~
Auparavant~
~4~
Lorsque Genji s'attelle à défaire le gantelet de la main blessée, mes yeux violets la scrutent un court moment. La plaie est nette, bel et bien traversante entre le pouce et l'index. Une broutille comparé à ce que j'ai déjà du soigner sur le milicien, mais impressionnante néanmoins. Je détourne la tête, offrant un ersatz d'intimité à la petite famille. Mon esprit est de nouveau concentré sur le scribe, dont le propre regard est tourné vers la Vénérable. Elle-même soutient l'attention donnée, fronçant les sourcils à mesure que les secondes s'égrènent. J'ai la quasi certitude qu'ils ont un échange des plus poussés sans prononcer une parole, en particulier suite au bref coup d'oeil donné aux enfants en bas âge. L'ynorienne finit par briser l'étrange équilibre en énonçant les identités des défunts, me regardant droit dans les yeux en mentionnant Tohru par son ancien nom. Ma gorge brûle, ma voix éraillée sonnant discordante à mes oreilles quand je la corrige, précisant que Talia et moi l'avons adoptée depuis peu. L'expression compatissante de l'archiviste a le singulier effet de me rendre à la fois reconnaissant pour sa sollicitude, et causer un regain d'irritabilité liée à la pitié qui émane de lui. Fort heureusement, l'homme a le bon goût de requérir l'aide de la doyenne des lieux afin d'identifier d'autres personnes dont nul ne semble se préoccuper présentement. Un soupir irrité échappe à la femme, mais à la voir se redresser avec une certaine arrogance, il est certain que cette attention la flatte grandement. Je ne les regarde pas s'éloigner, retournant à la contemplation du visage juvénile contre moi.
Autour de nous, un certain silence prend place. Recueillement, deuil, le poids du chagrin. Je décèle bien quelques personnes se déplacer à proximité, mais je n'y prête guère d'attention. Sauf lorsque je reconnais la voix douce de la prêtresse de Gaïa qui m'a jadis aidé à mieux comprendre ma magie. L'ynorienne en uniforme de son temple nous fait ses condoléances avec toute la gentillesse que je lui connais, mais son côté distant et traditionnellement inapprochable est amoindri par sa pâleur et ses traits tirés. J'ai la certitude qu'elle a passé des heures à utiliser sa magie sans bien comprendre dans quel but. Autour de nous, seuls des défunts gisent. Si mon esprit est assailli de questions, je ne ressens toutefois pas la force de les lui poser. Je sens que je risque de l'inciter à me dévoiler ses soucis si je l'interroge, et je ne me sens pas la force de me charger de fardeaux supplémentaires. Je demeure coi, me contentant d'un signe de tête. Elle esquisse un petit sourire dépité et effectue un léger mouvement du buste respectueux avant de nous tourner le dos. La voir partir ainsi me cause une soudaine poussée de culpabilité, et pourtant j'ai encore cette sensation qu'ouvrir la bouche me demanderait autant d'efforts que de passer de force à travers une paroi. Présentement, cela demeure au-dessus de mes forces.
Mes yeux violets se contentent de suivre ses déplacements jusqu'à un corps isolé auprès duquel elle s'agenouille, ses mains se mettant à luire de cette si particulière aura dorée qui m'est tant familière. Mes lèvres s'entrouvrent alors que je réalise ce qu'elle s'évertue à faire. Nombreux sont nos disparus étendus dans le quartier à être entourés de proches, mais certains sont délaissés. Sans doute leur famille fait-elle partie des civils qui ont été évacués de la cité et ne seront pas là avant plusieurs jours. Les préserver jusqu'à leur arrivée. Faire en sorte que ceux qui vont les pleurer auront l'opportunité de leur faire leurs adieux avant... De nouveau j'observe ma fille et si j'avais encore des larmes à verser, nul doute qu'elles se feraient connaitre. Je le sais... Je suis parfaitement bien placé pour savoir qu'à un moment ou à un autre, il nous faudra nous séparer. Mais... Mais je ne le veux pas... Pas tout de...
"
Waaah ! Arrête ! Arrête ! Arrêeeeeteuuuh !"
Je sursaute comme tous mes proches au soudain éclat de voix émanant de derrière moi. Mon corps pivote, mettant dans mon champ de vision la prêtresse, vers laquelle un singulier individu se hâte à grandes foulées. Un homme à l'entendre, vêtu à l'ynorienne au premier abord, mais sous la tenue duquel brille l'éclat d'une armure alors qu'il passe à toute allure derrière notre groupe. J'ai juste le temps de voir que son visage est couvert d'un masque de bois clair avant que son chapeau traditionnel, bizarrement
rabattu sur une chevelure noire coupée à hauteur de menton, ne m'en cache la vue. À sa ceinture pend le fourreau d'une épée, une petite sacoche, mais surtout une farandole de petites fioles dont le contenu, apparemment liquide, se meut à peine quand il se déplace. Il agrippe sans ménagement l'épaule de la jeune femme et la repousse avec suffisamment de force pour que cette dernière s'affale par terre, puis il se jette à côté du corps et tend ses deux mains au-dessus du torse inerte. Quelques secondes s'écoulent avant qu'il ne baisse théâtralement la tête puis la relève pour pousser un son... D'exaspération ?
