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par Vohl Del'Yant » sam. 6 avr. 2019 15:49
La traversée durera onze jours. Une fois atteint le niveau des crêtes, la variation d’altitude n’est plus un problème. Le cheval de trait au poil épais ne craint pas les températures qui se durcissent alors. Mahô non plus ne semble pas souffrir de l’apparition de la neige ; au contraire, c’est comme si elle retrouvait un élément familier. Il est vrai que c’est dans la Chaîne du Karathren et ses neiges éternelles qu’elle a fait ses premiers pas.
(Du défilé d’Aïsunidoriu, pour être exact.)
Lorsque la brume se lève en début de journée, les montagnes se dévoilent alors dans leur imposante majesté. La neige laisse dépasser des zones de rocher et quelques touffes d’herbes précoces. La neige est la seule ressemblance entre les pics acérés du défilé et les vastes étendues du royaume des thorkins. Là où les canines acérées semblent vouloir monter à l’assaut du domaine céleste, les molaires du Karathren se satisfont de leur position entre ciel et terre. Là où les rocs déchirés semblent être sur le point de se rompre à tout moment, les blocs solides paraissent immuables. Là où le relief semble lui-même atteint de vertige, la route appelle au contraire à la sérénité, à la réflexion sur l’importance très relative qu’a une existence sur cette terre.
(Oui, décidément…on ne peut pas faire deux montagnes plus différentes.)
Le manteau blanc, aveuglant, oblige les deux voyageurs à nouer un vêtement sombre sur leur tête afin de voir le chemin. Ce dernier n’est pourtant pas étroit, et indiqué par des panneaux lorsque les ornières créées par le passage de chariots disparaissent. Les roues de ces chariots semblent larges, car la trace laissée au sol fait au moins la taille de deux sabots du percheron. La raison leur apparaît lorsque les deux hommes croisent un de ces chariots. Il s’agit en réalité de traineaux. Les conducteurs de l’attelage sont pris d’hilarité en voyant arriver les deux hommes avec leurs tissus noués autour de la tête et chevauchant une seule monture. A cette occasion, Vohl sent Hïo bouillir intérieurement, mais il parvient à garder son calme. Vohl tâche de tourner le sujet en dérision : c’est vrai que leur allure ne les rend pas exactement ‘communs’.
Au fur et à mesure de leur avancée, les paysages ne varient finalement pas beaucoup pour l’œil neuf de l’assassin. Il a noté que le même schéma se répétait souvent : les vallées, plus chaudes, présentent de vastes pinèdes embroussaillées. Puis lorsque l’on regarde vers le haut du massif, la végétation devient plus dispersée, laissant voir de larges zones pierreuses, abruptes, vestiges de violences géologiques aujourd’hui oubliées. Les teintes de ces rocs vont du gris sale au brun clair, et rehaussent la clarté de la neige qui apparaît à cette altitude en de grandes étendues. A partir de ce niveau, les résineux encore présents sont poudrés de flocons qui alourdissent leurs branches ; c’est aussi à ce niveau que les feuillus disparaissent presque totalement. Un saule ici, un noisetier là…une cépée de frêne, profitant d’un torrent glacial pour humidifier ses racines. En remontant le court violent de la cascade, en s’intéressant de plus près aux stalactites qu’elle crée avant de s’élancer dans un vide vertigineux, on peut s’étonner de voir disparaître jusqu’aux arbustes résistants de chèvrefeuille et d’aubépine. Le regard de l’assassin porte jusqu’au sommet des monts : ici, même les pins, rois de la haute montagne, perdent en taille et en volume sous les vents et le climat rigoureux. Plus haut encore, ils passent de petit à rachitiques, puis brillent par leur absence. Les seules touches de couleur restantes sont les décrochements rocheux et les arrêtes battues par les vents.
