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Quelques minutes après nous être installés, un groupe de sindels aux habits uniformes et nous prient de nous attacher avec les ceintures de cuir des fauteuils dans lesquels nous sommes assis. L'immense vaisseau se met alors à trembler, ce que j’interprète comme un signe que nous quittons le sol, puis vient l'ennui. Je me rapproche tout d'abord du hublot pour voir la ville s'éloigner sous le cynore et défiler le paysage, mais je ne suis pas de ceux qui peuvent rester des heures à admirer un paysage. Je me lève donc et vais demander à l'elfe le plus proche combien de temps doit durer le vol. En voyant la déception sur mon visage lorsqu'il m'annonce que je suis enfermé à bord pendant douze heures, il tente de me rassurer en prétendant que le temps passera plus vite en faisant une sieste. Une sieste si tôt après s'être levé ? Je lui dis que je préférerais qu'il me montre comment fonctionne le cynore, mais c'est impossible, je suis condamné à rester dans cette cabine douze longues heures si je ne meurs pas d'ennui d'ici là. J'ai beau essayer de trouver la position la plus confortable pour faire un somme, mais rien n'y fait. Je me rends rapidement compte que ma seule occupation viendra de mes dés, que je lance à répétition sur la petite table devant mon fauteuil. Bien qu'il me permette de constater que les dés noirs ne font jamais moins de quatre et les dés blancs jamais plus de trois, l'activité devient rapidement lassante. Je me décide donc d'aller proposer à mes équipiers de jouer pour passer le temps, et puis, si je gagne quelques pièces, qui s'en plaindra ? Je commence donc par aborder Mathias Belmont et son garde patibulaire.
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On s'ennuie comme des rats morts ici ! Ça vous dit de jouer aux dés pour tuer le temps ?"
Le noble lève les yeux de ses parchemins pour refuser poliment avant de retourner à ses lectures. Le mercenaire, quant à lui, me regarde un instant avant de demander ce qu'il y a à gagner. Fait-il partie de ces gens qui ne bougent que lorsqu'on leur promet assez d'argent ? Je tourne la tête vers Mathias pour évoquer la récompense de notre mission.
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Trois mille yus, c'est bien ça ?"
Tout en tendant les trois dés blancs au garde en armure de cuir, j'officialise ma proposition.
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C'est pas mal pour une partie de rafle non ?"
Sa réponse ne tarde pas. Il refuse de risquer sa paye contre un gamin et me demande si j'ai autre chose à lui proposer. Alors qu'il affiche une moue déçue, je hausse les sourcils d'incompréhension en répliquant :
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Si t'as peur de tout perdre, on peut en jouer seulement une partie. C'est toi qui voulais un enjeu après tout... Et si tu as vraiment peur de perdre de l'argent, mieux vaut ça que perdre ton épée, non ? Surtout maintenant, si tu veux mon avis."
Il lève alors un sourcil en me regardant d'un ton neutre, puis se penche en avant pour se rapprocher de moi et me demander à voix basse ce que moi, j'avais à perdre. Je plisse les yeux pour tenter de deviner ce qu'il peut bien attendre de moi. Qu'ai-je à parier après tout ? Ma récompense, mais encore ? Ma liberté ? Devenir un esclave ne m'enchante guère, mais comme je n'ai rien d'autre à jouer, je tente de lui présenter la chose de manière dissuasive.
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Qui puisse t'intéresser ? Trois mille yus et... ma liberté. Mais comme trois mille yus semblent déjà un enjeu trop grand pour toi, je te vois mal augmenter la mise pour avoir l'ensemble."
Alors que je lève un sourcil en attendant sa réponse, celle-ci me surprend un peu. Il semblerait que les mœurs d'ici soient bien différentes de celles d'Omyre puisqu'il m'explique les gens d'ici ne jouaient pas leur liberté. Finalement, il accepte de parier vingt yus, ce que vaut mon jeu d'après lui. Sa mise me déçoit, je pensais avoir affaire à un gros joueur, mais non, vingt misérables yus. Je ne fais aucun effort pour cacher ma déception et me contente de hausser les épaules en lui tendant les dés blancs qu'il refuse d'un signe de la main.
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Haha, me prend pas pour un con. Dans les tavernes d'Exech, on apprend à refuser les dés lorsqu'on parie de l'argent. Je jouerai avec les miens."
