<< Précédemment
J'avais commencé à somnoler rapidement, finalement. Alyah berçait doucement mon esprit avec une mélodie apaisante qui me fit le plus grand bien. Je ne rêvai pas vraiment, ou du moins n'en eut aucun souvenir à mon réveil, lorsque Cherock me secoua gentiment. J'ouvris les yeux, un peu étourdie par le sommeil. Je le fixai, le temps qu'il me fasse signe de ne pas faire de bruit et de désigner le tabouret. Je compris et hochai la tête, envoyant le tabouret à plusieurs mètres avec regret, avant de m'asseoir à même le sol une nouvelle fois. Je clignai des yeux, m'efforçant de clarifier un peu mon esprit encore embrumé, sans vraiment y parvenir. Puis la porte s'ouvrit.
De l'échange qui eut lieu, je n'eus que des brides, mais Cherock sembla visiblement mettre un terme à ce qui semblait être un problème, assurant d'une voix forte que je perçus qu'il coulerait lui-même le bateau si un message était envoyé. Il referma la porte en grommelant et je le fixai sans un mot pendant quelques minutes avant de chercher à récupérer le tabouret en tendant les jambes. Après plusieurs essais infructueux et de nouvelles entailles aux poignets, je laissai tomber et calai mon dos contre la coque. Je mourais de faim et de soif et mes bras me tiraient douloureusement, mais je ne dérangeai pas l'Ynorien. J'avais déjà de la chance qu'il accepte de m'aider, je ne voulais pas qu'il croit que je profitai de la situation.
Lui, posé dans son hamac, semblait de nouveau occupé avec ses pensées et ses dessins. Le visage de la femme dessiné au crayon me revint en mémoire et j'étais certaine que c'était sa mère. Pas que je trouve la ressemblance frappante, mais pourquoi dessinerait-il une femme clairement plus âgée ? Quant à l'autre silhouette... je secouai la tête. Ce n'était vraiment pas le moment de me perdre là-dedans. Je m'installai et fermai les yeux avant d'inspirer lentement, cherchant mes fluides. C'était comme si j'étais vidée, mais pas privée comme avant. Je sentais quelque chose, mais je devais retrouver de l'énergie pour à nouveau utiliser mes flammes et ma lumières. Et pour ça je devais dormir, manger. Je soupirai, lasse, et finis par laisser tomber. Je toussotai pour attirer son attention, offrant une moue désolée à mon geôlier d'infortune.
- Je... euh... Vous voulez bien pousser le tabouret vers moi ? Et je... Vous auriez un truc à boire ou manger ? S'il vous plaît...
Il releva la tête lorsque je toussai et sembla surpris de me voir sur le sol. Je lui offris un sourire contrit tandis qu'il m'aidait gentiment à m'asseoir, les chaînes retenant mes bras étant particulièrement pénibles, rendant mes mouvements difficiles. Une fois assise, je haussai les épaules lorsqu'il me demanda pourquoi j'avais attendu avant de lui demander. Je ne voulais pas passer pour une idiote, même si je me serai épargnée quelques entailles en lui demandant directement.
- Vous sembliez préoccupé, je ne voulais pas vous déranger, c'est tout... Merci.
Je pris mon mal en patience malgré la faim qui commençait à se faire vraiment sentir. Il avait assuré que le repas n'allait pas tarder, mais il préférait rester ici, avec moi. Je hochai la tête, reconnaissante. Je n'avais pas vraiment envie qu'il me laisse seule à nouveau. Je l'observai alors qu'il s'installait de nouveau dans son hamac. Alyah me poussait à entamer la conversation avec lui, mais j'étais hésitante. C'était ma faute s'il se retrouvait là, à pleurer un père et espérer que sa mère était en bonne santé alors qu'elle était retenue en otage. Je ne pouvais pas juste parler de la pluie et du beau temps et je ne le connaissais pas. Raison de plus, selon Alyah, mais ce n'était pas aussi simple...
- Elle s'appelle comment ? Votre mère je veux dire. C'est elle sur vos dessins ?
- Elena. Et oui, c'est bien elle. Même si le dessin ne lui rend pas vraiment hommage, elle est bien plus douce en réalité
J'observai le dessin tendu par Cherock et hochai la tête, sans trop savoir quoi ajouter de plus. Il n'était visiblement pas enclin à en discuter, aussi m'adossai-je davantage à la coque du navire et fermai à nouveau les yeux. J'aimais bien les dessins de l'Ynorien. N'ayant pas de fibre artistique, ça avait toujours quelque chose de fascinant de voir le talent des autres à l'œuvre. Je soupirai, essayant de trouver une position confortable avant de sombrer enfin dans un sommeil nécessaire.
