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De retour au rafiot, je constate qu'il y règne une certaine agitation. Tatch a vraisemblablement conclu un marché satisfaisant puisque l'équipage sort des cales les tonneaux de marchandises qu'ils étaient venus vendre à Tulorim, pour les confier à des inconnus les chargeant sur des charrettes. Je n'ai pas besoin de chercher le capitaine. À peine ais-je posé un pied sur le pont qu'il fond sur moi pour m'engueuler.
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Eden! Par Moura, t’étais passé où ? On est peut-être des pirates, mais quand je vous dis de revenir, c'est pas pour vous voir disparaître dans des ruelles !"
Le voyant s'approcher de moi avec un air furibond, je recule les mains ouvertes devant moi, comme pour l'empêcher de trop s'approcher, en essayant de lui fournir une réponse convaincante.
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J'suis désolé Capitaine. J'ai vu qu'il avait votre bourse alors j'ai fait de mon mieux pour le rattraper. J'me sens plus à l'aise à courir dans les ruelles que sur un bateau alors j'ai dû me laisser emporter par ma fougue."
À ma réponse, il s'arrête et me fixe d'un regard inquisiteur avant de demander :
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C'est lui qui a pris mes dés ? Dis-moi que t'as réussi à rattraper cette ordure !"
Pour feindre la honte, je tortille du pied sur le pont et baisse la tête fixant le sol du regard, cela m'évitant au passage d'avoir à le regarder lors du mensonge que je lui sors.
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Non. Quand il a vu qu'il n'y avait pas d'or dans la bourse, il l'a jetée dans un caniveau, droit dans les égouts..."
S'en suit alors un déluge de jurons et d'invocations de la déesse des mers, jaillissant de sa barbe noire et touffue. Après avoir ainsi dissipé une partie de sa colère, il recentre le sujet sur moi et la raison qui m'a tant retenu, arguant que j'aurais dû revenir au navire avant lui. Je lève alors les yeux vers Ed, mes paroles étant cette fois presque dénuées de mensonges.
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Vous vous rappelez l'affiche du noble qui cherchait des mercenaires ? Je suis allé le voir pour le convaincre de nous engager, nous tous, ne serait-ce que pour le transport s'il avait déjà trouvé une bande pour l'accompagner. Je voulais aider. Je me doutais bien que vous n'apprécieriez pas mon absence, mais il a refusé. Il a dit qu'il avait déjà ce qu'il lui fallait en transport et qu'il préférait un groupe restreint, sans doute vu la récompense promise. J'ai bien tenté de lui dire qu'on partagerait les trois mille entre nous tous, mais il a préféré me poser des questions sur moi. Au final, il a fait comme vous, Capitaine. Mon passé à Omyre l'intéresse et il m'a offert une place dans l'équipe qu'il assemble."
Si un sourire satisfait se dessine sous son épaisse barbe au début de mon discours, il disparaît par la suite tandis que ses sourcils se froncent. Durant quelques secondes, Ed Tatch me jauge en silence. Je n'arrive pas à deviner ce qu'il pense, il reste impassible. Enfin, il se gratte le poil en réfléchissant, d'abord sous le menton, puis derrière la nuque. J'attends son verdict comme un accusé un jugement.
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Trois mille yus, mon petit saligaud, trois mille yus... Pour ce prix-là, j'espère que t'as accepté ! Même moi, j'accepterais de quitter la mer pour un temps si on me promettait une telle récompense. Bien, quand pars-tu avec eux ?"
Une vague de soulagement s'empare de moi et je sens tous mes muscles se détendre. Ce pirate est comme moi, un opportuniste. S'il est habile à gagner sa croûte sur les mers, il n'exclut pas un travail bien payé à terre, un peu comme moi, mais à l'envers. La voie emprunte d'une gratitude sincère de me laisser ainsi les quitter, je lui réponds.
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Il m'a dit de le rejoindre devant sa maison dans deux jours. D'ici là, je peux encore rester avec l'équipage."
À ces mots, le capitaine éclate de rire, puis me répond, un peu gêné :
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Ha ha ha, je savais que tu te sentirais chez toi à bord ! Mais j'ai pu écouler tout ce que j'avais en cales, et la taxe de portuaire est hors de prix ici... À croire que tous les marchands qui vivent là sont riches. Nous partirons demain à l'aube, avant qu'ils ne viennent nous voler à nouveau... Maudits miliciens."
Je laisse échapper un "Ah" empli de déception, me voilà à nouveau seul, abandonné dans une ville inconnue. Au moins, avec eux, j'aurais eu des personnes qui seraient venues m'aider à me défendre. Il ne me reste plus qu'à apprendre un maximum de rues avant la nuit. Je me retourne alors, prêt à quitter ,le navire lorsque j'entends Ed m'interpeler.
