L’homme robuste ne semble pas m’entendre tout de suite. Il flatte encore le flanc d’un cheval solide et robuste lorsque je finis ma phrase et pendant une seconde, je pense devoir recommencer. Mais non. Il arrête son mouvement et tapote l’animal avec affection et tendresse avant de se tourner lentement vers moi pour vérifier s’il y a bien quelqu’un à l’entrée de sa grange. Il penche la tête sur le côté et cligne des yeux plusieurs fois comme si ma présence n’était pas du tout logique. Et pour cause, l’homme s’excuse et m’explique qu’il n’a pas l’habitude de recevoir des clients à l’aube.
((J’ai pu constater l’état d’inertie du reste de la ville, c’est plus qu’évident en effet.))
Il a une voix rauque et légèrement enrouée, qui modifie un peu la sonorité de l’accent que j’ai entendu en ville mais je suis assez satisfaite de mon imitation. Je m’avance vers lui tandis qu’il s’essuie les mains avec un pan du tablier noué à la taille.
« C’moi m’sieur, vrai qu’c’est tôt. J’veux faire un peu d’zèle pour garder m’place. »
Il reprend son rôle de palefrenier très rapidement, vantant la qualité des bêtes de son troupeau, leur solidité et leur endurance pour le travail aux champs. Tout ce qu’il me faut. Je souris à pleine dent lorsqu’il se présente à la troisième personne et marquer sa fierté pour son élevage. Un sourire un peu niais qui exprime l’amusement et l’intérêt pour ses paroles. Un sourire que je réitère quand il me demande si j’ai de quoi payer. Je secoue la bourse en cuir contenant une petite moitié de ma fortune, assez grande pour le rassurer.
« Ch’rais pas là sinon m’sieur ! Et les belles bêtes c’par où !?! »
Il pose sur la bourse l’œil expert d’un commerçant et donne un p’tit coup de menton qui équivaut à un “montreuh c’que t’as là“ bien rural. Satisfait de ce qu’il voit, sa bouche se détend et ses sourcils dansent. Sans transition, il fait demi-tour en faisant un grand mouvement de bras, m’invitant à le suivre jusqu’à son près de l’autre côté de la grange. Le terrain est grand et délimité par une clôture de bois recouvert par endroit d’une mousse verdâtre. Plusieurs chevaux s’y trouvent, regroupés pour la plupart autour d’une marre où ils s’abreuvent mais quelques uns sautillent, leurs pattes avant tambourinent le sol et remuent la lourde poussière d’une terre foncée, un dernier se gratte le dos à même le sol.
A la différence de l’écurie principale d’Oranan, il n’y a pour ainsi dire que des chevaux de traits. Le palefrenier m’explique que les cheveux de selle et les destriers sont achetés par l’armée dès qu’ils sont dressés. Sur ces mots, il pose un pied sur une planche de sa clôture et siffle fortement. Un cheval nous rejoint presque aussitôt, très grand, robuste, à la robe grise tachetée de blanc et la crinière presque aussi pure que la neige, ses pattes sont plus sombres. Une bête magnifique et imposante qui se laisse caresser l’encolure et la tête.
« V’là la Blanchette ! Une bête solide. »
Le palefrenier en parle avec plus de tendresse que certains hommes de leurs progénitures. Il m’assure qu’elle est plus que capable de tirer du bois bien lourd et vu la puissance qu’elle impose au regard, je n’en doute pas une seconde. Il m’averti tout de même de pas me fier à son nom qui sonne gentillet et mémère car Blanchette est une crapule … bien que je ne sache précisément ce que ça implique pour un cheval.
« Mais elle est bien brave quand on sait y faire ! Pas vrai ma belle ! »
Sur le coup, j’ai eu envie de lui dire que savoir y faire n’était pas vraiment ce qui me qualifie le mieux mais je comprends très vite qu’il ne s’agit pas de dressage. Dressée, elle l’est déjà et par un passionné fier de son travail. Savoir y faire fait référence, entre autre, à ce qu’il fait ensuite. Il sort une pomme de la poche de son tablier et la tend à la jument. Sa réaction sent la gourmandise et l’habitude. Elle s’empresse de croquer la pomme dans la main de son maître qui la gratte entre les deux oreilles en riant de bon cœur. Il sort une autre pomme et me la tend en me faisant un clin d’œil amical. Je me hâte pour l’attraper et prendre la place qu’il occupe, face à la jument dont la tête me dépasse largement. Comme il le dit, j’en aurais besoin désormais et le moins que je puisse dire c’est que Blanchette n’est pas difficile quant à la personne qui lui fournit sa gourmandise. Elle penche la tête vers moi et se laisse caresser la tête pendant qu’elle attrape la pomme sans brusquerie. Elle sent la terre et la poussière. Sa crinière est dense, agréable au toucher malgré les brins de pailles qui y sont coincés.