Je me réveillai brusquement, mon ventre faisant clairement comprendre que je devais manger à présent. J'avais le dos et les épaules douloureux et, pendant un instant, j’eus du mal à me remémorer ce que je faisais ici avant que tout ne me revienne en mémoire. Je clignai des yeux, essayant d'en chasser l'humidité liée au réveil et aperçus aussitôt Cherock qui s'approchait, une écuelle à la main. Je soupirai légèrement de soulagement, ravie de pouvoir enfin manger quelque chose après... combien de jours ? Je mourais de faim et le grondement de mon ventre le fit bien comprendre à l'Ynorien qui se baissa à ma hauteur.
- Un repos pas très efficace j'imagine ? Enfin, c'est le meilleur que je peux offrir dans les circonstances actuelles. Et avec ces entraves, vous allez avoir du mal à vous nourrir vous même. Alors je vais le faire.
- J'ai connu pire... Attendez, comment ça vous allez...
Il tendit une cuillère vers ma bouche, comme si j'étais un bébé.
- Il y a le même poison que celui qui neutralise vos pouvoirs. Pour l'instant, concentrons-nous sur vous remplir le ventre, on s'occupera de trouver une nourriture moins nocive après. Allez, ouvrez la bouche : aaah...
Je me figeai, mes yeux passant de la cuillère à son visage. Il était sérieux ? Cela me rappela vaguement ma semi-captivité sur l'île interdite, avec le Woran qui m'avait fait manger de la même façon. Mais lui au moins ne m'avait pas traitée comme un enfant en bas âge. Je n'arrivais pas à savoir s'il se fichait de moi ou s'il se trouvait vraiment drôle. L'idée d'avaler encore un peu plus de ce poison ne me disait rien du tout, mais j'avais tellement faim. Retenant de justesse une remarque, j'ouvris la bouche et la refermai sur la cuillère tendue. C'était affreusement gênant de faire ça et je sentis mon visage s'empourprer alors que je mâchai la nourriture avec un arrière goût franchement pas terrible. J'avais cependant trop faim pour faire la fine bouche et avalai la bouchée très vite. Je lui offris une moue boudeuse, essayant de masquer ma gêne et mon empressement à prendre une autre cuillère.
- Merci...Vous n'êtes pas obligé de me dire « aaaah », vous savez ? J'ai quarante-cinq ans, pas douze... J'ai l'impression que ça vous amuse...
- Je pensais qu'un peu d'humour vous aiderait à oublier la situation actuelle. Si vous voulez vous débrouiller seule, je veux pas vous mettre dans l'embarras.
J'ouvris la bouche puis la refermai, mes joues me chauffant légèrement. Je me sentais un peu stupide, en plus d’être gênée. Il voulait seulement être gentil, visiblement, et moi je prenais tout pour moi, une fois de plus
- C'est... Désolée, je suis pas très douée avec ça, j'ai tendance à tout prendre au pied de la lettre et ne pas savoir quand les gens sont sérieux ou non. C'est gentil de votre part d'essayer de me faire oublier tout ça...
Je regardai l'écuelle et entendis mon estomac gronder, m'arrachant une grimace.
- Je peux en avoir ? Visiblement je digère bien le poison.
- Tenez.
Je mangeai finalement, une cuillère après l'autre, sans rechigner malgré l'absence de goût de ce plat que je savais empoisonné. Ça avait quelque chose d'ironique, d'essayer de rester en vie avec cette saleté tout en ayant l'espoir de m'en tirer grâce à un inconnu qui m'avait condamnée à être enfermée ici. L'ironie de la situation m'aurait presque arraché un sourire si je n'étais pas occupé à manger puis boire à la gourde qu'il m'offrit généreusement. Je me sentis bien mieux, mais à nouveau mes fluides me semblèrent évanouis et je ne ressentis plus leur présence, ne sentant qu'un vide, presque un manque, moi qui avais toujours vécu avec. Je perçus le regard de Cherock, qui semblait m'observer attentivement. Je lui jetai un rapide coup d’œil, sans vraiment soutenir son regard bleu et brun. Je sentis mon visage chauffer encore plus. Pourquoi il me regardait comme ça ?
- Ma Faëra m'a assuré que les yeux bleus ne sont pas l'apanage des Shaakts, et je suis bien ignorant sur ce peuple. Vous êtes donc une métisse ?
Cette fois, je le fixai, la mâchoire crispée. Pourquoi posait-il ces questions ? Alyah m'encouragea, arguant qu'il était un allié, et non quelqu'un dont je devais me méfier, mais mon métissage ne m'avait que rarement apporté de bonnes choses, j'avais parfaitement le droit d'être un peu sur mes gardes. Je soupirai légèrement et hochai la tête. Autant être honnête, je n'avais rien à perdre de toute façon.
- Votre Faera a raison. Mon père était un humain de Wiehl, d'une ville nommée Tulorim. Je tiens mes yeux de lui, tout comme ma mèche noire au milieu de mes cheveux. Vous n'avez jamais vu de shaakt par ici ?
