VIII 19 Le pouvoir de Tulorim
VIII 20 Les choses ne se passent jamais comme on l'entend
C’est assez rapidement que nous quittons l’enceinte de la cité, guettant un clairon, ou la présence d’un oiseau portant un message d’urgence aux gardes, à la sortie de la ville. Rien. Nous arrivons à nous éloigner de la menace, nous dirigeant vers la zone d’embarcation sur le dos de Mange-botte et une certaine euphorie s’empare de moi. Depuis que mes sentiments pour elle m’ont été révélés au village des lutins, cela provoque un tumulte profond, surtout que je la sens se serrer fort contre moi pour ne pas tomber, alors que mon cœur bat de plus en plus fort. Le Corgy géant doit inspirer une sorte de crainte, engendrant un besoin de réconfort.
(Merci Mange-botte !)
Nous éloignant de Tulorim, je relâche la pression sur les liens qui dirigent ma monture atypique. Ainsi nous prenons nos aises tandis que la tension de notre fuite se calme. Je profite de cet instant pour narrer mon périple après la découverte du message sur la pierre, qui se trouvait en réalité être une rune. Je lui parle de la potion de rétrécissement, du village des lutins et de l’ambiance particulièrement agréable et chaleureuse qui y règne. Puis j’évoque la disparition de la Penseuse, la sage du village et d’un problème d’ombre trop grande pour une certaine Dicka, avant d’expliquer aussi simplement que possible cet étrange problème. Je parle de mes investigations seules dans la demeure de la disparue, puis de ma course pour rattraper le cortège parti sans moi pour sauver Dicka. Je parle avec gaieté notre périple dans la forêt et les choses insignifiantes qui deviennent des dangers mortels pour les lutins. Enfin, je détaille le rituel pour séparer l’ombre de Dicka avant de revenir sur les quelques jours qui ont suivi. La grande fête, l’apprentissage auprès d’Antonio ainsi que la Penseuse. Je parle également de mes différentes péripéties, comme mon besoin d’aller dans l’eau pour ôter un produit très urticant, même si pour cela il m’a fallu courir nu dans le village.
Bref, je ne cesse de parler des bons moments que j’y ai passés, avant qu’un blanc ne s’installe. J’ai également appris au cours de ce séjour, la présence de sentiments amoureux pour l’elfe qui se situe derrière-moi. Je cherche les mots pour ne pas la choquer, ni la mettre dans une situation de malaise entre nous. Je prépare mon discours, ma cour diraient d’autres, la manière d’aborder les propos, les amenant les uns après les autres dans un enchaînement calculé. La zone d’embarcation est en vue, il est temps de se lancer.
"Je…" Fais-je avant d’être interrompu.
"Alors comme ça…tu…tu as passé un bon moment si j’ai bien compris !" Me coupe-t-elle sur un ton presque froid, du moins c’est ce qu’il me semble.
Ignorant la raison de cette attitude, je préfère attendre avant de me dévoiler.
"
Oui c’est…c’est ça." Dis-je un peu déçu de voir mon courage durement rassembler se disperser, m’obligeant à un nouvel effort.
"J’aurais aimé que tu sois là pour…le voir pour partager ce moment. C’était…très rafraîchissant !""
"Partager ce moment ? Rafraîchissant ?" Reprend-elle avec une pointe de colère dans la voix qui naît.
"Faire mumuse avec ces saletés de lutins qui ne méritent qu’un bon coup d’pied c’est en dehors de mes capacités !"
"Ne sois pas si catégorique ! Les lutins sont bien différents de ce qu’on croit, tu sais ! Et pourquoi tu t’énerves autant ?" Fais-je curieux de ce changement d’attitude si brusque.
"Arrête-toi." Déclare-t-elle d’une voix juste assez audible.
"De quoi ?" Lui dis-je, peu certain d’avoir bien compris.
"J’ai dit…ARRETE-TOI !" Hurle-t-elle de colère dans mon dos, s’assurant que cette fois-ci, le message est bien passé.
Je m’exécute et pensant qu’elle souhaite simplement que l’on s’arrête un bref instant, elle descend du chien pour commencer à partir, avant de revenir vers moi qui suis descendu à mon tour. Je vois dans son attitude que quelque chose de terrible l’a profondément marqué. Serait-ce son séjour en cellule ?