En soirée, la montagne se pare de lueurs bleutées : le glacier signale sa position sous leurs pieds. Le soleil brille de mille feux avant de s’éteindre, laissant la nuit exposer ses étoiles dans un ciel pur. De nombreux refuges parfois utilisés par d’autres voyageurs leurs permettent de s’abriter dans une pièce relativement chaude. Les deux compagnons s’arrêtent toujours le plus tard possible, mais l’accueil de ces visiteurs tardifs est cordial et réchauffe le cœur comme l’âme – et l’estomac. C’est le premier groupe avec lequel ils partagent leur refuge. Une troupe de musiciens qui ont fini d’exploiter leur représentation à Mertar, et qui filent rapidement vers Oranan pour profiter de l’effervescence de l’Erementarîfôji d’ici la fin de l’hiver. La fin de soirée s’écoule lentement, au milieu des chants et des récits cocasses, parfois un peu pimentés pour la joie de l’auditoire, toujours avec un vocabulaire un peu fleuri. Les rires fusent régulièrement face aux mimiques et au jeu d’acteur des troubadours.
L’équipée s’endort finalement fort tard ; mis à part Vohl et une paire d’acteurs imbibés d’une bonne dose d’alcool qui continuent de discuter jusqu’au matin suivant. Vohl se renseigne ainsi sur les habitudes thorkines et les différents mouvements qui animent leur ville. Il apprend en particulier leur intérêt pour Valyus, jusqu’à l’extrémisme pour certains. Un groupe appelé « Enragés de Valyus » ont apparemment semé la pagaille à plusieurs des représentations de la troupe : ils reprochaient à ces derniers de tourner en dérision la divinité et de ne pas la mettre suffisamment en valeur par rapport à leurs récits. Un malaise léger semble planer lorsqu’il demande quelques précisions à leur sujet. Les troubadours finissent par confier entre deux nuages d’alcool que ce groupe présente des accointances pour le moins louches. Le financement du groupe semble être en particulier au cœur des intrigues. Il est également renseigné sur l’organisation générale de la cité, certains bouges lui ayant été présentés bien plus en détail que d’autres – le facteur discriminant semblant être le service en alcool davantage que la qualité des draps. Les discussions erratiques des éméchés s’orientant ensuite vers les préférences féminines et le caractère apparemment bien trempé de certaines thorkines, l’assassin se retire des échanges. Les deux troubadours semblent tirer un second souffle des bouteilles qu’ils vident, et tiennent donc compagnie à Vohl dans sa veille. Quoi qu’il apprécie, sans y participer pour autant, les jacasseries des deux compères, il regrette de ne pouvoir aérer la pièce sans livrer tous ses occupants au froid glacial. Les vapeurs d’alcool lui procurent presque le même effet que quelques verres, faisant remonter des souvenirs d’anciennes et irresponsables beuveries lors de son service dans l’armée. Il se laisse bercer par la mélancolie, passant le reste de la nuit plus à revivre ces anciens souvenirs que véritablement prêter attention aux dangers de la situation.
Dès les premières lueurs de l’aube, le protecteur tire Hïo de son sommeil. Il est temps de se remettre en route. Ils sortent rapidement, faisant de leur mieux pour ne pas réveiller les troubadours endormis et ceux, à moitié comateux, qui restent accrochés à la conscience par l’intermédiaire du goulot d’une bouteille. La figure de Hïo est loin d’évoquer la fraîcheur : Vohl se permet d’en rire un peu, ce qui a pour effet de transformer la moue fatiguée en une expression mi-figue mi-raisin. Ils détachent les longes des destriers et enfourchent tous deux le cheval particulièrement poilu. Vohl jette un nouveau coup d’œil soucieux vers sa monture. La Cerfe a repris du poil de la bête, c’est certain, mais sans savoir pourquoi, le protecteur a un mauvais pressentiment. Comme si un danger le guettait. La sensation d’être la cible de quelque chose, ou de quelqu’un. Il scrute le paysage. Rien. La combe dans laquelle ils sont descendu cette nuit, afin de s’abriter des vents et de gagner quelques degrés, ne montre qu’une blancheur immaculée. Pourtant, Mahô semble partager son impression : la voilà qui s’agite un peu, dressant les oreilles comme pour écouter le silence de la montagne. D’ici, on voit l’épaisseur du manteau neigeux qui recouvre la montagne. Par endroit, le glacier laisse voir des blocs jusqu’à plusieurs mètres d’épaisseur, eux-mêmes recouverts de plusieurs mètres de neige. Un bruit curieux retentit dans la combe. Comme si un géant faisait craquer ses doigts. Le son semble provenir de partout à la fois. C’est Hïo qui reconnait les signes avant-coureurs.
