Les ombres se dissipèrent pour laisser place à d'autres ombres. Où était-il ? Il était allongé, bras au-dessus de la tête et jambes légèrement écartées. Que se... Il n'arrivait pas à bouger ! Il y avait un peu de lumière, il le voyait, maintenant. Une simple petite bougie. Et des chaînes. Il était enchaîné sur une table inclinée à 45 degrés. Autour, il ne voyait rien. Il entendait vaguement des bruits d'eau qui tombait, en revanche. Et il sentait une pression sur sa poitrine qui devait être celle de bandages. Il ne savait pas si c'était vraiment rassurant...
Le temps passa, long et de moins en moins douloureux. L'étreinte du serpent l'avait blessé, mais rien d'irréparable, surtout qu'il avait manifestement été correctement soigné. Malgré cela, il se doutait qu'il n'était pas en bonne posture... et Aliéna ? Bon, il ne la voyait pas, mais normalement, il était prisonnier du même endroit qu'elle, c'était déjà ça.
La porte s'ouvrit et quelqu'un entra derrière lui, avec une lumière bien plus vive dans les mains. Faëlis tenta de se tordre pour le voir, sans y parvenir dans un premier temps. Une silhouette déposa une lampe sur une table et l'elfe sentit son sang se glacer en voyant tout un assortiment d'instruments de torture déposés dessus. Puis, l'homme se retourna et il reçut un second choc.
C'était un elfe ! Et un elfe au visage étrangement familier... Ses cheveux étaient presque blancs, ses vêtements trop riches pour un bandit, et son visage ressemblait beaucoup à celui que voyait Faëlis dans un miroir ! Vêtu de noir et d'or, avec des gants de velours blancs, il marchait avec une grâce tout aussi familière : la démarche féline des Nyris.
Comme il le regardait sans rien dire, Faëlis prit la parole :
« Tu as comme un air de famille, n'est-ce pas ? »
« Dès la première phrase, tu ne me déçois pas. »
Il s'approcha doucement.
« Faëlis Nyris'Kassilian... Cela faisait longtemps que je rêvais de te rencontrer, mais j'avoue avoir été un peu pris de court. »
« Vous avez enlevé mon amie ! À quoi vous attendiez-vous ? Et qui es-tu, exactement ? »
« Aegnor Kassilian, est mon nom. »
Logique... si sa démarche était Nyris, ses cheveux d'argent portaient la marque des Kassilian. Cela dit, les deux familles s'étaient si souvent mélangées...
« Quant à ton... amie, poursuivit-il.
Tu ne nous as guère laissé le choix. »
Il n'était plus qu'à vingt centimètres. Son visage était d'une élégante perfection, et ses doigts vinrent caresser le torse du prisonnier. Faëlis frémit, autant de peur, que de la naissance d'un désir. Il avait oublié comme sa famille était riche en spécimens remarquables !
« Et pourquoi donc ? » Souffla-t-il.
« Allons, tu connais bien le but de notre famille, non ? La raison même pour laquelle tu existes. Il en est qui disent même que tu es l'aboutissement de tout cela... »
« Le parangon des elfes... une sélection qui se fait depuis des générations dans chacune des deux familles... »
« Oui. Chaque famille cherche les spécimens les plus beaux, les plus forts, avec la meilleure santé... pour s'accoupler. Ainsi, naissent deux lignées. Lorsqu'elles atteignent le maximum de leurs possibilités et avant que les risques de consanguinité ne se fassent sentir, ils s'hybrident pour donner naissance à un Nyris'Kassilian, quintessence de deux lignées. Hum... je vais être honnête avec toi. Je me préparais à me moquer du piètre parangon que tu faisais, mais force est de reconnaître que tu es vraiment... »
Il ne trouva pas de mots. Normal, Faëlis lui-même manquait de mots pour décrire sa propre beauté. Mais en cet instant, il en venait presque à l'oublier : ce Aegnor occupait tout son champ de vision, sa voix mélodieuse emplissait ses oreilles et ses doigts qui caressaient presque distraitement son torse provoquaient une tension brûlante, même à travers les bandages. Il n'avait pas oublié la débauche parfois sordide à laquelle pouvait s'adonner sa famille, et cela faisait partie des choses qu'il avait fuie... mais maintenant, ces ombres anciennes se rappelaient à lui avec une effrayante netteté, comme s'il les avait quitté hier. Il tenta de s'en extraire :
« Et quel est le rapport avec Aliéna ? »
Avec un mouvement de violence qui lui coupa le souffle, Aegnor appuya sur les bandages, et une vive douleur témoigna de la présence d'une côte fêlée à cet endroit.