"Sylve qu’est-ce que tu essaies de me dire, que s’est-il passé ? Tu peux tout me dire tu sais." Lui dis-je en descendant à mon tour de ma monture qui elle, regarde les oiseaux passer tout près.
"Tu l’ignores ?" Me demande-t-elle.
"Quoi donc ?" Fais-je curieux, posant une main réconfortante sur son épaule.
"De ce qui s’est produit durant ton séjour ici, pendant que tu t’amusais gaiement !" Enchaîne-t-elle, le froid revenant dans sa voix et chassant ma main de son épaule.
"Je t’écoute." Dis-je simplement, me jurant de trouver une solution à son mal-être.
"O…Omyre a attaqué Oranan !" Me lâche-t-elle dans un sanglot étouffé.
La déclaration me fige sur place. Tout mon corps se raidit et il me faut un peu de temps avant de parvenir à penser correctement.
(Oranan ? Attaqué ? Par les dieux !)
"Comment ça attaqué, raconte-moi !" Fais-je en la forçant de capter son regard.
Elle se débat de nouveau contre moi. Ne voulant pas la forcer, je préfère abandonner l’idée de la voir face-à-face.
"Omyre a assiégé Oranan avec une immense armée dans le but de conquérir la cité. Une armée s’est levée contre, mené par le roi de Kendra Kâr." Répond-elle d’un ton neutre, dénué de d’émotion.
"Des humains, des elfes, des nains, même des semi hommes !" Continue-t-elle en lâchant un petit rire de surprise devant cette dernière révélation.
"Puis elle est apparue. Oaxaca, elle est venue avec son immense Dragon."
Ce nom, ce simple nom me donne un effroi glaçant, comme si chaque partie de mon être était terrifiée rien qu'à entendre ce nom. Je revois mes longues années de souffrance à Omyre et toute cette peine infligée aux plus faibles dans le seul but de séduire leur reine.
"Le Dragon a détruit les remparts de la cité." Reprend-elle. "
Tous ceux qui s’y trouvaient ont été broyés par ses pattes ou les décombres qu’il a engendré. Mais il a fait bien pire que cela !"
Je m’arrête. Tout mon corps est tenu en alerte, attendant le moindre mot sortant de sa bouche. Je suis suspendu à ses lèvres et chaque déclaration me donne l’impression de défaillir.
"Le Dragon a usé d’une magie…effroyable. Il a englouti la quasi-totalité des âmes présentes, ennemis comme alliés. Il n’y a eu…il n’y a eu qu’une poignée de survivants, si ce n’est les elfes plus résistants ou protégés par une magie inconnue."
Je n’ose imaginer ce qu’elle ressent. Elle ne semble avoir eu que des informations rapportées, ce qui expliquerait sa présence ici. Jamais elle n’aurait quitté sa patrie alors qu’elle a besoin de tous ses soldats pour se défendre, même si c’était pour venir me chercher. Ainsi, elle a passé tout ce temps dans les geôles de la milice de Tulorim, tandis que les siens se faisaient massacrer, incapable de retourner chez elle avant mon retour. Lentement, j’approche une nouvelle fois la main, espérant qu’après ces révélations, elle accepte de se laisser réconforter.
"Sylve, je…" Mes mots s’arrêtent ici. Lorsque ma main la touche, une véritable opposition s’installe.
"NE ME TOUCHE PAS !" Hurle-t-elle en me repoussant une nouvelle fois, mais me faisant enfin face-à-face. Ses yeux prennent les prémices d’une tristesse on ne peut plus palpable.
"Je… Ma mission finie, je suis partie te chercher et c’est à mon arrivée que j’ai eue vent du blocus entourant Oranan. Plus un navire flottant ou volant ne s’y rendait. Je suis venue pour toi au lieu de défendre ma patrie. Non seulement j’ai croupi dans ce trou à rats pendant que mes proches se faisaient décimer, mais toi tu…tu jouaient avec des lutins ! Tu prenais du bon temps pendant que…" Les larmes se mettent à couler alors qu’un mélange de tristesse et de colère se mêle dans le regard qui m’est adressé.
"J’aurais dû mourir avec les miens et…et…et j’aurais préféré que toi aussi tu sois mort, plutôt que d’apprendre que tu prenais du bon temps !"
