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Les pas vifs se font plus doux à mesure que leur propriétaire ralentit. Pas assez cependant au goût du Félin. Le tigreau humain doit avoir à faire et risque fort de ne pas prêter attention à ce qui se trame en bas. Huyïn fait alors appel à ce trait acquis chez les sans-fourrures. Il prend une décision et, délibérément, fait tinter la corde du luth la plus audible. Cela va à l'encontre de tout ce que son instinct de prédateur lui commande de faire. Se faire remarquer ? Absurde. Contre-productif. Et pourtant nécessaire.
Il attend, le regard tourné vers le toit à sa droite. Point positif, le son de marche rapide s'est arrêté. Point négatif, il ne semble pas vouloir se rapprocher. Le Tigre fait chanter son instrument une seconde fois. Là, la marche reprend dans sa direction. En une poignée d'instants, une silhouette masculine se penche au-dessus du bord du toit. Le visage neige à la crinière raide et noire se fend d'un sourire dévoilant une canine pointue en l'apercevant.
"
Tiens tiens ! Ce s'rait pas le plus patient des chats du continent ?", lâche le jeune humain en s'asseyant vivement de profil au bord du surplomb, laissant pendre une jambe, croisant son autre cheville par-dessus et calant son poing contre sa pommette. "
En balade ?"
Les yeux vert-grisé du félin se posent sur sa forme. Aucun changement notable après cette semaine sans le voir. Peut-être une tenue un peu plus propre, mais le tissu sombre n'aide pas à le savoir avec certitude. Attitude identique, mélange entre désinvolture, insouciance et méfiance. Malgré sa posture nonchalante, le Tigre peut lire une certaine tension dans ses épaules.
Huyïn ne faisant que le regarder fixement sans lui répondre, Arrluk se met à ricaner.
"
Toujours aussi causant, hein ?", dit-il en balançant lentement sa jambe le long du mur, causant un bruit de raclement peu agréable. Il persiste de long moments, son regard vert foncé rivé à celui du Tigre. Puis, il finit par se donner une tape sur la cuisse. "
Bon ! On cause on cause, et on n'voit pas le temps passer. On dirait pas, mais j'suis très occupé là. Si t'as fini, j'vais..."
Le Tigre roule la missive en une boule et la lance vers le tigreau humain qui la rattrape au vol d'une main. Il hausse l'un de ses courts sourcils sombre et déplie le papier. Il ne lui faut qu'une poignée de secondes pour en faire la lecture. Ce jeune être à l'apparence presque fragile sous certains angles mais capable de poignarder d'une quarantaine de coups un quidam l'ayant froissé est surprenamment capable de lire. Huyïn le devine en notant la façon dont son regard suit les lignes et ne saute pas d'un symbole à l'autre à travers la page.
Il émet un son de gorge et, après un moment de réflexion, il se laisse choir du toit, se ramassant sur lui-même à l'arrivée et agitant le papier froissé. Son sourire est parti, laissant place à une expression étrange. Les humains la qualifient de... Boudeuse ? Contrariée, en tous cas. Sa lèvre inférieure tatouée remonte un peu sur celle du haut et ses sourcils sont froncés.
"
Si j'pige bien, tu sais où tu vas aller maint'nant, hein ?", dit-il en se grattant l'arrière du crâne de la main libre avant de soupirer si fort que sa tête bascule en arrière. "
Y'a des domaines où t'avances vite."
Le tigreau humain reforme la boule de papier et la fait sauter dans sa paume à plusieurs reprises. Son autre main sous mitaine effleure le tatouage de sa joue. Le Tigre l'observe en silence, se demandant pourquoi Arrluk se montre aussi ouvert dans sa gestuelle. Il est littéralement en train de dire physiquement qu'il réfléchit et n'a que peu conscience de son environnement proche. Difficile d'accorder cela avec son habituelle indépendance et méfiance. Davantage de fatigue possiblement, ou une confiance déplacée envers le félin.
