« Cromax… Cromasth d’Amarthan, ou quel que soit le nom que tu souhaites te donner. Tu es la vie, la sauvagerie, la détermination incarnée. Et pourtant, tu restes si naïf, si pur dans tes pensées. »
Je ne peux répondre, tremblant pour ne pas m’effondrer totalement au sol, trop fier pour lui faire ce plaisir.
« Tu te présentes à moi en ennemi ce jour, alors que depuis si longtemps tu te dis mon amant. »
Son amant ? Qu’elle aille se faire voir : j’ai partagé beaucoup de couches, mais jamais la sienne… La vérité me frappe cependant avec violence. Bien sûr…
« Oui, tu l’as compris. Je suis la Rose Sombre, protectrice des secrets de la guilde que tu représentes. L’ultime segment de pouvoir de ceux que tu défends et protège. Celle pour qui tu as châtié, celle pour qui tu as tué. »
Grantier. Le nom de mon ancien ennemi m’apparait dans l’esprit. Ce vieux duelliste à l’influence notable en République d’Ynorie, qui siégeait de sa superbe dans la Palais de la Roseraie de Soie. Un homme distingué, intelligent. Un traître de la guilde. Mais que suis-je de moins, à cette heure, si c’est elle, la guilde ? L’aurais-je donc tué par simple abus, par l’illusion d’une trahison ? Son seul crime n’avait-il été que de comprendre ce que je comprends moi-même aujourd’hui ? Est-ce ce dont Pulinn a tenté de me prévenir ? Et cette soi-disant trahison de Zarnam… N’est-il finalement que le sbire encore loyal de cette entité ? Mes pensées ont-elles fait de moi un traître sans le savoir ? Sans doute. Pulinn aussi, vraisemblablement, a trahi, et l’a cher payé. Mais est-ce un mal ? Tout s’éclaircit un peu trop simplement à mon goût. Ai-je moi-même fermé les yeux docilement devant les horreurs que je comprends, pendant toutes ces années ? Est-ce vraiment cette entité sans cœur que j’ai aveuglément servi sans la connaître, sans même me rendre compte de ma servilité ? Rhétoriques questions que celles-ci, car la réponse est claire désormais, et un goût de bile me prend à la gorge lorsque je le comprends. Loin de m’abattre cependant, ça force ma détermination, ça renforce ma rage, ma volonté ardente de mettre fin à ses jours. Plus pour ce qu’elle a fait au Palais, à mes alliés. Plus pour ce qu’elle a fait à la Dame Blanche du Temple. Non. Pour ce qu’elle m’a fait, à moi. Indirectement, vicieusement, avec manipulation. Une manipulation de maître. Une allégeance sous-jacente à un masque, une image imprécise et mystérieuse. La Rose se lève et tend une main impérieuse dans ma direction.
« Et puisque tu as compris, tu dois mourir. »
Une douleur m’assaille l’esprit, plus vive encore que la précédente, me tordant les neurones. J’ai l’impression que mon crâne va imploser, et je tombe à genoux, me tenant la tête de mes mains crispée, forcé de lâcher mes armes. Non, bordel. Je suis vaincu, déjà, avant même d’avoir pu porter le moindre coup, avant même d’avoir pu tenter quoique ce soit. C’est injuste, c’est…
(Non !)
Lysis, implacable, sort de mon esprit, sort de mon corps, prend forme devant moi, protectrice inattendue, inespérée. Flamboyante comme au premier jour, belle et dangereuse, ses mains se remplissent d’un feu destructeur : elle va mener ce combat pour moi, elle va vaincre, elle va…
Toute douleur part brutalement de mon corps, de ma tête. Libéré, je laisse mes mains choir au sol, ahanant, suant. Et devant moi, c’est Lysis qui part en vrille. Je sens sa douleur dans mon esprit, son état se faire instable. Elle est comme clignotante, à genoxu à son tour, maintenue sans défense par cette créature terrible, cette femme à l’apparence si frêle et fragile. Cette Rose Sombre. La peine de ma faera, de cette compagne de feu, me redonne la force d’agir. Je m’empare de mes lames au sol et bondis d’une énergie retrouvée dans une course vers la responsable de tout ce chaos. Je vais pour l’atteindre, prêt à frapper, certain qu’elle ne puisse réagir car elle doit continuer à contrôler Lysis si elle ne veut pas imploser dans une gerbe de feu mais… Un choc me cueille de côté. Violent. Un coup de boutoir qui non content de me dévier de ma course m’envoie bouler comme une poupée de chiffon sur une colonne qui m’accueille douloureusement.
J’accuse le choc, souffle coupé, clignant des yeux avant de me retourner, abasourdi, vers cette force surprise qui m’a balayé. Et là, devant moi, se tient un être singulier. Caparaçonné dans une armure écarlate, une sorte de chevalier impressionnant tant en taille qu’en stature. Un être dangereux, sans aucune hésitation possible. D’autant plus qu’il se tient face à moi complètement désarmé, si ce n’étaient ses poings engoncés dans de la plate épaisse, et de curieuses lames de parade au niveau des avant-bras.
Je m’approche, fourbu, blessé et ahanant, de celle qui possédait l’armure vivante. De celle qui les possède tous, du plus humble serviteur au plus rétifs des gardes de la Rose. Épuisée, elle aussi, incapable désormais de lancer le moindre sortilège, elle me regarde approcher avec une lueur de défi dans le regard.
« Vois, Cromax. Vois notre œuvre. Les Amants ont été châtiés, mon culte purgé des traîtres et des faibles. Pulinn, Zarnam… Vois, Cromax, ce qu’on pourrait bâtir ensemble si tu t’alliais à moi, maintenant. »
Mes dents serrées, le souffle court, les sourcils froncés. C’est sans lamoindre hésitation que dans un cri hargneux, je me lance vers elle pour planter dans son frêle corps mes deux lames au niveau des clavicules. Comme je le fis jadis avec Rewolf Grantier. Son regard se glace alors que je l’entraîne dans ma chute, et qu’en son corps ma métamorphe prend subitement plus de place. La place de sa vie, la lui arrachant d’une dernière transformation lui perforant le cœur. Sale garce. Espérait-elle vraiment m’embobiner encore, après tout ça ?
M’éloignant de son corps, je fusionne avec Lysis presque instinctivement. Je tombe à genoux, défait. Et je hurle. Je hurle. Je crie toute la rage en mon sein, toute la colère, toute l’ivresse. Prisonnier de moi-même, voilà ce que je suis, au final. Prisonnier de mes choix, prisonnier de mes songes, de mes pensées. Et là, j’explose. Des flammes naissent de mon corps, projetées partout autour, calcinant l’armure, calcinant la Rose Sombre, calcinant la salle entière et frappant les murs avec force, des murs déjà défaits par le temps, aux pierres descellées. Je ne suis plus que flammes. Un oiseau de feu, qui prend son envol dans la destruction des seules zones encore habitables du Clan des Roses. Un envol final, un envol sans retour…
Ou peut-être que…