Il ne joue pas beaucoup, mais n'est pas du genre à se laisser berner. Je range alors les dés blancs pour utiliser les noirs. Les dés roulent sur la table. Je l'emporte de justesse avec deux six et un cinq contre deux six et un quatre. Je le vois alors sourire en posant les vingt yus perdus sur la table tout en déclarant que la somme était peu cher payé pour s'assurer que j'étais bien une crevure. Il me chasse ensuite en m'ordonnant de prendre mon gain et de lui foutre la paix sur-le-champ. Son ton est sans équivoque, je ne cherche donc pas à relancer le jeu ou continuer la discussion. En rangeant mon gain dans ma bourse, je croise le regard de Mathias qui se replonge rapidement dans ses documents. Après avoir rangé également mes dés, et avant de lui tourner définitivement le dos, je lance une dernière remarque cinglante au mercenaire pour lui retourner son compliment.
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Six, six, quatre. Je vois qu'on triche presque aussi bien à Exech qu'à Omyre.... Crevure."
Laissant derrière moi cet individu à qui je ne souhaite pas faire plus confiance que lui ne le fera avec moi, je vais chercher la compagnie plus agréable du dénommé Fromritt.
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Fromritt, c'est bien ça ? T'as l'air d'être le seul du groupe qui soit sympa, ça te dit de jouer un peu aux dés pour éviter s'ennuyer pendant le voyage ?"
Le grand châtain se montre intéressé, mais précise qu'il ne souhaite pas jouer d'argent. Au moins, il accepte de jouer. J'évoque donc la récompense pour l'encourager à miser quelques pièces avec un clin d’œil complice.
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On peut parier une partie de la récompense. On va empocher trois mille yus d'ici pas longtemps."
Le trentenaire éclate de rire et me répond avec entrain que j'ai de l'espoir et que ça lui plaît. Il me demande ensuite d'expliquer les règles et propose de commencer avec une mise de cinq yus. Ce n'est pas une grosse mise, mais il semble enthousiaste, me donnant bon espoir de le voir augmenter sa mise par la suite. Je me jette donc sur le fauteuil en face du sien et pose sur la table qui nous sépare les six dés, les blancs devant lui, les noirs devant moi.
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La rafle, c'est classique, celui qui fait le plus haut score gagne."
Je pose donc cinq yus sur la table et lui demande si les règles lui conviennent en m'emparant des dés devant moi. Un sourire aux lèvres, il accepte et suit la mise, s'apprêtant lui aussi à lancer les dés. Les résultats sont sans appel, un total de seize pour moi contre cinq pour lui. Je ramasse donc sa mise en lui proposant de rejouer.
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Pas de bol, tu veux retenter ta chance ?"
Loin d'être déçu par cette perte, le grand gaillard semble s'amuser et double même la mise en posant une pièce de cuivre sur la table.
"
Soyons fous !"
Je ne peux qu'approuver en suivant sa mise et nous lançons nos dés à l'unisson. Seize contre quatre, mais il ne se débine pas, poussant lui-même sa pièce jusqu'à moi et doublant encore sa mise. Il annonce cependant que sa bourse est déjà presque vide et qu'il lui faudra bientôt piocher dans ça récompense, sans laisser entendre que ça l'embêterait pour autant.
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Houla, c'est vrai que c'est pas ta journée, dis moi, déjà que tu as mauvaise mine... M'enfin si tu veux continuer, je vais pas me plaindre."
Je le brosse dans le sens du poil pour le faire marcher et je le vois courir, quel innocent. Il déclare même qu'il "sent bien" ses dés, le pauvre, et qu'il commencera à gagner avec de plus grosses mises. Le sourire toujours aux lèvres, nous lançons à nouveau nos dés et je l'emporte, comme prévu. J'en profite pour l'inviter à augmenter la mise plus vite.
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On dirait que tu vas devoir jouer des mises beaucoup plus grosses pour gagner, haha."
Je le vois alors vider sa bourse sur table et compter soigneusement les cent quinze yus qu'elle contenait, espérant que ça suffise. Il dit aussi espérer avoir plus de chance contre les ennemis qui nous attendent, comme si la chance avait sa place dans ce jeu de dupes. Mon cœur balance. J'aurais presque des remords à profiter de la naïveté d'un être aussi sympathique et jovial, mais si les scores obtenus jusqu'ici ne lui font pas comprendre que les dés sont truqués, alors peut-être que la perte de toutes ses économies le rendra plus méfiant à l'avenir - ce qui pourrait lui sauver la vie. Tout en lançant mes dés,je lance, comme une incantation:
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Y'a qu'un moyen de le savoir !"
Je l'emporte une fois de plus haut la main et j'attire à moi le petit magot en le regardant se gratter la barbe et l'arrière du crâne.
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Malheureux aux jeux, heureux en... Ah... J'espère pour toi que l'adage n'est pas vrai, un jeune homme doit être heureux, surtout en amour, hé hé. Dis, tu as quelque chose pour écrire ? Maintenant, je dois parier à crédit, haha."
