Le contrebandier ramassa la bourse que lui avait envoyé Ulric et prit son dû. Ensuite, un de ses subalternes farfouilla dans une caisse, ses mains plongeant dans la paille qui empêchait leurs précieux et dangereux produits de se briser, et en sortit une fiole en forme de larme avant de la lui tendre.
Ulric s’empara de la fiole. Son contenu, mis liquide mis gazeux et, en même temps, aucun des deux, semblait flotter et onduler en des volutes d’un noir pur qui semblait assombrir l’air autour de lui par sa seule présence. Pas de doute, c’était bien ce qu’il lui fallait et pas une contrefaçon.
« Parfait. », commenta-t-il davantage pour lui-même que pour les contrebandiers qui n’avaient sans doute que faire de ses louanges.
La fiole était également plus grande que la dernière qu’il avait achetée, comme il l’avait requis. Il se sentait fébrile à l’idée de regoûter à l’étrange substance mais, pour l’instant, il se contenta de la faire rapidement disparaitre dans son sac. Là-dessus, il quitta la pièce par la même ouverture et les deux gardes refermèrent le passage derrière lui.
La transaction n’avait pris qu’un court instant mais Ulric avait déjà passé la plus grande partie de la matinée à courir aux quatre coins de la ville et il commençait à avoir la dalle. Ainsi, après être sorti de la bâtisse, il reprit sa route dans les ruelles sordides des Docks en quête de la première gargote qu’il trouverait.
Ce ne fut pas long avant que l’odeur du poisson grillé ne se mélange aux effluves habituels du quartier dans un amalgame peu ragoutant. Ulric remonta la piste olfactive et se retrouva rapidement devant un groupe de marins réunis autour de quelques tables. Derrière eux se trouvait un bar opéré par un manchot qui lavait des verres sans grande conviction de sa seule main, ainsi qu’un braséro au-dessus duquel se trouvait une grille pour griller les aliments.
Ulric aborda le manchot pour lui acheter un de ses mets raffinés lorsqu’une voix l’interpella derrière lui :
« Hey, l’grand dadais, j’t’ai jamais vu dans le coin. Ça fait longtemps qu’t’es là ? »
Ulric se retourna pour découvrir son interlocuteur. Un marin, la quarantaine bien entamée, était assis à une table ronde sur laquelle s’empilait déjà de nombreuses chopes en compagnie d’un de ses collègues. La peau tannée comme du vieux cuir par le soleil et le vent et les mains larges comme des pelles, il avait le nez aplati par de nombreuses fractures ainsi que les oreilles en choux-fleurs. Un ancien bagarreur, ça ne faisait aucun doute, cependant Ulric ne vit aucune marque de coups récents. Peut-être l’âge l’avait-il assagi, ou cela faisait-il justement trop longtemps qu’il n’avait pas échangé quelques coups de poings ? Mais, surtout, de quel droit se permettait-il de l’interpeller de la sorte ? S’il voulait remettre en cause sa présence ici, c’était raté : s’il y avait bien une personne qui n’avait pas à craindre toute la racaille des Docks, c’était Ulric.
« Plus longtemps que toi, sans aucun doute ! », cracha l’apprenti mage qui manquait de répliques percutantes.
« Plus longtemps que moi ? Peuh ! Tu crois qu’j’ai pas entendu ton accent de merde des duchés ? Je suis né ici, moi, mon grand ! »
« Et qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu comptes taxer tous les gens dans le quartier qui ne sentent pas assez le rat à ton gout pour te sentir mieux en comparaison ? »
« Oh, calme, là ! Je ne fais que causer moi, merde ! », s’offusqua le marin avant de se retourner vers son compagnon, « Non, mais t’as vu ça ? »
« Laisse couler, Ric’, tu connais les jeunes de nos jours. », fit son compagnon.
