Une impression de déjà-vu m'enveloppe tandis que Dae'ron discute avec les uns et les autres, faisant ressurgir un souvenir remontant à une soirée chez d'imbuvables lutins mangeurs de crêpes. Là aussi, je ne m'étais pas mêlé aux autres, me contentant d'observer la scène de loin et content qu'on me fiche la paix. La chose recommence à bord, à un détail près : le Protecteur jette un coup d'oeil dans ma direction à intervalles réguliers. Je me contente de faire comme si de rien n'était, jusqu'à ce que ma curiosité me pousse à faire de même. Lorsque nos regards se croisent, l'aldryde brun semble sursauter dans les airs puis il toussote dans son poing et sa gestuelle envers les géants proches se veut rassurante. Alors que je flatte la joue du harney, ma tête se secoue lentement d'elle-même à la pensée qu'il a eu une réaction... Innocente ? Adorable ? Il est étrange que ces mots me viennent pour qualifier un aldryde mâle plutôt bien bâti, mais quand Dae'ron met subitement une main en oeillère quand je le surprends une fois de plus à le faire, je ne parviens pas à retenir un petit sourire amusé. Ma poitrine se serre un peu sans que cela en soit désagréable. J'ai hâte d'en finir avec cette histoire, que nous puissions avoir enfin un moment tranquille. Pour... Nous.
Je suis arraché à mes pensées par un Lyïl joueur, qui cherche une fois de plus à plonger bec le premier dans mon sac pour en chiper des baies séchées. L'oiseau aussi est remarquable puisqu'il ne fait que se raidir un peu au décollage de l'engin alors que n'importe quelle autre bestiole aurait paniqué depuis longtemps. Le harney se redresse et émet une petite note joviale. L'instant d'après, Dae'ron se pose à mes côtés et flatte la huppe de l'oiseau. Il évite mon regard quelques instants, me rapportant quelques informations glanées de-ci de-là auprès des autres et surtout la petite leçon du mage quant à nos actions. J'en fronce les sourcils et jette un bref regard courroucé à l'imbécile dont les mots occupent trop de place dans l'esprit du Protecteur. Foutu géant ! Mon irritation doit se sentir, parce que mon congénère effleure le dos de ma main de la sienne et... Rien de plus. Pour quelqu'un qui n'a pas hésité à un contact plus personnel, cette timidité est plutôt touchante. Et le fait que j'ai conscience de chaque parcelle de peau qui effleure la mienne ne veut rien dire de particulier ! Mais je m'en saisi quand même, juste par caprice. Pas parce que je trouve son expression satisfaite agréable à regarder !
Je reste à l'écart, l'oeil rivé sur le félin domestique qui se balade, n'entrant dans le cercle des conversations que pour prendre de quoi m'alimenter avant de retourner auprès de nos couchages et de ma monture. Le soir tombant, le Protecteur et moi prenons place face à face. Il ne faut que le vrombissement de l'engin volant et une poignée de minutes pour qu'un sommeil plus lourd que d'habitude me gagne.
Lorsque j'ouvre un œil, l'étrangeté de la pénombre qui m'entoure me fait comprendre que je dors toujours. Dans cet endroit impossible à identifier avec certitude, une forme se tient, apportant un semblant de lumière dans les environs. C'est cet humain suintant de la mélasse en guise de sang et qui s'adresse à moi d'une façon étrangement calme et sereine. Il commence par se mêler de ce qui ne le regarde pas en indiquant qu'il a noté ma façon d'observer mon compagnon aldryde et, ironiquement, cela fait de moi le plus à même de le comprendre. Il m'expose alors des bribes de ce qui lui est arrivé en partant d'un exemple simple : Dae'ron aurait péri et le pouvoir de le ramener m'est offert. Seulement, ledit pouvoir n'est que duperie, condamnant cet être précieux à la destruction tout en m'offrant l'éternité pour contempler mon erreur et l'horreur de mon échec. Question rhétorique, il me demande si je n'aurais pas envie de me venger. Grandiloquent, il étend les bras, me rassurant sur le fait que non, il n'a aucune intention de m'inviter à l'apprécier, mais compte sur ma volonté de le voir mort pour l'aider. Il ne peut périr que si le cycle s'achève et me conseille fortement de faire le bon choix.