Dans mon dos, j’entends Cillian un peu plus loin parler de la charrette qu’il vient de retrouver quelque part derrière la grange. Elle est plutôt grande, les montants sont faits de planches espacées assez hauts pour que l’on puisse s’y adosser.
Il se propose de l’atteler mais je le suis, l’observe et participe autant que possible. La compagnie de cet homme est agréable de simplicité et le contact avec sa jument l’est plus encore. Il m’apprend à l’harnacher et les gestes à éviter pour que le transport se passe au mieux. D’après lui, il est possible qu’elle fasse la forte tête au début, sans doute à cause du changement d’environnement et sa séparation du reste du troupeau, mais il ne lui faudra pas plus de quelques jours pour s’habituer à son nouveau patron, si je reste calme et déterminée pour compenser sa fougue pas très méchante.
Une fois la charrette installée, il y dépose un sac plein de pommes et du fourrage en quantité pour les jours sans bons pâturages. Il la mène jusqu’à l’entrée de l’écurie afin de m’expliquer comment diriger un attelage et tenir les guides à une deux mains. Au même endroit à l’entrée de l’écurie, il redevient le commerçant plutôt que l’éleveur et me demande six cent yus pour le tout et m’assure que mon patron sera satisfait de son achat car on s’est adressé au meilleur éleveur de la région.
Je ris de bon cœur et monte dans la charrette.
« Ah ça ! Z’êtes bien l’meilleur Cillian. »
Nous nous saluons et je donne un coup sec sur les guides pour faire avancer Blanchette qui répond aussitôt. J’ai déjà parcouru une centaine de pas lorsque j’entends la voix de Cillian au loin. Il me fait de grands signes et me demande de prendre soin de sa jument, dernier souhait d’un homme qui aime ses bêtes. Incapable de hurler aussi fort que lui, je secoue mon bras libre à mon tour et brandit mon poing, pouce levé pour lui répondre.
Au premier embranchement je guide mon véhicule sur un sentier bien marqué en direction des marais, où m’attendent Sam et les marins, assis sur un muret recouvert de lichen.
« Le carrosse de monsieur est avancé. »
Si moi je parais petite à côté de la jument, Sam peut passer dessous sans avoir à pencher la tête. Il n’a pas l’air très rassuré devant la géante et me signe qu’il a l’habitude des poneys ou de montures dont il arrive à toucher l’encolure. Les marins nous aident à charger nos affaires, la nourriture, les gourdes, les couvertures et le matériel divers. Peu rassuré, Sam préfère monter à l’arrière et après avoir accepté mon aide pour y grimper, il se cale contre le fourrage.
Nous faisons route depuis quelques minutes lorsqu’il me tapote l’épaule pour me demander la raison de ma hâte.
« Un message du conseiller Gale. La date de retour a été repoussée au vingt Kemenlartëa. Il nous informe qu’Omyre a envoyé des traqueurs Shaakt à notre poursuite. A Oranan, on l’appelle le Groupe Tonnerre. Moi on m’a dit que c’est parce qu’ils maîtrisent tous les fluides de foudre mais je ne sais pas si c’est leur vrai nom. Ils partent généralement seuls pour s’occuper de leur cible, mon patron a eu affaire à l’un deux. Il a réussit à traverser toute l’Ynorie jusqu’à la ville la plus au sud sans se faire repérer. Ils sont connus pour être aussi dangereux que tenaces. Si j’étais à sa place, au lieu de nous traquer depuis notre point de départ, je nous attendrais. Il y a des endroits dans le désert où tout le monde est obligé de passer. Là où on trouve les dromadaires, à la ziggurat, l’oasis. Et même si on a plus de temps, on aura besoin d’y aller. Inéluctablement, il nous trouvera … sauf si on a qu’un poursuivant et qu’il se trouve dans le désert de l’Est … une chance qu’on n’ait parlé à personne avant de partir. »
Il se retourne et reste immobile plusieurs minutes, sans doute pour peser la situation. Durant mon explication, j’ai gardé un ton froid et serein afin de ne pas l’inquiéter outre mesure … mais à voir sa mine lorsqu’il se retourne et s’accoude contre le siège, un danger de plus ne fais pas de différence et ce qui est sur, c’est qu’il ne va pas me demander de faire demi-tour.
« Et pour Exech alors ?
- Pour l’infime risque qu’il passe par là où qu’il y soit. Un échec à leur mission est pire que mourir pendant.»