Sa réaction me laisse pantois, les yeux écarquillés, alors que tirais déjà à moi le tas de pièces. J'en suis à me demander s'il est simplet ou s'il se fout de moi depuis un moment déjà, ce qui expliquerait son sourire. Et puis, d'où il me parle d'amour ? Le seul amour que je connais, c'est celui qu'on achète. Je lui propose donc de mettre à plus tard la suite de la partie, le temps de me faire un avis définitif sur lui.
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Je... Je sais pas lire. On verra bien si ta chance a tourné à la fin de notre mission."
Je lui adresse alors un clin d’œil et range mes dés dans leur bourse. J'hésite un instant au moment de m'emparer de mon butin, après tout, si nous arrivons en ville, lui laisser de quoi acheter un peu de matériel pourrait bien me sauver la vie. Je ne prélève donc que quinze yus, afin de lui en laisser exactement cent puis me lève en lui déclarant :
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On aura peut-être l'occasion de s'arrêter dans une boutique en chemin, si c'est le cas, tu auras sans doute besoin de ça."
Je n'oublie cependant pas de lui signifier que j'aimerais récupérer ces yus lorsque nous serons riches au point qu'ils ne lui importent plus au moment de m'éloigner.
"
Tu me dois cent yus !"
"
On verra ça, je prendrais ma revanche sur le retour et c'est toi qui me devras quelques yus !"
Je m'arrête un instant pour le voir ranger ses yus, ses yeux noisette souriant tout autant que sa bouche. Il plante ensuite ses iris dans les miens et me dit calmement :
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T'es pas un mauvais gars, p'tit. C'est bien de pouvoir constater ça."
Ne sachant pas quoi répondre, je reste un instant debout, le regardant sortir son arme sans un bruit pour l'astiquer. Son sourire n'est pas menaçant, j'ai même l'impression qu'il s'est volontairement laissé dépouiller. Il me plaît ce type, avec son côté excentrique. Je lui offre donc un compliment avant de m'éloigner pour de bon.
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T'étais le seul à pas me prendre de haut ce matin, l'vieux. Ça aussi, c’était bien."
Je laisse donc derrière moi ce brave Fromritt pour m'approcher du semi-elfe, que j'aborde avec un ton provocateur.
"
Hé, joli bonnet, une partie de dés pour passer le temps ? Et autant te prévenir, tant que je ne saurai pas ton nom, tu peux être certain que je t'appellerai "joli bonnet"."
Je le vois esquisser un sourire avant de se présenter et... de poser son bonnet sur ma tête, prétextant qu'effectivement il m'irait mieux qu'à lui. À peine a-t-il lâché son couvre chef sur ma tignasse, que ma main le recouvre déjà et que, tout en rangeant mes dés, je lui déclare d'un air malicieux:
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Donner, c'est donner, j'espère que t'y tenais pas."
Il commence par me faire comprendre que je peux garder le bonnet puis avise mes dés et décline en déclarant qu'il ne joue jamais, préférant laisser la logique guider ses actes, celle-ci le poussant à me demander si je viens bien d'Omyre. Je réponds donc à la question de cet être qui semble si sérieux.
"
Je te rassure, il n'y aurait pas eu de hasard dans notre partie. C'est ça, Omyre, la cité noire ou encore n'importe quel autre nom qui puisse lui être donné. Tu y es déjà allé ?"
Il m'assure qu'il ne doute pas un instant du manque de hasard dans l'activité que je lui ai proposé, puis enchaîne avec Omyre, qui semble davantage l'intéresser, même s'il n'y a jamais mis les pieds. Il me demande plus précisément comment un gamin a réussi à grandir dans une ville avec une si mauvaise réputation et comment me retrouve à jouer les mercenaires sur un autre continent. Comme je sens que la conversation risque de durer un moment, je m'installe confortablement en face de lui et lui fait un bref résumé de ma vie, marquant une pause avant d'aborder mon départ.
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Le vol principalement. Lorsque les gens s'entretuent, il finit toujours pas y avoir un cadavre qui se laissera dépouiller sans danger. Une fois que l'on sait où se cacher et où chercher les cadavres, il suffit de ne pas se faire attraper entre les deux... Disons que je devais quitter la ville et que je me suis fait enrôler par des pirates. Ensuite j'ai juste entendu parler d'une somme d'argent que je n'aurais jamais pu obtenir par d'autres moyens."