Il presse d’un seul coup les flancs de leur monture, qui accélère brusquement aussi vite qu’il le peut. Un nouveau craquement sourd retentit : les choucas, mésanges et moineaux présents sur les lieux s’envolent. Ce craquement ci était plus fort.
« Que se passe-t-il ? »
« C’est un début d’avalanche ! Une plaque est en train de céder ! »
Il pointe du doigt les rebords que Vohl observait précédemment.
« Celle-ci ! »
Le regard de Vohl se porte sur le bloc de glace. Et sur la cahutte, en contrebas.
« Et eux ?! »
« On ne peut rien faire pour eux ! »
Le protecteur le sait bien. Il a déjà vu –et subi – la force et la rapidité d’une avalanche. Ce qui l’étonne, c’est l’horaire choisi par celle-ci : le jour s’est à peine levé, et n’a pas eu le temps de réchauffer le glacier. Comme si l’incohérence ne suffisait pas, il n’a pas neigé depuis qu’ils sont arrivés sur les crêtes. Le forgeron semble penser avant tout à fuir les lieux, ce qui n’est pas pour déplaire à son mercenaire attitré. Mahô les talonne, boitant encore légèrement mais agrémentant sa course de quelques-uns de ses sauts planés si étranges.
Un troisième craquement retentit, plus fort que le second. Vohl semble capter du coin de l’œil un éclair de lumière, réfléchi par la glace. Il sent Hïo obliquer leur trajectoire, probablement pour sortir de la trajectoire de l’avalanche. Dans le même temps, une tenue chamarrée d’un de leur compagnon de la veille sort de la chaumière. Il oscille un peu, encore sous l’influence des litres de boisson. Vohl lui fait de grands signes et lui crie de faire attention. Il est aussitôt rappelé à l’ordre par Hïo.
« Tu veux accélérer l’avalanche ? »
Le cri n’a pas d’effet notable, cependant. Un nouveau craquement retentit, accompagné d’un nouveau reflet du soleil sur la glace apparente. Intrigué, Vohl se tourne. Le soleil n’est pas encore visible à l’horizon. On dirait que quelque chose de brillant, pris au piège dans la glace, cherche un chemin vers la sortie. Vohl n’a pas le temps de creuser davantage cette réflexion. Avec une lenteur majestueuse, un énorme bloc se décroche du surplomb glacé. Le bloc pivote lentement, tournant avec grâce alors que le craquement retentit encore dans la combe. Avec horreur, Vohl voit la masse fondre droit sur leur dernier abri. Puis c’est l’apocalypse. Dans un grondement de fin du monde, la masse écrase la maison, soulevant un nuage de neige. Le souffle du choc pousse les aventuriers en avant. Vohl, hypnotisé par le spectacle, voit s’élever les panaches de neige en même temps que d’autres morceaux de glace adjacents se décrochent du glacier. Le nuage s’élève d’abord en hauteur, avant d’être capté par le souffle de l’avalanche.
« Plus vite ! Plus vite ! »
Sa voix semble se perdre dans le grondement ambiant, mais le forgeron aiguillonne encore le destrier massif alors que Mahô profite du souffle pour tenter de planer. La violence de la rafale la prend toutefois un peu au dépourvu, et la monture assume une perte d’équilibre avant de se reprendre. Elle a tôt fait de les distancer, emportée par le vent. Le nuage de débris glacés et de neige les rattrape rapidement : alors qu’ils avaient parcouru un bon kilomètre avant la chute du bloc, le nuage de neige est déjà quasiment sur leurs talons. Hïo oblique brutalement, remontant la pente. Le lourd cheval est à la peine, et rase le tapis. Vohl appelle Mahô alors qu’ils sortent du cirque de glace. Ils s’en sont tirés juste à temps : une deuxième rafale, bien plus violente que la première. Ils sont projetés dans sur la neige durcie par des cycles de dégel et de regel. Leurs mains percutent en premier la croute de glace, avant qu’ils ne soient engloutis par une extension de l’avalanche. Vohl saisit le bras du forgeron. Ce dernier, encore conscient, l’attrape également. Ils sentent qu’ils se tiennent l’un l’autre, mais ne se voient pas malgré la faible distance qui les sépare. L’excroissance blanche les recouvre instantanément d’un voile blanc. La nappe mortuaire s’épaissit de seconde en seconde. Du coin de l’œil, Vohl voit le cheval de trait se redresser avant qu’une nouvelle épaisseur de neige ne le recouvre. Sous la violence des bourrasques, sa tête heurte à nouveau la plaque de glace, lui faisant brièvement perdre connaissance. Il revient rapidement à lui. Au bout d’un moment, le bruit s’estompe, sans que le protecteur n’arrive à déterminer si cela est dû à l’épaisseur qui les recouvre, remplissant leurs oreilles, leur nez, leur bouche.