"Tu…tu ne le penses pas." Fais-je faiblement. Je sais qu’elle agit sous le coup des émotions, mais ses propos n’en restent pas moins douloureux.
"LAISSE-MOI ! JE NE VEUX PLUS TE VOIR ! PLUS JAMAIS !" Hurle-t-elle de nouveau, alors qu’elle prend la direction des embarcations, les larmes ruisselant sur son visage.
Je la regarde partir avec une terrible douleur au cœur. Ai-je mal agi ? Je ne suis pas responsable des actes d’Omyre, ni de la magie du Dragon et ce n’est pas moi qui l’ai incité à venir me chercher. Rien ne m’oblige à ressentir de la culpabilité. Pourtant, c’est bien cette tornade insidieuse de la responsabilité qui se déchaîne en moi. Je ne vois plus Sylve. La tête basse, je ne perçois le sol plus que je ne le regarde réellement. Je visualise mille scénarios. Ce que j’aurais pu faire, ce que j’aurais pu dire, tant avant d’accepter la requête des lutins qu’en ce moment. Et surtout, qu’est-ce que je fais à présent ? Où vais-je et pourquoi ? Dois-je repartir à Oranan et sombrer en voyant les décombres de la cité en plus des morts incalculables ? Moi qui ai juré de la défendre, j’ai passé mon temps à m’amuser en compagnie des lutins. Suis-je en droit d’y retourner ? Dois-je simplement me rendre à la milice de Tulorim pour expier mes fautes ?
Un mouvement sur mon bras me ramène à la réalité. Mange-Botte commence à s’impatienter et tire en avant, peut-être pour poursuivre le chemin. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là à me morfondre et Sylve n’est même plus dans mon champ de vision. En regardant Mange-Botte, je me dis que Tulorim n’est finalement pas une bonne option. Il serait une source de grand intérêt et de conflit. Au mieux, il finira dans une cage à l’abri des regards dans la cave d’un riche homme avide de possession unique et au pire, il finira mort. Un mercenaire préférant le tuer plutôt que de laisser un rival l’obtenir. L’embarcation des Sindeldi est finalement la meilleure option. Je remonte en selle et pour Mange-Botte, au moins pour lui, je reprends la route, une balafre irrémédiable sur mon cœur. Si seulement la magie pouvait la soigner.
(Je crois que...j’ai quelque chose comme ça.)
Je fouille dans mon sac pour y retrouver l’orbe émotif qui se teinte d’une couleur grisâtre tournoyante et se mêlant à du pourpre, ainsi que ma boule à neige. En la secouant, je revois ma première rencontre avec Sylve. Bien que la revoir me ramène à notre dure séparation, je me sens un peu mieux, plus serein, ma peine légèrement atténuée. Hélas, lorsque je quitte les yeux de mon objet, la douleur revient de plus belle, une lame insidieuse qui me perce le cœur. Il ne me reste plus qu’à me plonger sans cesse dans ces souvenirs heureux, qu’il s’agisse de mes moments avec Sylve ou bien ceux en compagnie des lutins.
J’arrive ainsi jusqu’à la zone d’embarcation, la tête plongée dans ma boule à neige, ne levant le regard que pour ne pas dériver de ma destination. J’entends bien que l’on me parle, mais les mots ne trouvent pas le chemin jusqu’à mon esprit. Il est certainement mention de payer pour le trajet de toute manière. Je ne me souviens plus comment je l’ai obtenu, mais je me rappelle la dernière fois que j’ai fouillé mon sac, que je dispose d’un bon pour voyager gratuitement. Avec regret, je laisse ma boule à neige miraculeuse pour retrouver mon bon et le tends, sans pour autant prêter attention à ce qu’on me dit pour rapidement retrouver le confort émotionnel de mes objets magiques. C’est à peine si je perçois qu’on me laisse passer pour pénétrer à bord de l’Anyore.
Je me laisse guider par le personnel qui nous conduit, moi et Mange-Botte là où lui sera le mieux logé. Je reste un petit moment avec le Corgy, le temps qu’il s’habitue à cette nouvelle expérience, puis je retourne en cabine. Sachant qu’un voyage en mer prend plusieurs jours, je compte m’installer à peu près confortablement afin de contempler ma boule à neige pour le reste du voyage, peu importe où nous allons.