Je reste silencieux alors que le rêve se fait plus flou, refusant de lui accorder le privilège d'entendre ma voix. Cela ne veut pas dire que je n'ai aucune réaction par rapport à ce qu'il m'a raconté. Et la première est qu'il parle trop ou trop tard. Si cet imbécile avait fait part de sa situation à Dae'ron, je suis pratiquement certain que ce dernier aurait cherché une solution pour lui venir en aide. Moi pas, mais nos chemins ne pouvant plus se dissocier à présent, j'aurais aussi contribué à faire cesser cette situation. Et quand je dis qu'il parle trop... Quand on veut se venger de quelqu'un, on le fait. On ne s'adonne pas à des discours futiles et à des menaces en l'air. Est-ce que j'ai prévenu les garces ailées complices du rapt de mon compagnon avant de leur planter un des fléchettes dans la trogne ? Vais-je perdre mon temps à relater chaque instant de souffrance infligé par la grosse moche avant de lui peler le visage à la dague, un ruban de peau à la fois ? Non ! Il prétend vouloir se venger, mais il cherche plutôt à provoquer jusqu'à ce que quelqu'un lui fasse manger les pissenlits par la racine ! Quant à son histoire, elle ne me convainc pas le moins du monde... J'ai déjà perdu Dae'ron à deux reprises ou du moins, je l'ai vécu ainsi. Et s'il est une chose dont je suis certain, c'est que s'il trépasse, je réduirai la cause de sa disparition en poussière puis j'irai moi-même jusqu'aux Enfers pour l'en tirer ! Jamais je ne laisserais à une quelconque puissance la tâche de faire cela à ma place ! Compter sur autrui pour s'occuper d'un problème aussi personnel, je trouve ça...
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Pitoyable."
Il fait encore un peu sombre lorsque je finis par me réveiller. Le rêve que j'ai fait est encore vif dans mon esprit, ressemblant davantage à un souvenir qu'à un tour joué par ma cervelle fatiguée. Dans la pénombre, je finis par prendre conscience que Dae'ron s'est blotti contre moi et surtout qu'il ne dort pas. Il lisse distraitement du doigt la cicatrice parcourant mon pectoral, perdu dans ses pensées. Sa main s'élève un peu et je la devine survoler les marques les plus récentes. Un frisson me secoue et je me hâte de poser ma main contre la sienne pour détourner son attention de ce détail. Un petit silence prend place tandis que je finis de me réveiller et suis remonté à l'idée saugrenue et pourtant trop présente que l'imbécile de mon rêve ne s'est pas contenté de pourrir ma seule nuit. Agacé, surtout par le fait que le brun décide de rester muet, je prends la rare décision de lutter contre cette émotion négative en fredonnant un air calme. Je le reprends à deux ou trois reprises avant d'entendre le rythme régulier du souffle d'un Protecteur assoupi. Je ferme les yeux à mon tour, ajoutant à mes pensées dénigrantes envers le soi-disant immortel l'affront d'une totale indifférence.
Au petit matin, la vue depuis le pont fait rejaillir ma méfiance naturelle. Des pics rocheux entourés de brume pour certains, trop hauts pour un passage facile. Et si notre voyage dans les montagnes m'a appris une chose, c'est qu'à cette altitude, des bourrasques glacées sont légion. La femelle menant le vaisseau fait part de deux possibilités : tenter un passage aérien par une brèche ou nous laisser à proximité de cavernes qui peuvent ne pas nous mener à destination. Je gronde à la perspective de me retrouver
encore une fois cloisonné par des murs, mais je n'ai aucune confiance dans les capacités de pilotage des géants. Un bref échange de regard avec Dae'ron et ce dernier fait par de son opinion.
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Je suis d'accord avec le Ser Mathis. Le passage serait peut-être une voie plus directe, mais s'il devait arriver quelque chose...", commence-t-il avant de juger plus sage de ne pas vocaliser ses inquiétudes.
Mais je devine ses pensées. Si le chariot volant est endommagé, repartir en sens inverse deviendra... Compliqué. Et rester coincé ici avec les survivants geignards parce que mutilés par l'accident pour toute compagnie ? Plutôt être plumé !
[Suite]