Vohl cherche la main de son protégé. Il trouve les doigts de Hïo. Ils sont encore engourdis par le déferlement glacial. D’une brève pression, il s’enquiert de l’état du forgeron. Ce dernier répond par une contraction. Vohl est rassuré. Il faut désormais qu’ils sortent rapidement. Il s’apprête à creuser vers la surface, dont il perçoit la lumière filtrée par la neige, au-dessus de lui. Un bruit l’arrête. Un bruit distinct dans le silence retrouvé, l’avalanche s’étant éloignée, poursuivant son itinéraire destructeur plus bas dans les vallées. Un bruit de pas. Quelqu’un s’approche d’eux.
(Des secours providentiels ? Improbable.)
D’instinct, l’assassin se fige. Le forgeron sent son partenaire s’immobiliser. Il presse la main de Vohl, qui répond pareillement. Les pas s’immobilisent à proximité de leur localisation. Une décharge les traverse. De faible intensité. L’adrénaline, surement. Son erreur ne dure pas : une seconde décharge, plus intense, lui traverse les membres, de même que son protégé. Il ne résiste pas : son corps se tend sous la violence du flux électrique. Son mouvement froisse la neige bruyamment. Les pas s’éloignent un peu avant de s’arrêter. La piste d’un sauveteur est définitivement exclue. Vohl serre avec force la main de Hïo en la plaquant sur la neige. Il veut lui faire comprendre de ne pas bouger. Un hennissement signale que le cheval de trait n’a pas vécu les mêmes péripéties qu’eux.
Le protecteur tâche de s’extirper au plus vite de la neige. La couche qui les a recouverts cède rapidement contre ses gesticulations. Il parvient à se hisser sur la surface peu dense. Il reste enfoncé jusqu’aux genoux : à quelques pas, une créature humanoïde encapuchonnée lui fait face. Elle semble condenser quelque chose entre ces mains. De la magie. Vohl n’en a observé très peu au cours de sa vie : peu familier avec le domaine, il ignore tout à fait ce que l’homme prépare. Raison supplémentaire pour être prêt à réagir à tout moment !
La dernière fois qu’il a vu quelqu’un se servir de ces pouvoirs, il s’agissait d’Hivan Goont, invoquant presque instantanément des pics de terre pour empaler les soldats ynorien. Le sort que prépare le sbire oaxien en face de lui semble moins élaboré, mais l’air vibre autour des flashs électriques qui rebondissent d’une paume à l’autre. Vohl reconnait cette lueur. C’est celle qui luisait dans le glacier, à chaque coup de semonce de la montagne. Un éclat doré et bleuté, ce qui lui avait d’abord fait penser au reflet du soleil sur la glace. Autant pour sa vision poétique des choses.
Les courants bleutés et irisés d’un jaune or forment progressivement des arcs électriques, qui se concentrent progressivement autour d’un seul faisceau. L’aspect menaçant du sortilège n’ôte rien à sa bizarrerie aux yeux de Vohl. La ligne d’un jaune pâle semble se mouvoir par sa propre volonté, se tordant en tous sens, laissant des filaments électriques s’éparpiller un peu partout autour de la branche principale. Hypnotisé par le spectacle, Vohl manque d’oublier que cet éclair-là est manipulé par un ennemi. Il saute sur le côté. Juste à temps : le projectile magique part s’écraser contre la neige, sur laquelle il semble glisser après l’avoir percutée, laissant derrière lui une tranchée d’où la vapeur s’élève. Vohl se relève après son nouveau séjour dans la neige. Ses mains souffrent du froid : il tremble de toutes parts, encore glacé de son séjour sous le souffle de l’avalanche.