Ulric n’en revenait pas ; c’était lui qui venait le faire chier, et voilà qu’il jouait maintenant la victime ! Au moins, il n’avait pas l’air de chercher à se battre, c’était déjà ça. Ulric se mit à avaler sa pitance le plus vite possible pour pouvoir partir faire quelque chose de plus intéressant, quoique ce soit, pendant que les deux marins continuaient de parler dans son dos.
« J’étais tout content d’enfin être d’retour au bercail, et v’là qu’ce con i’ m’gâche mon humeur à m’traiter d’rat ! »
Il beuglait à moitié alors qu’il disait ça, sans aucun doute pour être sûr qu’Ulric l’entende geindre. S’il cherchait à ce que le jeune homme perde son sang froid et engage les hostilités, il pourrait bien obtenir ce qu’il voulait.
(Mais pas ici.), pensa-t-il en balayant les personnes présentes du regard.
« … traversée de merde, en plus ! Juste deux jours avant qu’on jette l’encre à Henehar, on tombe dans une de ces tempêtes et le nouveau mousse qui tombe à l’eau ! »
A force de gueuler comme un goret tous les détails de sa vie insignifiante, il allait bien finir par lui donner mal de crâne.
« … c’pour ça qu’j’le dit à tous les mousses : " Apprends pas à nager, c’est un piège à con ! Si tu tombes à l’eau, on sait pas te repêcher de toute façon, alors ‘vaut mieux crever vite ! " »
C’était décidé : dès que ce gros tas s’éloignerait avec son pote, il s’occuperait de lui et le balancerait dans le port. Il verrait bien si lui savait nager.
« Et en plus, on reste à quais jusqu’à chais pas quand ! Et tu crois que je suis payé tant que j’suis à terre, moi ? Ben non ! »
A moins qu’il ne les tue ici, devant tout le monde ? Ce n’était pas comme si la garde se préoccupait de ce qu’il passait au milieu des docks, de toute façon.
« Tout ça parce que l’cap’taine prend tous les pots de vin de cette bande de mages… »
« Quoi, quels mages ? », ne put s’empêcher Ulric en se retournant.
Autant la vie du marin l’indifférait, autant si ça commençait à parler de magie… Il pourrait bien mettre ses envies de meurtre de côté s’il pouvait glaner une quelconque information intéressante de ces deux-là.
« Eh ben, j’croyais qu’tu voulais pas parler, mon cochon ! Qu’est-ce que ça peut bien t’ foutre et pourquoi tu nous écoutes causer, déjà ? »
C’était vrai que la conversation n’avait pas commencé du meilleur pied mais, voyant les nombreuses chopes vides sur leur table, Ulric eut une idée pour calmer le jeu :
« Hey, le manchot, deux bières pour ces messieurs ! », ordonna-t-il au propriétaire de l’établissement qui se hâta de répondre à la demande, portant deux nouvelles pintes aux marins.
« Ah bah voilà, c’est mieux, on est entre amis, maintenant ! », fit le marin, satisfait.
Là-dessus, il tapota la place en face de lui d’une large main, invitant Ulric a s’y installer avec un grand sourire. Cet homme changeait d’attitude plus vite qu’une girouette. Un des coups qu’il avait pris à la tête avait dû lui endommager le cerveau, ce n’était pas possible autrement ! Ulric ne tergiversa pas, cependant, et pris la place qui lui était offerte en espérant qu’il tirerait quelque chose d’intéressant de la pénible discussion qui s’annonçait.
« Alors, tu vois, on s’apprêtait à lever l’ancre d’Henehar quand l’cap’taine nous dit qu’on allait prendre des mages avec nous pour la traversée. », commença-t-il en entamant sa chope.
« D’abord, on n’en a rien pensé, parce qu’on le fait souvent et on est toujours content d’avoir un d’ces gars en cas de pirates, mais eux, ils étaient bizarres. Enfin, ils le sont tous, mais eux, ils étaient vraiment, vraiment bizarres. »
« Bizarres ? Comment ça ? », demanda Ulric, curieux.