"
Et voilà ! Inutilisable !", s'écrie-t-il avant de pointer du doigt la jeune femme qui s'agenouille comme rien ne s'était passé. "
Pourquoi faut toujours que tu ruines tout ?"
"
Navrée de faire mon office."
"
Ce gâchis ! Non seulement tu t'épuises pour de futurs tas de cendres, mais en prime tu m'empêches de faire *mon* office !"
"
Tas de... Respecte nos défunts !"
"
Oh ? Tu penses qu'ils vont se vexer que je ne leur fasse pas de courbettes en leur disant 'vous' ? Bou-hou, honte sur moi ! Comme s'ils allaient me rendre la pareille de toute façon !"
Une atmosphère sidérée tombe sur les environs, l'échange grimpant en vitriol à mesure que le temps passe. La prêtresse finit par bondir sur ses pieds, son flegme ynorien balayé par un juste courroux. Elle est toutefois contrainte de lever la tête pour regarder son interlocuteur dans les yeux.
"
C'est ainsi. Tant que les familles ne les auront pas vus, tu ne les approcheras pas !"
L'homme masqué tend l'index vers elle, s'apprêtant à répliquer quand toute son attitude change. Il ramène son doigt là où son menton devrait se trouver et le tapote.
"
Donc... Si les familles les ont vus..."
L'individu masqué se détourne d'un coup de son interlocutrice et balaye les lieux du regard. J'ai un mauvais pressentiment quand son visage de bois reste rivé à notre groupe. Et comme je le craignais, il nous approche à pas rapides, ne stoppant son avancée qu'à deux foulées de nous.
"
Vous ! Elle n'a pas posé ses brillantes paluches dessus, pas vrai ? Parfait ! J'ai besoin de ces morts. Donnez-les moi."
"
Mais tu es devenu fou ?", s'insurge la prêtresse en le rattrapant puis en tentant de le tirer par la tunique, chose qu'il interrompt en frappant son bras à la pliure du coude.
"
Ca va, je vais juste les autopsier, pas les bouffer !"
"
Les... Quoi ?"
L'homme lève les yeux au ciel puis les mains, renouvelant son geste exaspéré.
"
Ouvre un ouvrage de médecine. Un vrai, pas un truc magique pour une fois. Retiens juste que ça sert à savoir de quoi quelqu'un est mort sans avoir besoin de le relever à coup de magie obscure pour qu'il te le dise de défunte voix. "
Je cligne plusieurs fois des yeux et échange un regard d'incompréhension avec mes proches. Je perçois les serres de Talia appuyer un peu plus contre mon dos, quelques instants avant qu'elle prenne la parole.
"
Inutile. Ce sont des victimes du Dragon Noir.", dit-elle, recevant toute l'attention de l'individu masqué.
Je sens ma peau se hérisser quand non seulement il se permet de l'observer sans aucune pudeur, mais qu'il lui répond avec condescendance et une désagréable familiarité.
"
Incroyaaable. Oh, je n'en avais aucune foutre idée ! Tu m'en apprends une belle, là.", dit-il avant de se donner un léger coup de la paume contre le front masqué puis de se pencher vers l'avant. "
Ce qui ne répond pas à ma question de savoir exactement ce que la grosse bébête a eu comme effet. Est-ce que tous leurs organes ont éclaté en même temps ? Est-ce qu'ils sont au contraire tous intacts ? Ou disparus comme le contenu renversé d'un vase ? ", fait-il avec une rapidité déconcertante et franchement inappropriée, avant de descendre son regard sur Tohru. "
Ou d'une tasse, tiens."
Mon chagrin vire soudainement à une colère indicible lorsque je vois sa main s'approcher de ma fille. Sauf que je n'ai pas l'occasion de réagir car Hidate a bondi de sa place, usant instinctivement de sa main blessée pour tenter d'agripper l'importun. Vif, bien plus que je ne l'aurais soupçonné, l'homme pare le poignet du milicien et change de prise jusqu'à agripper fermement mon ami par ce dernier. De sa main libre, il effleure sa ceinture, compte deux fioles et se saisit de la troisième. Son pouce fait sauter le bouchon et il renverse le contenu sur la plaie. Le géant ynorien tressaille violemment et retire son bras avec force. Hidate, pourtant un familier de la douleur, se met à suer fortement. Devant nos yeux, la blessure se déforme et s'élargit au premier abord, causant un nouvel afflux sanguin, puis la peau autour se meut comme tirée par d'innombrables fils. Tous mes instincts de guérisseur s'alarment de la vitesse à laquelle la plaie se referme, mais surtout de la douleur que cela semble causer à notre ami. Le milicien endure comme il le peut, mais il finit par mettre un genou au sol et pousser un gémissement étouffé. Ce n'est qu'à cet instant que je prends conscience d'un problème évident : la plaie est refermée, mais les tissus commencent à prendre un coloris que je ne connais que trop bien. Nécrose.