Le bruit de sifflement est à peine éteint qu’il reprend de plus belle : l’électricité naît encore entre les doigts de son adversaire. La forme est encore plus particulière : à une vitesse prodigieuse, le mage des éclairs semble façonner un filet fait de filaments plus fins, plus bleus que jaune. Cette fois, Vohl dispose d’un appui plus ferme : il se lance vers le jeteur de sorts. L’ennemi bat un peu retraite : son sort semble mettre plus de temps à prendre forme. Le protecteur en profite pour se catapulter vers l’homme encapuchonné, lame en avant. Son élan est dévié par le passage d’une violente bourrasque, qui le fait passer largement à gauche de sa cible. Un instant, Vohl craint que cette intervention soit le fruit de son adversaire. Toutefois le sortilège lancé par ce dernier le rassure : voulant anticiper la trajectoire de Vohl, le mage a été aussi surpris que lui de la bourrasque : le filet d’éclair va percuter un bloc de glace. Le bloc explose, comme découpé par le filet. Le sifflement de l’eau chaude sur la glace se fait encore entendre après le tonnerre de l’explosion. Une nouvelle bourrasque souffle, rabattant la capuche de l’agresseur. Le visage du Shaakt se révèle à la blancheur de la montagne. Vohl retient un hoquet de stupeur.
(Si vite ?!)
Il n’attendait pas les assassins d’Oaxaca aussi tôt, et pour cause : le temps qu’un messager atteigne Omyre aurait dû suffire à leur permettre d’arriver à Mertar. Ce jour d’avance signifie que le messager a littéralement dû se faire pousser des ailes pour signaler leur passage dans les lignes ennemies.
Emporté par son élan, Vohl se retrouve dans le dos de son adversaire et repart à l’assaut, armant une frappe verticale. Il veille cette fois à ne pas sous-estimer son élan : en aucun cas, il ne souhaite retourner de l’autre côté de son adversaire. Ainsi, le combat s’éloigne de son protégé et lui évite d’être atteint par une frappe perdue. Pendant son assaut, la neige se tasse sous ses pas, le déséquilibrant à plusieurs reprises. Autant dire que le magicien a le temps de le voir venir. D’une rotation du poignet, l’air semble vibrer autour de lui. La lame de l’assassin semble percuter un champ de force d’une résistance incroyable : le bouclier d’une nature inconnue renvoie le poids de la frappe de Vohl d’une pichenette. Du moins, c’est ce que Vohl pense dans un premier temps. Le visage noir, de l’autre côté du bouclier, tire une grimace et assumer un léger vertige avant que les lignes électriques ne se délitent.
Il se reprend rapidement, toutefois. Avec un cri de rage, il tire plusieurs projectiles vers Vohl. L’un l’atteint au genou, l’autre à la main gauche. Les impacts ne sont pas vraiment douloureux, mais suffisants pour lui engourdir les membres. Comme s’il perdait le contrôle de ses muscles, son genou cède sous son poids, et sa main manque de lâcher la dague qu’elle tient. La sensation disparaît rapidement, autorisant Vohl à se relever. Son esprit commence à traduire une colère frustrée : comment est-il censé pouvoir tenir tête avec des créatures inhumaines dont le répertoire de magie semble inépuisable ?
Son esprit n’est d’ailleurs pas le seul à s’échauffer, et des volutes de vapeur s’échappent de sa bouche. Il en va de même pour l’elfe d’ébène. Lancer des sorts semble tout aussi physiquement épuisant que se débattre dans la neige. Vohl doit reprendre son souffle : il se met en garde, prêt à réagir, aspirant de grandes goulées de l’air glacé. Le shaakt reprend l’initiative : il semble certain de sa supériorité. Pourtant, il chancelle légèrement lorsqu’il recommence à manipuler un faisceau d’éclairs qui fusionnent pour n’en former qu’un. Vohl reconnait le premier tour qu’il a esquivé. Le sortilège semble concentrer une grande puissance : peut-être est-ce pour cela qu’il est difficile à maîtriser.