- Pas vraiment. En Ynorie ou dans le royaume de Kendra-Kar, on associe les Shaakts à la déesse Oaxaca car ils sont alliés. Et puis il faut dire que la seule Shaakte que j'ai jamais vu, c'était avant de vous rencontrer à Bouhen. Et elle a essayé de nous tuer, moi et mes compagnons, avec un peu trop de détermination à mon goût. Enfin... Il faut croire que vous tenez bien plus de votre père que de votre mère, et je ne vais pas m'en plaindre.
Cette remarque, probablement dite sans arrière pensée, me fit écarquiller les yeux avant qu'un sourire plus franc et naturel n'orne mon visage. C'était particulièrement important pour moi ce qu'il venait de dire, même s'il ne pouvait pas s'en douter une seule seconde. Mon père m'avait élevée et enseignée à être comme j'étais, bien loin de l'image négative que pouvais renvoyer les shaakts.
- Je ne m'en plains pas non plus... les Shaakts ne sont pas vraiment un modèle d'harmonie familiale et de tolérance. Cherock... ça va vous paraître un peu présomptueux vu ma situation mais... je vous promets de faire tout ce que je peux pour que vous puissiez rentrer chez vous avec votre mère saine et sauve.
- Faites comme vous le souhaitez, toute aide sera forcément la bienvenue. Je ne vous en voudrai simplement pas si vous faites passer votre survie avant la mienne.
- Toute cette situation est ma faute. Je ne veux juste pas que d'autres en souffre davantage. Vous n'auriez jamais dû avoir à vivre ça...
- Vous êtes autant une victime que moi. J'ignore votre passé avec Kisp, mais je peux sans mal affirmer qu'il est le responsable de tout ça. Cet enfoiré va le payer...
La façon dont son regard changea lorsqu'il prononça ces derniers mots me fit instinctivement reculer sur le tabouret branlant qui me servait de siège. Je ne savais pas tout de ce que Kisp avait pu faire à sa famille, mais la haine et l'envie de vengeance qui luisaient dans son regard bicolore à ce moment précis me rappela bien trop de choses. La vengeance m'avait aveuglée pendant un temps, mais j'avais réussi à la mettre de côté pour trouver un semblant de paix, mais lui n'avait pas eu le temps d'en arriver là.
- C'est ma faute parce que je l'ai laissé vivre. Je vais réparer ça moi-même. Sauvez votre mère, mais la vengeance ne vous apportera rien de bon, elle ne fera que vous détruire un peu plus. Laissez-moi m'occuper de lui.
- Que ce soit vous ou moi m'importe peu, ce type est trop dangereux pour le laisser en vie. Quant à la vengeance... Je n'ai jamais autant haïs quelqu'un que lui. Le désir de vengeance, c'est la première fois que je le ressens réellement. Alors peut être que vous avez raison en disant que ça ne m'apportera rien de bon. Mais pour moi et pour ce en quoi je crois, c'est quelque chose que je dois vivre au moins une fois. Et puis, avec Nizzre', vous devez sûrement comprendre pourquoi ça a du sens pour moi de faire ce chemin.
Je l'observai un instant en mangeant. Je comprenais parfaitement ce qu'il ressentais, j'étais passée par là, j'avais ce désir de vengeance pendant si longtemps que ça m'avait fait perdre de vue ce que je voulais vraiment. Quand il me parla de nizzre', je le regardai sans vraiment comprendre d'où il pouvait tenir ça. Nizzre', cela voulait dire "foudre" dans la langue shaakte. Je ne pus lui offrir la réponse qu'il voulait, si tant est qu'il en voulait une.
- Je sais ce que ça fait, de haïr quelqu'un au point de vouloir sa mort pour se venger. Cela n'apporte rien, sinon de nous ronger d'intérieur et d'oublier de vivre. Ce n'est pas à moi de vous en empêcher, loin de là, mais cette ordure ne vaut pas la peine que vous vous perdiez en chemin. Regardez ce que lui est prêt à faire par vengeance. Vous êtes quelqu'un de bien, Cherock, c'est facile de s'en apercevoir. Ne laissez pas la vengeance vous empoisonner l'existence, ça n'en vaut pas la peine.
- Mmmmh... Rien ne sert d'épiloguer là dessus de toute façon. Nous verrons bien comment tout ça évolue.
Je le fixai sans répondre, terminant plutôt l'écuelle qu'il me faisait manger sans plus dire un mot. La discussion était close, visiblement. Je ne savais pas pourquoi je me sentais à ce point touchée par son histoire et ses réflexions. Égoïstement, je voulais juste m'en sortir. Mais une part de moi voulait l'aider, une part trop importante pour être ignorée. Je voulais faire quelque chose pour l'empêcher de sombrer dans les ténèbres de la vengeance.