« Tu es censé améliorer la race hinïon, abruti ! Pas dilapider des millénaires de sélection soigneuse dans de vulgaires humaines ! Les semi-elfes sont d'ordinaire de pathétiques accidents, heureusement sans conséquence, mais avec toi... quelle hérésie ce serait ! »
Faëlis serrait les dents pour faire refluer la douleur. Mais le pire était bien là : cette douleur ne faisait en rien refluer le désir qui pointait en lui pour ce... monstre. En fait, c'était même plutôt le contraire... Il tenta d'ironiser :
« Et avec toi, ça ne donnerait rien... du coup, j'en déduis une certaine jalousie ? »
Aegnor serra les dents. La colère hautaine habillait son visage de nuances toutes plus charmantes et plus sinistres les unes que les autres. Mais il se calma bien vite :
« J'avoue qu'au moins, tu as eu la décence de choisir une humaine de qualité... mais cela reste une humaine. Mais je pourrais effectivement m'amuser avec elle, si tu persistes à te montrer insolent. Ce sera juste une autre forme de jeu... »
Hors de question ! Il n'était pas sûr que même Aliéna soit préparée à la perversité qui couvait dans la famille, d'autant que ce salaud avait l'air d'être un de ses représentants les plus déments ! Il valait mieux changer de sujet.
« C'est toi qui as envoyé des assassins sur ma route, en Ynorie ? »
« Moi ? Oh non ! Derrière chaque serpent comme celui qui t'a maîtrisé, il y a un roi saurien comme celui que tu as vu dans la grotte... Je ne suis que l'héritier de la lignée du Serpent, tout comme tu es celui de la lignée de la Rose. C'est mon père, qui voulait te récupérer. Tu auras peut-être noté, d'ailleurs, que les flèches n'utilisaient qu'un poison somnifère. »
« Et qui est ton père ? »
Aegnor sourit alors que sa main redoutable recommençait à dessiner des arabesques sur le ventre de son prisonnier :
« Ma fois... le même que le tient. »
Cette fois-ci, Faëlis en eut la tête qui tournait. Non ! Trop, c'était trop ! Il fallait que ça s'arrête ! Son père était un monstre dévoyé, mais... pas à ce point ! Et sa mère dans tout ça ? N'avait-elle rien remarquée ? Cette folie devait cesser ! Tant de morts et de souffrances... juste pour créer un joli elfe ? Est-ce que tous ces gens avaient perdu la raison ?
La main de velours alla se perdre autour de la boucle de sa ceinture, et Faëlis laissa échapper un gémissement dont il était incapable de déterminer si c'était le désir malsain ou le désespoir. Il voulait croire à la deuxième réponse. Il voulait croire que, même s'il était le produit de la même sélection que cet être sublime et ignoble, il était différent ! Il voulait croire...
« Allons, oublions cela... Faëlis Nyris'Kassilian... tu es indéniablement un amant digne de moi, et je vois que tu n'as pas perdu tout le désir et la passion qui sont l'essence même de nos familles. Dis-moi ce que tu veux que je te fasse... »
« Je veux... »
« Oui ?... »
« Tes mains... »
« Oui ? »
Faëlis desserra les dents. Ses yeux se mirent à briller de larmes alors qu'il se relâchait :
« Tu as raison... »
« Oui ! »
« Ces années de sélections, elles ont créé quelque chose de plus grand, de plus beau... si terriblement beau... que vous en avez perdu la raison ! Je veux que tu écartes tes mains de moi ! Tu es ce que je refuse d'être : le produit d'une sélection artificielle au nom d'un idéal absurde. Créer l'elfe parfait ? Le dernier gratte-papier de Cuilnen est plus parfait que toi car lui, au moins, il est authentique ! Il n'est pas une caricature d'elfe archétypal née d'un esprit malade ! C'est là le seul résultat de votre quête du corps parfait : vous n'êtes même plus des elfes, juste des monstres rayonnants de beauté mais à l'âme pourrie d'obsessions malsaines. Aliéna est réelle. Tu n'es qu'un homme de papier. »
Le coup qui suivit lui coupa le souffle, et il crut un instant qu'il allait s'évanouir. Au milieu d'un brouillard rouge de douleur, il entendit le hurlement bestial d'Aegnor :
« Hé bien soit ! Puisque tu préfères les humains, je vais t'en envoyer quelques-uns ! Et tu imploreras mon pardon, après cela ! Quant à ta misérable Aliéna, je te ferais savoir combien d'os intacts il lui restera quand j'en aurais fini avec elle ! »
Et il partit, laissant un elfe sanglotant de douleur et de désespoir, prisonnier de corps mais libre d'esprit.