Difficile à maitriser ou pas, le sorcier libère la nouvelle décharge en direction de Vohl. Heureusement pour lui, la foudre ‘artificielle’ semble moins rapide. Ou est-ce un effet de la fatigue de l’elfe ? Il se jette en avant, songeant qu’il faut profiter de cet instant de faiblesse. D’un mouvement de bras, son adversaire rectifie la trajectoire du projectile. Le flux électrique court sur les griffes en fer du protecteur, lui tétanisant la main et le bras. La décharge lui parcourt ensuite le reste du corps : sans être agréable, le léger picotement n’est pas handicapant. La tétanie de son bras, en revanche, risque de le désavantager largement lors de sa frappe. Jusqu’à maintenant, aucune de ses attaques n’est passée : entre le vent et ce genre de bouclier, le combat tourne à sa défaveur.
Vohl est conscient de la problématique de son style de combat. Il exige de la mobilité, contrairement à son adversaire. Et cette mobilité, le terrain la lui ôte sans pitié. Il doit trouver une astuce. Contraindre l’adversaire à venir vers lui. Le faire sortir de cette immobilité invulnérable. Alors il se lance toutes griffes dehors, dans un nouvel assaut. Il saute, aidé dans la prise de hauteur par ses bottes. Il s’envole. Un mètre. Deux mètres. Trois mètres de haut. Puis il tombe. Droit sur sa cible, les pieds en avant. Tel un Wunrkrol, il arrive au pied de son adversaire, défonçant la neige. L’adversaire perd l’équilibre. Tombe. Son bouclier magnétique fait pression sur les griffes métalliques de Vohl, cherchant à les écarter de la chute du shaakt. Mais Vohl tient bon, aidé par la neige tassée pour garder son appui. Il grimace en maintenant son bras droit. Sans la tétanie douloureuse qui le maintien tendu de force, il aurait peut-être cédé. Peut-être pas. Il n’y réfléchit pas : seule compte la douleur qu’il doit affronter. Et il réussit. D’un coup, le bouclier se rompt. Le shaakt chute sur les tiges acérées.
L’arme rate de peu son torse. Elle traverse son bras : le shaakt hurle de douleur. De haine, il semble expulser l’énergie qu’il lui reste dans une onde électrique. Cette dernière traverse Vohl. L’ironie veut que, reconduite par la tige de métal, elle traverse également le corps du lanceur, qui frissonne de douleur. Vohl s’accroche à lui, tâchant de l’immobiliser. Puis in choc sourd retentit, et le corps de son adversaire perd tout tonus en s’affaissant contre lui dans un soupir de vapeur. Derrière, Hïo brandit le marteau tel un dieu de la forge oublié.
Ses yeux inquiets trouvent ceux de Vohl. Une moue un tantinet hautaine vient se placer sur son visage.
« Quand monsieur No’Okoto aura fini d’enlacer son ami le shaakt, peut-être pourra-t-il me rejoindre ? »
Il lui tend une main secourable. Pour une fois, Vohl est content qu’il n’ait pas respecté sa volonté…il n’est pas sûr qu’il y aurait survécu. Il saisit la main qui lui permet de retrouver la surface neigeuse.
« On dirait que tu vas prendre goût à sauver ma peau. »
« Disons que c’est pour ma propre sécurité. »
« Quoi qu’il en soit, merci. Tu souhaites que je finisse le travail ? »
« Comment ça ? »
« Il n’est pas mort, juste assommé. Nous ne pouvons pas le laisser si nous voulons continuer aussi tranquillement que possible. »
Le jeune Himatori cille. Son regard passe de l’homme au shaakt à plusieurs reprises.
« Bon, je vais le faire. »
« Non ! »
« Tu veux le faire ? »
« Je…je ne sais pas. »
« Les seules questions auxquelles tu dois répondre sont : ta vie est-elle en danger ? Sa vie vaut-elle que tu mettes la tienne en péril ? »
Hïo ne répond pas. Il inspire à plusieurs reprises. Puis il hoche la tête avec cette fermeté dans les yeux. Il s’approche du shaakt et brandit son marteau. Il semble hésiter, l’outil brandit vers le ciel. Au moment où l’assassin s’apprête à poser une main pour l’aider à accomplir le geste fatidique, il abat le marteau. Il fracasse le crâne fragile de l’elfe. Le sang gicle avant de couler par paquets épais, colorant la neige comme une fleur rouge.
