rétorqué-je en le saluant d'un signe de tête.
"Pas assez pour que j'aie oublié le vaurien qui a tenté de voler un navire pour explorer le monde ! C'est quoi l'histoire cette fois ?! Pourquoi sèmes-tu le trouble avec ce cor ?"
Je ne peux m'empêcher de rire légèrement au souvenir de mes enfantines facéties, me rappelant sans mal que ce brave sergent m'avait ramené à mes parents en me traînant par l'oreille après que je me sois introduit en douce dans une galère militaire amarrée au port, non dans le but de la voler mais simplement pour jouer au capitaine.
"Je ne sème pas le trouble, sergent, j'organisai juste une collecte de nourriture pour les pauvres", dis-je en désignant d'un petit geste du menton la charrette où s'amassent peu à peu des vivres.
"Quoi ?! Mais sacrebleu, as-tu besoin d'alerter toute la ville pour ça ?! Je devrais t'offrir l'hospitalité de nos geôles une nuit ou deux pour t'apprendre à répandre la panique, sacripant !"
Adoptant un air faussement contrit qui ne trompe pas un seconde le vieil officier, je lui réponds à mi-voix, de manière à ce que lui seul entende :
"En parlant de troubles, auriez-vous la bonté de faire escorter ce chariot par quelques-uns de vos hommes ? Je crains un peu que des bagarres n'éclatent lors de la distribution et..."
"Par Sithi ! Tu ne manques pas d'audace ! Je parle de te jeter en cellule et tu me demandes..."
"D'éviter des problèmes en ville, sergent", le coupé-je en le fixant calmement, "n'est-ce pas le rôle de la Garde ? Ils manquent de tout dans le quartier est, est-il condamnable de vouloir soulager un peu leur misère ?"
"Humpf... j'imagine que non... mais sonne encore de ce cor et je te tirerai si bien les oreilles que tu pourras y faire des noeuds ! Suis-je bien clair ?"
"Limpide, sergent."
"A la bonne heure. Bon. Allez vous autres", grogne-t-il en s'adressant à ses hommes, "surveillez ce chariot et assurez-vous que ces vivres soient distribués sans qu'il y ait de blessés. Quant à vous", ajoute-t-il à l'attention de la populace, "donnez quelque chose si vous voulez ou retournez à vos occupations, mais dans l'ordre et le calme si vous ne voulez pas avoir affaire à moi !"
Ayant dit, l'officier me prend à part et déclare en me dévisageant gravement :
"Ce n'est pas à moi de te faire la leçon, Tanaëth, mais comme ton père n'est plus là pour s'en charger..."
La froideur qui emplit mon regard à l'évocation de mon traître de père ne lui échappe pas, aussi s'interrompt-il brièvement en fronçant les sourcils et, se méprenant sur l'origine de ce subit rafraîchissement visible dans mes prunelles, ajoute-t-il hâtivement :
"J'ai appris ce qui est arrivé à tes parents et j'en suis désolé, mais... bien des choses ont changé ici et..."
"Je sais", le coupé-je avec un petit geste impatient de la main, "que voulez-vous me dire au juste, messire Caëler ?"
"Surveille tes arrières, Tanaëth, ainsi que ceux de ta Dame. Ce qui s'est passé, son appel à des mercenaires étrangers, sa nomination à la tête de la cité, la paix avec les Eruïons, tout ça ne plaît pas à tout le monde. Vous avez de puissants ennemis au sein de la noblesse, du clergé et même de l'armée. Gaëren'tar Ethariël n'a jamais manqué d'amis et les partisans de l'anéantissement de nos ennemis ne sont pas rares ; certains feront tout pour que la guerre reprenne et que l'ancien général retrouve son pouvoir. Ajoute à ça le retour du Prince Naémin, le chaos politique qui en résulte, la menace toujours bien présente d'une nouvelle invasion de ces foutus Rakhaunens... il suffirait d'un rien pour que la situation dégénère à nouveau."
"Je vois...", lui réponds-je pensivement, "et qui sont nos ennemis au juste ? Le savez-vous ?"
"Je ne suis pas un seigneur, juste un simple soldat, et tu connais sans doute mieux que moi tes ennemis au sein de la noblesse. Mais je reviens tout juste du bagne et... un conseil : surveillez de près les troupes d'élite de Raynna, la guerre contre les Eruïons était leur raison de vivre. Tu les connais ?"
"Les Fils du Dragomélyn ? De nom et de réputation, mais je n'ai jamais eu affaire à eux. Ont-ils donc tant d'influence qu'ils soient une vraie menace ?"
"Que se passerait-il, selon toi, s'ils massacraient maintenant des Eruïons ?"