Soudainement, une succession de pas rapides fait écho dans la ruelle. Huyïn lance un regard par-dessus son épaule et pivote sur l'avant de son pied, quelques instants avant que la main du tigreau n'intercepte un poing fermé venant dans sa direction. Représailles immédiates. Arrluk lance un coup de poing fulgurant, frappant sans la moindre retenue un visage humain balafré. Son propriétaire tressaille mais ne recule pas, se contentant de se frotter la bouche puis de cracher en direction du woran. Il n'a pas le temps de prononcer un mot que Arrluk se place entre eux et lui assène un second coup, puis un troisième et ainsi de suite. Il les enchaine si vite que l'homme doit lever les deux bras et faire barrage avec pour protéger sa tête. Le jeune homme arme son bras et cogne une ultime fois contre la protection. Il recule d'un pas et fait craquer ses poings, frottant ses mitaines comme si elles avaient été souillées.
Lentement, celui qui a porté le coup abaisse ses avant-bras, dardant un regard noir non pas au tigreau humain, mais au félin se tenant en retrait, le luth sagement contre lui.
"
Ce coup n'était pas pour toi.", lâche le balafré sans quitter le Tigre du regard.
"
Mais c'est ma main qui a tout pris. Ne viens pas t'plaindre. T'as mérité ta correction. Et qu'est-ce que tu fiches ici ? Je t'avais dit de m'attendre à la planque, non ?", grimace le jeune homme.
"
Éloigne-toi de cette créature."
Arrluk hausse un sourcil, se tournant vers Huyïn. Le Tigre fait mine d'ignorer la scène, frottant sa pommette contre l'instrument. Il reconnait cet énergumène, celui qui lui a donné un coup de poing devant l'âtre. Sauf qu'il ne lui fera pas l'honneur de le traiter différemment de la première fois. Il ne lui rend pas son regard et se met à jouer tranquillement de son instrument. Le woran tangue lentement d'une patte sur l'autre, ne tressaillant même pas quand le balafré fait mine de venir le cogner encore une fois. Il en est empêché par l'humain à peau de neige.
"
Ne m'donne pas d'ordres...", persiffle le tigreau. "
J'me fous de ce qu'il t'a fait ou pas. T'as d'plus gros chats à fouetter que celui-là."
La remarque semble faire mouche. L'homme reste tendu mais il préfère masser sa mâchoire que de retenter sa chance. Les yeux vert-gris du Tigre se posent sur une aspérité du mur face à lui, lui permettant de garder les deux humains dans son champ de vision. Ils discutent à voix basse, dardant des regards réguliers vers l'entrée de la ruelle. Leurs voix sont grandement masquées par les notes, mais aucun des deux ne semble vouloir faire cesser le son. Il entend cependant que la conversation tourne autour de la prochaine relève envoyée par Omyre pour garder la frontière Est. De relations du tigreau humain, aussi.
Les oreilles du Tigre se tournent brièvement vers eux au soudain silence de leur discussion. Il aperçoit alors sa missive entre les deux hommes, le tigreau pointant le nom de l'ancien boulet humain, la signature du quidam en robe et la destination. Le balafré claque de la langue, visiblement contrarié. Il proteste vigoureusement.
"
Ses hommes cherchent un type grand et balafré qui se déplace seul. Ils n'penseront pas à ça.", commence Arrluk.
"
Jamais !", proteste le balafré.
Un sourire dévoile les canines du tigreau. Une expression digne d'un prédateur ayant amené sa proie à l'endroit voulu.
"
Qu'est-ce qui t'fait croire que t'as l'choix ?"
À son regard dans sa direction, le Tigre sait qu'une partie du plan le concerne. Il ferme les yeux, prenant son mal en patience. Qui sait si une opportunité de régler ses propres problèmes ne poindra pas au cours de cette partie d'échecs-ci ?
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