Hïo reste figé un instant, surpris par l’éclaboussure écarlate. L’air perdu, il se retourne vers Vohl, qui acquiesce. Ses yeux font la navette entre ses mains et le mort. Il brandit de nouveau le marteau. Vohl saisit sa main au vol et le plaque sur la neige. Hïo a le souffle court. Aucune soif de sang ne l’anime. C’est plutôt l’inverse, aux yeux de son protecteur : Hïo n’est pas et ne sera jamais un tueur.
« Calme toi. Tu as bien fait. Maintenant passe à autre chose. Pense à la dernière soirée et aux troubadours. Pense à la forge. A la faerunne. A Cherock. A Oranan, à ta famille. Pense au bien de la République ! »
Le forgeron semble progressivement retrouver ses esprits. Son souffle retrouve un rythme normal, après quelques minutes à inspirer profondément l’air glacé. Des larmes coulent de ses yeux, et roulent sur ses joues avant de tomber dans la neige. Vohl le libère. Le jeune homme reste encore quelque temps allongé, avant de se remettre à quatre pattes dos au cadavre, pour vomir. Il halète pendant encore un moment avant de se rincer la bouche et le visage avec la neige fraiche.
Vohl part fouiller le corps. Il cherche tout signe d’appartenance, tout objet étrange. Il trouve quelques pièces, deux petites fioles vides, et quelques autres petits objets. Lorsqu’il en prend un en main, une légère décharge le parcourt. Au loin, orbe d’un bleu électrique entre soudain dans son champ de vision. Il bondit en arrière, et balaie la sphère d’un coup de griffe. ‘Essaie’ serait en réalité le mot juste. La sphère, constituée d’air, semble insensible au traitement et vient se poser sur son épaule. Il la chasse encore, et la sphère cette fois tourbillonne un peu, avant de revenir. Il la chasse de nouveau. La lueur, placide, revient inlassablement. De lutte vaine, il finit par la laisser se poser. Aucune douleur n’arrive : l’assassin reste figé, et regarde avec suspicion la sphère luisante lorsqu’elle retransmet un message.
"Ici la Conseillère Shimi. Message du Conseiller Gale.
Attention ! Groupe Tonnerre d'Omyre à votre poursuite. Dangereux, fulguromanciens et psychomanciens. Protégez votre forgeron. Mesure de sécurité, date retour repoussée. 20 Kemenlartëa. Soyez prudent !"
Un message de la Conseillère Shimi ? Pour l’avertir de fulguromanciens et psychomanciens s’étant lancés à leurs trousses ? L’avertissement arrive un peu tard ! Et pour retarder le délai de retour à Oranan ? Cela ressemble à une manipulation d’un des protecteurs pour éliminer par forfait les autres protecteurs de la course. Vohl réfléchit : au bout du compte, la stratégie de protection de son forgeron reste inchangée. Aussi inattendu que soit ce message, les informations dont il dispose lui permettent de donner du crédit à cette nouvelle. Mais sans code permettant d’affirmer la provenance du message, il peut s’agir d’une ruse ennemie comme d’un conseil ami.
Il décide de ne pas en faire part à son protégé. Plus vite ce dernier sera de retour entre les murs oraniens, plus vite il sera en sécurité. Que des menaces pèsent sur lui, il n’en doute pas, et ce depuis le début du voyage. Ceux qui seront partis la fleur au fourreau risquent de ne pas s’en sortir facilement. Le fait qu’une Conseillère expérimentée comme Shimi précise la nature de la menace est étrange et presque plus inquiétant. Un drame est-il déjà arrivé ?
(Il faut que nous trouvions cette faerunne au plus vite.)
« Nous devons y retourner. »
« Hm ? »
« Nous devons retourner à la chaumière. Certains d’entre eux ont pu survivre ! »
« N'est-ce pas toi qui m'a dit que l'on ne pouvait rien faire ? »
« C'était différent : on ne pouvait pas en sauver à ce moment là. Je ne me fais pas d'idée sur la chance qu'il ont eu de survivre. Je veux juste vérifier. »
« Hïo…Comme tu voudras. Au moins, nous sommes sûrs que les avalanches ne se déclencheront plus. »
Ils se remettent en route. Vohl se retourne souvent, guettant une paire de bois apparaissant sur la neige. Rien. Le chemin n’est pas long pour retourner dans la combe. Mais l’avalanche l’a transformée : une étendue d’un blanc immaculé. Plus de maison visible. Pourtant, le forgeron s’avance.