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Tu vas où là ? Tu fais encore partie de l'équipage tant qu'on est pas repartis. Et ça tombe bien, car pour te punir d'avoir désobéi, tu vas devoir garder le navire cette nuit pendant que les autres iront s'amuser ! Tu n'auras ta part de la vente que lorsque nous reviendrons."
Je songe un instant à répliquer, mais un seul jour sur ce rafiot suffit pour comprendre que la parole de son capitaine fait loi. Son prochain ordre consiste d'ailleurs à m'envoyer aider les autres matelots à décharger les derniers tonneaux. Une fois ma corvée terminée, je vois l'équipage s'en aller dans les rues à la recherche d'une taverne accueillante, me laissant seul à bord avec Sekou, le second à la peau sombre. Au bout d'un temps particulièrement long, que j'ai passé allongé sur le rebord du bâtiment flottant à écouter mon camarade jouer d'un petit instrument de musique en os, celui-ci décide de ranger son pipeau pour attraper deux balais et m'envoie un.
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Tu vas pas me faire nettoyer le pont en pleine nuit, c'est pas avec deux torches que je vais voir quoi que ce soit !"
Il me répond alors avec un sourire complice :
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Il paraît que tu vas te faire un paquet de fric comme mercenaire, petit. Je veux juste voir ce que tu as dans le ventre, savoir si les pirates de Darhàm seront à jamais déshonorés..."
En réponse à sa provocation, je ramasse le balai au sol et fonce dans sa direction pour lui asséner un coup vertical. Avec un air défiant, il se contente se faire un pas de côté pour l'esquiver. Je tente alors un coup d'estoc qu'il dévie avec facilité en faisant tourner son arme comme une majorette. Ma dernière attaque fini bloquée par son arme, suite à quoi il attrape la mienne et, d'un mouvement que je ne comprends pas, m'envoie rouler au sol.
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Mouais, on en a pour quelques heures avant d'avoir un niveau décent. Commençons par les bases. Tout ce que tu as à faire, c'est d'imiter correctement mon mouvement. Je m’arrêterai juste avant de te toucher, mais toi, tu devras y aller franchement."
Il commence donc avec des coups simples, des coups verticaux s'arrêtant dans mes cheveux, des coups latéraux finissant dans les plis de ma chemise et des coups d'estocs s'immobilisant juste sous mon menton. Je mets un moment à comprendre ce qu'il attend de moi. En effet, il pare nonchalamment mes tentatives avant de frapper parfois au coude, parfois au genou en déclarant que je ne le regarde pas. Je finis par comprendre qu'il veut que j'adopte exactement la même position que lui et commence à prêter plus attention aux détails comme l'angle de pli de son genou, l'espace qu'il laisse entre son coude et son torse ou encore même la position de ses doigts sur le manche à balai. Alors que je m'efforce de toujours mieux l'observer pour mieux l'imiter, il déclare "passer aux choses sérieuses", me demandant d'imiter ses esquives et parades à mes attaques. Il s'agit donc pour moi de réussir à reproduire le mouvement que je viens de voir, tout en observant celui qu'il effectue devant moi.
L'exercice est difficile et épuisant, d'abord pour les gestes qu'il modifie constamment afin que je ne fasse jamais deux fois le même mouvement, puis pour l'attention dont je dois faire preuve. Coup de balai après coup de balai, je commence à m'améliorer. Il ne cesse de me répéter que je serai entouré de professionnels aux talents aiguisés et que, ne maîtrisant personnellement aucune technique, ma meilleure chance de survivre et de ne pas paraître ridicule reste de pouvoir imiter leurs techniques dans l'instant, feignant ainsi une capacité d'apprentissage démesurée. Je mets un certain moment à comprendre ce qu'il entend par là, et donc, ce qu'il attend de moi. Ne pas chercher à comprendre des mouvements, mais seulement les observer pour pouvoir les reproduire dans l'instant, quitte à les oublier quelques secondes plus tard, est quelque chose qui me perturbe profondément, mais c'est ce qu'il semble me demander.
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À quoi bon ? À quoi bon observer les mouvements d'un ennemi si c'est pour les oublier en quelques minutes ? Je ferais mieux de les comprendre en profondeur pour les réutiliser à volonté !"
Il ne s'interrompt pas à mes paroles, et punit mon immobilisme comme s'il s'agissait de mouvement très mal effectués. Alors que je reprends à contre-coeur, il daigne me répondre :
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Personne ne peut maîtriser un mouvement en l'ayant vu une seule fois, et tes ennemis ne t'entraîneront pas avant de te combattre. Apprendre à imiter son ennemi, c'est ne jamais être à court de solution et ça, ça te sauve la vie. Tu réfléchis bien trop, tu veux tout mémoriser. Observe, applique et oublie. Tu auras largement le luxe de te payer des cours aux quatre coins du monde avec tes trois mille yus, en attendant, c'est ça qui t'aidera."