Ma première impulsion serait de lui répondre que Sylënn leur ferait goûter séance tenante aux joies de la vie de bagnard mais... j'ai parcouru le désert de Sarnissa et je réalise une fraction de seconde plus tard que ce serait loin d'être aussi simple. Aucun Sindel ne connaît le désert et l'Akuynra comme eux et envoyer des troupes régulières, ou même la Garde Militaire, dans cet enfer reviendrait à les envoyer à une mort certaine. Non, ils seraient insaisissables et les adversaires politiques de Sylënn auraient beau jeu de l'accuser d'incompétence. Et compte tenu du souk qui doit régner dans les hautes sphères de Tahelta avec le retour contesté du Prince exilé, bien malin qui pourrait dire comment les choses évolueraient...
"Nous aurions probablement une nouvelle guerre sur les bras, et possiblement de dangereux conflits internes", finis-je par admettre songeusement. "J'en parlerai avec Sylënn, bien que je suppose qu'elle est parfaitement consciente de la situation et a pris les mesures adéquates."
"C'est une rude guerrière et une habile stratège", convient l'officier, "mais elle est encore jeune et son tempérament...fougueux dirons-nous, pourrait lui jouer de mauvais tours."
J'ai toutes les peines du monde à retenir un immense éclat de rire à ces propos : je suis bien plus jeune qu'elle, et pour ce qui est de l'impulsivité...
(N'ayons pas peur des mots : elle est sage et patiente comparé à toi) complète obligeamment ma Faëra de son ton le plus narquois.
(J'apprécie toujours le réconfort et le soutien que tu me témoignes, Bien-Aimée), riposté-je en grimaçant intérieurement tout en hochant sobrement la tête en guise d'assentiment à l'attention du sergent.
Quoi qu'il en soit, la charrette étant maintenant lourdement chargée et solidement accompagnée par quelques Gardes Militaires, je remercie l'officier pour ses conseils et l'escorte, puis ajoute à l'attention des trois jeunes des bas-quartiers et de la populace encore présente :
"Sithi n'oublie aucun de ses Enfants, jamais. Ne croyez pas ceux qui prétendent qu'elle est morte pour nous permettre de fuir notre monde d'origine il y a des millénaires de cela : c'est un mensonge éhonté. Je vous l'affirme : elle est vivante et veille toujours sur nous. Gardez l'espoir, dans l'ombre du Crépuscule elle agit pour guider notre peuple vers un avenir meilleur. Mais si elle nous montre la Voie, c'est à nous de choisir de l'emprunter ou, au contraire, de l'ignorer. Rappelez-vous qu'à ses yeux et dans son coeur tous ses Enfants sont égaux. Ne tolérez pas que l'un d'entre nous souffre de faim, vive dans la misère ou soit rejeté ; dressez-vous contre les injustices, protégez ceux qui ne peuvent se prémunir eux-mêmes car alors seulement, le jour venu, pourrez-vous vous présenter la tête haute devant Sithi."
Si beaucoup semblent dubitatifs, ou pensifs, je ne sais trop, à l'écoute de ces paroles, quelques invectives fusent également, mais quoi d'étonnant ? Le joug et les diktats du Clergé n'ont guère faibli malgré les récents événements. La crainte est visible dans de nombreux regards, non pas du jugement de notre Mère mais des représailles potentielles d'une institution religieuse corrompue qui ne se maintient au pouvoir que parce que nous l'y autorisons par notre silence et notre inaction. Comme tous j'ai craint les tout-puissants Ithilausters, le châtiment terrible du bagne qui s'abat sur quiconque ose remettre leur mainmise sur le peuple en cause. Comme tous, ou presque, je me suis tu, j'ai fui et, ce faisant, j'ai indirectement cautionné ces prêtres véreux, la misère dans laquelle ils relèguent bon nombre de Sindeldi, les Enfants de Sithi condamnés à agoniser lentement à Raynna pour avoir osé contredire le pouvoir en place.
Mais je suis las de laisser une minorité de pourris façonner mon pays et mon peuple. J'avais peur de l'exil, mais ne me suis-je pas exilé tout seul des années durant ? La crainte du bagne ? J'y suis allé et j'ai survécu. J'avais peur de la mort, aussi, mais quel sens cette crainte pourrait-elle bien avoir maintenant ? J'ai l'impression d'avoir vécu une multitude d'existences et, surtout, je sais que Sithi est bel et bien réelle, que je la rejoindrai lorsque mon temps sur ce monde sera achevé. La seule vraie question qui mérite désormais d'être posée est simple : pourrai-je la regarder droit dans les yeux, avec le sentiment d'avoir été intègre et d'avoir honoré la parole donnée, lorsque cela arrivera ? L'avenir le dira, mais je ne courberai plus l'échine devant des prêtres capables de prétendre que Sithi est morte pour justifier leurs actes méprisables. Nous traversons une période troublée, certes, mais pour autant que je sache nulle autre n'a jamais été aussi propice à l'avènement d'une nouvelle société Sindel depuis que nous sommes arrivés sur Yuimen. A condition que Naémin survive et monte sur le trône, évidemment, car s'il était assassiné et que l'un ou l'autre des grands pontes du Clergé vienne à ceindre la couronne... Eh bien, il ne resterait plus qu'à trouver un nouveau monde, je suppose.