« Hïo. C’est sans espoir. J’ai vu le bloc de glace tomber directement sur la maison. »
« J’ai compris. Mais nous devrions tout de même y aller.»
« Mais pourquoi… »
« Tu vois cette glace ? »
« Quelle…oui, bien sûr. Qu’y a-t-il ? »
« Tu ne trouves pas sa couleur…étrange ? »
Vohl regarde plus attentivement le glacier. Sous les premiers mètres de glace, des reflets se mêlent pour donner, effectivement, une allure particulière.
« Et que ? »
« Attends un peu. Nous devons nous approcher plus. »
Ils progressent jusqu’à la couche de glace. L’avalanche a fait apparaître une glace bleutée à verte, aux reflets changeants.
« Hahaha ! Quelle triste ironie ! »
« Pourquoi ? Cette glace t’intéresse ? »
L’illumination se fait sous le crane de Vohl.
« Ce n’est quand même pas… »
« Si ! Ceci n’est pas plus fait de glace que ta griffe n’est faite d’acier ! Mon cher Kage, bienvenue sur la tombe des troubadours. Bienvenue devant une poche de Faerunne. »
« Comment veux-tu procéder ? »
« Nous n’avons pas les moyens d’en transporter une grande quantité. Toutefois, nous avons une chance monstrueuse, pour le plus grand malheur de nos compagnons de veillée. »
« Ce n’est pas vraiment de la chance. Tu as fait l’objet d’une tentative d’assassinat : lorsqu’on fuyait l’avalanche, j’ai vu des éclairs semblables à ceux que lançait le fulguromancien shaakt. Je suppose qu’il a déclenché l’avalanche en se servant de ses projectiles magiques. »
« Je vois. Eh bien, je suppose qu’aujourd’hui, je ne te détesterai pas de m’avoir fait lever aux aurores. Tiens ! »
Il regarde un point au-dessus de l’épaule du protecteur ; Vohl se retourne. A l’entrée de la combe se tient une espèce de cerf complètement noir, aux bois majestueux. Devant le soleil levant, la silhouette se découpe tout en aveuglant les spectateurs de l’apparition. Un vent de bonheur souffle dans le cœur de Vohl.
« Mahô ! »
La monture galope vers eux. D’une formidable détente, elle semble s’envoler, alors que sa queue se déploie pour la faire planer jusqu’au groupe. Le destrier exceptionnel fait la fête autour de Vohl, plaçant son museau sur l’épaule de l’assassin, réclamant force de câlins et grattouilles que le protecteur lui apporte avec un plaisir non dissimulé. Hïo sourit en observant la scène.
« Quoi ? »
« Oh, rien. Rien du tout ! »
Vohl essuie discrètement une larme de joie sur sa joue.
« Bon ! Alors ce métal : combien pouvons-nous en transporter ? Et comment l’extraire ? »
« Avec ceci ! »
Hïo sort un coin et brandit le marteau encore ensanglanté.
« Ne t’en fait pas, j’en ai un aussi pour toi ! » dit-il en sortant une seconde paire d’outils de son sac.
Pendant une heure, ils s’échinent sur le bloc après que le forgeron lui ait expliqué comment il fallait procéder. Malgré une méconnaissance des outils et de leur maniabilité, Vohl pense faire amende honorable. Ils en extraient deux larges lingots. Le reste est enfoui sous la neige, mais ils n’ont plus de place pour transporter davantage. Ils doivent aller chercher du matériel dans la ville de Mertar.
Ils se mettent en route après avoir fait une courte prière pour les morts enfouis sous la neige. Le corps du fulguromancien, lui, est laissé aux vautours-moines qui se repaîtront de sa chair. En repassant devant le cadavre, le protecteur scrute le visage de son compagnon de voyage. Il affiche un air serein, légèrement dégoûté, sans que l’on sache si cela est dû au cadavre, à sa profession d’assassin, à ses origines oaxiennes, ou au fait de l’avoir tué. Sans doute un mélange de tout cela.
(Dans tous les cas, c’est une bonne chose.)
Quelques heures plus tard, ils arrivent en vue d’une porte colossale gardée par deux exceptionnelles statues de basalte : les gardes de la capitale thorkine.