Précedemment
Sa bourse à présent lourde d’un peu plus d’une centaine de yus, les pas d’Ulric le conduisirent à nouveau vers les Docks. Il devait bien avoir assez pour une nouvelle fiole de fluides. Probablement que tout son argent y passerait, mais peu lui importait. Ses pouvoirs, bien que grandissant, lui paraissaient encore si limités. S’il voulait pouvoir les explorer davantage, il aurait besoin de les renforcer.
L’idée de déjà réabsorber des fluides faisait naître en lui un mélange d’impatience et de nervosité. La première fois avait été une expérience intense, aussi enivrante qu’agonisante. Ressentirait-il la même chose cette fois-ci, ou son corps s’y habituerait-il jusqu’à ce que cet acte devienne aussi anodin que de boire de l’eau ? Ou serait-ce une expérience différente, à la fois unique et puissante, à chaque fois ? Qui pouvait le dire, quand on parlait de magie ?
Cependant, avant de penser à absorber de nouveaux fluides, toujours fallait-il se les procurer. Ulric tenta de retrouver le chemin qu’il avait pris quelques jours plus tôt pour trouver le repaire des contrebandiers au milieu du dédale fétide des Docks.
Comme à leur habitude à cette heure-ci, les ruelles serpentant entre les taudis et bordels décrépis qui poussaient comme une sclérose autour du port étaient infestées de vagabonds, de mendiants, de putes et de matelots venus vider leur maigre salaire dans quelque gargote minable sans nom ni enseigne. Sans oublier, bien sûr, les autres résidents qui donnaient à ce quartier tout son charme : bandits, coupe-gorges et voleur à la tire. Se demander lequel de ces rustres aux visages patibulaires n'était qu’un docker revenant d’une journée de travail éreintant, ou lequel allait sortir une dague effilée de sa manche pour la mettre sous la gorge de la première proie alléchante qui passerait par là était une préoccupation de tous les instants, ici-bas. Ainsi, Ulric avança-t-il prudemment au milieu de cette racaille qu’il n’avait que trop côtoyé. Une main sur sa bourse, l’autre prête à dégainer, il balayait du regard la ruelle devant lui, guettant un traquenard. Cependant, cette prudence était davantage le fruit de l’habitude que de la peur, après tout le temps qu’il avait déjà passé ici. Et puis, contrairement à tous ces badauds, sa dague était bien loin d’être sa seule arme.
Évitant de marcher sur un chien errant qui prenait un bain de soleil sur les pavés – ou qui était juste mort, c’était dur à dire - Ulric parvint enfin devant la bâtisse dans laquelle il avait rencontré les contrebandiers la dernière fois. Leur vigie, un vieux marin aux bras aussi énormes que sa panse et à la jambe mutilée, se tenait devant la porte, appuyé sur une canne. Ulric alla se présenter devant lui pour demander le passage.
« Toi. » , fit le marin d’un air bourru,
« J’reconnais ta tête. »
« Bonne mémoire. » , ne put s’empêcher de commenter l’apprenti mage de façon méprisante.
« M’prend pas pour un con, gamin. Je vous ai tous à l’œil, et j’me souviens de chacune de vos tronches. »
Le ton du vieux était acide, mais il ne se laissa pas émouvoir plus que ça par les sarcasmes du jeune homme. Il en avait vu d’autres. C’est d’une voix toujours aussi bourrue, mais à présent indifférente qu’il reprit :
« Mais t’t’es pas fait choper par la garde. C’est bien, tu ne dois pas être si con que ta grande gueule le laisse penser. Mais ça fait que quelques jours, on verra dans dix ans si tu ne t’es pas balancé au bout d’une corde d’ici-là. »
« Moi ? Je sais me faire discret. Toi, en revanche, j’espère que la garde ne te tombera pas dessus, parce qu’avec cette jambe… », commença-t-il en pointant la jambe atrophiée du vieux marin sur laquelle une immonde cicatrice semblait avoir emporté toute une portion de chaire,
« Ils n’auront pas à te courir après très longtemps. Mais tu as de la chance, je ne pense pas qu’il y ait une seule corde dans tout le royaume assez épaisse pour porter le poids de toutes les chopes que tu dois te vider sur une seule journée. »
Le visage du portier devint rouge de colère. Il leva la main gauche, la droite toujours sur sa canne, comme s’il s’apprêtait à décocher sa plus belle mandale, avant de finalement arrêter son geste.