« Bah, déjà, y en avait toute une bande. D’habitude, on en a un ou deux mais, là, si l’un d’eux m’avait dit qu’ils étaient une armée partie se conquérir un royaume, j’l’aurais cru ! »
« C’est tout ? »
« Nan, ils avaient tous des masques, aussi. Je pose pas de questions à ces gens-là, mais c’était bizarre. »
« Et ils sont ici, à Kendra Kâr ? »
Le marin regarda au fond de sa chope qu’il avait vidé à une vitesse éclair tout en parlant.
« Chais pas. Peut-être que j’pourrais m’rappeler si on m’aidait. »
Ulric poussa un soupir avant de recommander deux pintes au manchot. Le marin regarda Ulric avec un grand sourire, comme s’il venait de se trouver une oie aux œufs d’or. Après une longue et bruyante gorgée de sa nouvelle pinte, il reprit.
« Ouais, ils sont descendus ici il y a deux jours après avoir payé l’cap’taine pour attendre leur retour. Mais c’qu’ils foutent ? Bah, va leur demander ! »
« Il n’y en a aucun qui est resté à bord ? »
« Euh… J’crois qu’ils ont laissé un d’leurs gusses pour surveiller leurs affaires, mais j’crois qu’c’était surtout parce qu’il les faisait chier. »
Les yeux d’Ulric s’agrandirent suite à cette information. S’ils avaient laissé des « affaires » à bord avec seulement un garde, peut-être pourrait-il s’y introduire pour fouiller. Il trouverait forcément quelque chose d’intéressant ! Des armes magiques, de nouveaux grimoires, ou juste des notes, n’importe quoi qui l’aiderait dans son propre apprentissage.
« Et il y a-t-il d’autres personnes qui gardent le bateau ? », osa-t-il en espérant que le marin ne trouverait pas la question trop suspecte.
Là-dessus, au lieu de répondre, de s’offusquer ou d’afficher une mine méfiante, le marin se contenta de vider sa chope aussi vite que s’il en avait juste jeté le contenu au fond d’un puis, avant de la poser à l’envers sur la table, faisant bien comprendre qu’elle était vide.
(Fils de pute.), pensa Ulric qui commençait à douter qu’il pourrait réellement payer toutes ces bières.
« Le manchot, une nouvelle tournée ! », ordonna-t-il à contre-cœur.
« Alors, ya la garde du port qui surveille le quai en permanence. Après, à bord, il doit rester le cap’taine, le second, p’t-être. Et leur gars, bien sûr. Le reste est à terre. Après presque deux mois en mers, t’as envie d’un peu de terre ferme, tu comprends ?»
Cela ne faisait donc pas grand monde. Ça ne devrait pas être trop compliqué de se faufiler à bord. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce genre de choses.
« Et il s’appelle comment, ce bateau ? »
« Le Roi Jaune. Une grande flûte, tu peux pas le louper ! »
Ulric avait à présent bien assez d’informations comme ça, il ne lui restait plus qu’à faire un peu de repérage et élaborer un plan. Il se releva de sa chaise en faisant comprendre à son interlocuteur qu’il en avait fini mais celui-ci l’interpella à nouveau :
« Une dernière chose : s’il devait se passer quoique ce soit de louche près du bateau dans les jours qui viennent, y s’pourrait qu’j’ai vu quelqu’un poser des questions vachement bizarre, s’tu vois c’que j’veux dire. »
(Cet enfoiré va me vider ma bourse juste pour cette pisse d’âne !), ragea l’apprenti mage intérieurement. Cependant, il devait bien admettre que, une fois de plus, il s’était montré bien imprudent.
« Le manchot, tu connais la chanson maintenant ! »
Le marin, lui, était hilare :
« Avec ça, j’devrais bien pouvoir oublier ! »
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