Immédiatement, je sollicite ma magie guérisseuse et tends la main, sous laquelle Hidate présente spontanément la plaie. J'emploie un sort d'anti-poison par précaution, incapable de savoir si c'est véritablement une substance de ce type qui a été utilisée, que je double d'un soin magique. Ma respiration se fait haletante alors que je scrute la blessure, écartant prudemment la peau du bout des doigts. Je fronce le nez en constatant que ma magie a ressoudé la perforation, mais a également évacué en un petit monticule purulent la chair entre verdâtre et noirâtre qui s'y développait. Talia me fait passer un autre carré de tissu, avec lequel je nettoie superficiellement la paume. Le milicien fait lentement jouer ses doigts avec prudence, puis un peu plus vivement jusqu'à fermer le poing. Il me fait un petit signe de tête rassurant, malgré les gouttes de sueur ruisselant depuis son front.
"
Provoque douleur, afflux sanguin, suture de la plaie et mort... Non... Vieillissement accéléré plutôt ?", fait la voix de l'individu masqué, auquel j'adresse un regard courroucé, sans avoir l'impression qu'il me rende la pareille. "
Pas au point, en somme... Bon. Bien bien bien. Et si nous en revenions à nos moutons ?"
De nouveau, il approche la main de ma fille, que je protège en serrant contre moi tout en élevant mon bras en barrière. Un ricanement moqueur.
"
Franchement, elle est déjà morte ! Quel est le risque ? Que je lui fasse mal ? Allez, un soigneur qui ne veut pas tout faire pour trouver des remèdes n'est pas un vrai soigneur. Un peu de curiosité, c'est moteur de progrès non ?", dit-il en penchant son masque vers moi, sa main tentant d'écarter la mienne.
Il m'agrippe, m'obligeant à lutter et délogeant légèrement ma protection d'avant-bras. Il se fige soudainement, saisit le brassard et le repousse, exposant les deux marques du Gentâme présentes sur ma peau. Son pouce les lisse, me provoquant un désagréable frisson. Son masque se tourne vers moi et pour la première fois, il semble réellement me regarder. Chose qui n'a rien, absolument rien, de réconfortant.
"
On dirait bien que je ne suis pas le seul à être curieux, finalement...", dit-il sombrement, m'empêchant de retirer ma main de sa prise. "
Inattendu, venant de quelqu'un qui joue aussi avec la lumière... Hum... Faisons un marché. Je vous laisse à votre petite réunion de famille, et une fois le caprice de faire des pâtés avec des larmes et de la cendre de cadavres est passé, déplacement direct à mon étude.", dit-il rapidement en se relevant et en époussetant ses cuisses.
"
Et pourquoi...", commencé-je, ravalant difficilement la hargne qui me gagne. "
Quelle folie me pousserait à faire cela ?"
L'homme se redresse et pousse un souffle nasal amusé, tapotant ses doigts d'un index à mesure qu'il énumère les raisons.
"
D'une, parce que je *sais* comment des choses de ce genre apparaissent, môssieur le lumineux. De deux, parce que j'en connais les conséquences. Et de trois...", débute-t-il avant de laisser planer un silence attentif, causant la venue d'un sourire dans sa voix. "
Parce que dans tout Oranan, je suis possiblement le seul qui soit volontaire et, petit détail, encore *vivant* pour les faire disparaître."
Je n'ai pas même le temps de réfléchir à ma réponse que l'homme a retiré un objet de sa besace et l'a lancé en un arc-de-cercle, le laissant atterrir sur le torse de Tohru. Une clé de petite taille, en métal cuivré, que je récupère avant de lancer un regard hostile à mon interlocuteur.
"
La rue derrière son temple.", fait-il en désignant la prêtresse mortifiée du pouce. "
La maison avec l'abri à oiseaux sur le mur."
Et sur ce, il tourne les talons. Médusé, courroucé, je rencontre les paires d'yeux de mes amis et de ma Talia. Eux aussi sont tétanisés ou interloqués. Je lis dans leur expression une certaine curiosité mêlée de douleur d'avoir vu nos proches ainsi insultés et considérés comme de vulgaires bouts de viande. Vaguement, j'entends Genji murmurer des mots rassurants aux enfants, tandis que mon épouse me demande discrètement ce que je compte faire.
Je demeure silencieux, regardant la direction prise par l'horrible personne. Mes yeux se plissent, ma main se raidit, la clé cuivrée plaquée entre ma paume et les marques maudites.
~Suite~