« Espèce de sale gosse insolent ! Je n’ai pas servi vingt ans dans la marine pour qu’on me parle sur ce ton ! »
« Bien, laisse-moi passer et t’auras le silence, alors. »
« Là-dedans ? », demanda le vieux en désignant la vieille bicoque derrière lui du pouce,
« Vas-y si tu veux, du con, il n’y a que des rats, là-dedans. On a déjà bougé. »
Voilà qui était gênant. Il aurait mieux valu découvrir l’emplacement de la nouvelle cache des contrebandiers avant de couvrir leur vigie d’insultes, mais le vieux l’avait piqué au vif et il n’avait pas pu s’empêcher d’entrer dans cet échange d’une grande maturité et élégance. Il était trop tard pour revenir à un ton cordial et, de toute façon, ça ne marchait pas avec ces gens-là.
« Bougé où ? Ou tu préfères faire perdre de l’argent à ton patron ? »
La vigie cracha par terre, juste aux pieds d’Ulric, dans un son glaireux dégoutant.
« C’est vraiment parce que le boss veut ses clients. Si ça ne tenait qu’à moi, je te latterais la tronche. », répondit-il toujours avec colère avant de pointer une ruelle du bras.
« Remonte ce boyau jusqu’au bout, tourne à gauche, fais-toi enculer par un morse et, quand t’arrives à la porte marquée d’une croix, remonte encore de neuf, et t’y es. Avec un peu de chance, ils voudront bien de ton pognon. »
Une fois l’information mémorisée, Ulric se retourna sans demander son reste. Il avait assez perdu de temps comme ça. Cependant, alors qu’il allait s’engager dans la ruelle, il entendit la voix du vieux marin tonner dans son dos :
« Et tant qu’t’y es, demandes les coups de ceintures au cul que ton père a oublié de te donner ! »
Ulric se raidit. Le vieux réflexe d’un gamin solitaire qui, jadis, s’imaginait que n’importe quel homme aux cheveux noirs dans les rues de Luminion était son géniteur. Ça faisait bien longtemps qu’il en n’en avait plus rien à foutre, mais les remarques sur sa bâtardise, voulue ou non, le faisaient toujours tiquer. L’espace d’un instant, il pensa retourner sur ses pas, balayer la canne de ce gros porc d’un coup de pied et lui en décocher un autre dans la face, mais, s’il voulait encore traiter avec les contrebandiers à l’avenir, tabasser un de leurs associés n’était pas la meilleure des idées.
(Allons, t’es au-dessus de ça.), se dit-il à lui-même en reprenant sa route, les poings serrés.
Il ne lui fallut pas longtemps après cela pour trouver une porte dans laquelle une croix avait été gravée à la dague. Il continua de remonter la ruelle, comptant celles qui suivaient. À la neuvième, il se retrouva devant une vieille bicoque qui avait l’air désaffecté. Il entra.
L’intérieur était complétement vide, excepté pour les nombreuses toiles d’araignées qui ornaient le plafond. La pièce était carrée et les murs étaient faits de briques nues, à l’exception de celui en face de lui qui, lui, était un amalgame de planches vermoulues, solidement cloutées entre elles.
Ulric regarda autour de lui. Il était seul et il semblait que personne n’eût utilisé cette bâtisse depuis des années. S’était-il trompé d’endroit ?
Soudain, une faible lueur apparut entre deux planches de la paroi en face de lui, comme si une personne qui l’épiait s’était déplacée. Il entendit un grincement, puis un passage se révéla dans le mur de bois. Une sorte de porte, ou plutôt une trappe, qui s’ouvrait de bas en haut et trop basse pour y passer debout. Nul doute qu’un garde se tenait derrière, près à matraquer la tête de tout invité non désiré.
Il n’y eut pas d’invitation, mais Ulric ne voulait pas faire attendre les contrebandiers. Il franchit le passage et, de l’autre côté, découvrit plusieurs hommes aux visages dissimulés par d’amples capuches dans une pièce faiblement éclairée à la bougie. L’un d’entre eux était assis derrière un ensemble de caisses de marchandises pendant que les autres, armés, montaient la garde.
Sans se faire attendre, Ulric, qui avait repris son sang-froid, lança sa bourse au contrebandier derrière les caisses.
« Il me faudrait une nouvelle fiole de fluides. Une des plus grandes. » , annonça-t-il en pointant du doigt les contenants de verre dans une des caisses.
(((HRP: achat d'une fiole de fluides 1/8 pour 110 yus)))