La démarche me semble totalement contre-intuitive et je désespère d'y arriver. Sekou refuse cependant de me laisser le moindre répit et continue inlassablement jusqu'au petit matin à innover - et peut-être aussi inventer des mouvements - de telle manière qu'il m'est impossible de réutiliser les précédant, empêchant par la masse d'information trop grande pour être traitée, toute tentative de mémorisation. Il ne baisse son arme d'entraînement que lorsque le soleil point à l'horizon, se saisissant alors de son coutelas. Son ordre est implicite, je jette aussitôt mon balai pour dégainer mon fendoir. Il me laisse approcher, esquivant d'un pas latéral mon attaque. Je fais, moi aussi, un pas sur le côté, esquivant son coup d'estoc de justesse. Même si mon arme est inadaptée, je tends mon bras en mettant tout mon poids sur mon pied avant. Il se jette alors au sol, effectue une roulade maîtrisée puis charge dans ma direction. Je bondis à mon tour, juste à temps, et me rue sur lui. Il encaisse le coup sans sourciller, la différence de gabarit rendant sans doute ma charge pathétique. Alors que je lève vers lui des yeux écarquillés, il me sourit.
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Tu vois quand tu veux. Tu n'as plus qu'à utiliser cette méthode intelligemment, au lieu de simplement répéter la dernière attaque. Mais si t'as grandi à Omyre, tu dois bien être assez rusé pour te débrouiller seul."
Je m'apprête à le remercier lorsqu'il émet un sifflement suraiguë. Suivant son regard, j'aperçois sur les docks deux groupes approchant du navire. Le premier est l'équipage aviné qui revient pour mettre les voiles. Le second est la milice de la ville qui vient percevoir la taxe portuaire sur les navires à quai. En réponse au sifflement, Ed Tatch s'agite et les pirates commencent à courir dans notre direction. De leur côté, les miliciens ne font que tourner la tête puis, ne voyant pas le groupe qui s'agite grâce à un bâtiment masquant une partie de la vue, continuent à prendre leur temps pour effectuer leur tâche sans rater même le plus petit rafiot. Je commence à compter combien de navire les séparent de nous lorsque je prends un violent coup derrière la tête. Tombant au sol, je vois Sekou avec son manche à balai dans les mains.
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Désolé, petit, va falloir que tu fasses diversion."
Je n'ai pas le temps de comprendre ce qu'il veut dire qu'une pluie de coups de pied et de bâton s'abat sur moi. Sidéré, je ne peux pas crier, je peux à peine relever les bras pour défendre mon visage qu'il semble particulièrement viser. Ce passage à tabac ne cesse que lorsque Tatch déboule sur le pont suivi des matelot qui s'affairent déjà à larguer les amarres. Après un regard entendu entre les officiers, le capitaine m'attrape par le col et m'envoie rouler sur la planche qui relie le pont au dock. Pour tout adieu, il m'envoie une bourse qui tombe à mes pieds et me crie.
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Beau travail gamin, fais nous gagner du temps et t'auras bien mérité ta part."
Je reste un instant médusé devant les pirates qui n'ont déjà plus un regard pour moi, se jetant déjà sur les rames et les voiles pour sortir du port. Les exclamations des gardes me sortent de cette stupéfaction, je récupère alors ma paye et fonce à l'angle de l'entrepôt portuaire qui avait camouflé l'arrivée peu discrète de mes ex-camarades. Plaqué contre le mur, j'écoute les pas pressés se rapprocher. Lorsqu'ils arrivent à ma hauteur, je me laisse tomber à leurs pieds en gémissant. Le groupe s'arrête aussitôt hésitant sur la priorité de ses missions. Finalement, le chef ordonne à ses hommes de rattraper les fuyards tandis qu'il s'approche de moi. Sitôt à ma hauteur, je l'accueille d'un coup de pied dans les roustons et arrache la bourse à sa ceinture avant de filer à toutes jambes, le laissant à genoux et le souffle coupé lorsque ses hommes viennent voir ce qu'il fait dans cette position étrange alors que le blessé, que je suis, disparaît dans une ruelle. La cupidité est un vilain défaut, j'ai comme un doute sur le fait que la paye venant de Tatch ne compense celle provenant de l'elfe esclavagiste qui m'a été volée à Darhàm. Je préfère donc encaisser deux fois en ce début de matinée bien douloureux.
((( Apprentissage Imitation)))
2481mots