Je le vois hocher la tête durant mon court récit, avant d'évoquer son enfance, guère plus enviable que la mienne. A ceci près que, là d'où il vient, il y aurait des prêtres de Gaïa pour sortir les gamins de la rue et leur imposer leurs "préceptes à la con". Je me sens alors plus proche de cet individu qui m'a paru si froid et distant devant chez Belmont et ne peux retenir un sourire en apprenant que nous avons débuté nos vies de manière similaire. Ce lien semble aussi lui donner envie de s'intéresser un peu plus à moi puisqu'il me demande comment je compte sortir de cette mission, rappelant que l'argent est plus utile lorsqu'on est assez vivant pour le dépenser.
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Comme j'ai survécu à Omyre, en improvisant devant chaque obstacle qu'on va croiser..."
Je me rapproche alors de lui pour que personne n'entende la suite.
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Et si vraiment, je sens qu'on a aucune chance, je ferai comme à Omyre et partirai vers des lieux moins hostiles."
Si ce demi-elfe a réellement grandi dans les rues, alors il ne me jugera pas pour cette réponse. Je prends même le pari que ma franchise peut le rassurer. Si nous sommes passés par les mêmes difficultés, il doit bien deviner ce que je compte faire, et lui mentir n'inspirerait que la méfiance. Soucieux toutefois de ne pas être vu comme prêt à les abandonner au premier obstacle, je lui demande d'où il vient afin de montrer que je peux m'intéresser au groupe. Il me répond en parlant de Tulorim et de Kendra Kar, ce à quoi je réplique que je n'ai pas eu le temps de visiter la ville que nous venons de quitter et que je n'ai que vaguement entendu parler de la cité blanche. Quant à ma désertion éventuelle, elle ne semble pas le choquer, admettant que la retraite est une solution raisonnable et espérant que Belmont en ait conscience le moment venu. Il pose ensuite sur moi un regard incrédule, m'interrogeant sur la façon dont j'avais réussi à me faire recruter. Cet air incrédule est pour moi un compliment, aussi, je prends mes aises et lui répond en affichant une certaine satisfaction vis-à-vis de ce recrutement.
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Les pirates de Darhàm m'ont enrôlé, car je venais d'Omyre. J'ai donc joué sur la réputation de la ville. Si cet argument suffit à m'ouvrir toutes les portes, je me dis que ma vie va devenir très agréable maintenant que je l'ai quittée."
Lorsque Selen avoue avoir fait perdre patience à Mathias lors de son recrutement, je me sens obligé de lui raconter la manière bruyante avec laquelle j'ai obtenu un entretien, éprouvant moi aussi la patience de notre chef d'expédition. Loin de rire à cette anecdote, le demi-elfe, toujours sérieux, s'interroge sur le noble, le pense désespéré et se demande ce qu'il espère accomplir avec une escorte aussi réduite. Je ne me laisse pas atteindre son inquiétude, pas avant de voir ce qui m'attend. Je lui réponds donc avec désinvolture :
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Aucune idée, tant qu'il me paye et que je survis, il peut bien déclencher une guerre que ça m'est égal."
Selen est vraiment trop sérieux pour moi. Le voici qui se met à réfléchir à l'hypothèse d'une guerre alors que j'ai balancé ça comme j'aurais pu balancer n'importe quoi d'autre.
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Déclencher une guerre... Oui, peut-être. Qui sait. J'ai bien arrêté l'invasion d'un dieu."
Je l'entends ensuite revenir sur l'humeur de Mathias, mais je ne l'écoute déjà plus. Arrêter un dieu, et puis quoi encore... Je suis encore tombé sur un de ces prédicateurs en manque de reconnaissance. Si leurs prétendus dieux existaient, pourquoi s'embarasseraient-ils d'eux ? Comment pourraient-ils seulement espérer contrecarrer leurs plans ? J'en ai assez entendu. Je préfère me lever pour retourner à ma place. En m'éloignant, sans le quitter du regard, je lui donne une réponse vague qui mettra fin à notre conversation.
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Si tu le dis."
De retour à ma place, je sais qu'il me reste malheureusement encore de longues heures à patienter, mais, cette fois, je n'ai vraiment plus rien à faire si ce n'est dormir. Je m'installe donc du mieux que je peux, enfonce le bonnet rouge sur ma tête jusqu'à ce qu'il recouvre mes yeux et, plongé dans l'obscurité, commence à somnoler. Si j'espère m'endormir rapidement, j'espère surtout qu'ils penseront à me réveiller en arrivant.
(((HRP: pour résumer, Eden gagne 20 yus du garde du corps de Mathias, 50 yus de Fromritt et le Bonnet rouge de diablotin (Habit, Niv. 8, permet de communiquer par la pensée avec un autre porteur d'un bonnet de diablotin.) de Selen.)))
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