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L'exploration de la propriété lui permet de dénicher certaines trouvailles appréciables. Une besace spacieuse, du matériel d'écriture comprenant parchemin de qualité, pot d'encre noire et plumes affutées, ainsi qu'une paire de tuniques élégantes et pantalons assortis aux couleurs de la Maison d'Orthel. L'étrangeté de la situation ne le quitte pas, tout comme la sensation que les lieux ont été acquis très récemment ou que son 'parent' n'utilise guère les lieux tant tout semble... Ordonné. À son retour auprès de l'Hinïon, ce dernier semble s'être affairé avec les bonnes priorités en empaquetant des aliments dans un second bagage. Discrètement, il lui souffle qu'il n'y a pas grand-chose et que s'ils ne le savaient pas, rien ne semblerait attester de la richesse de leur hôte. Autant l'opulence était visible chez les de Montfort, autant ici elle semble superficielle. Un décor. Une façade. Le Tigre appuie ce constat en évoquant l'aspect vide et sans personnalité des appartements, comparant la qualité de voie-hautain du Sieur Salmeck à la leur.
Il lorgne en direction du bureau, faisant part d'une hypothèse : et s'ils n'étaient pas les premiers yuiméniens à avoir été amenés ? Son interlocuteur semble peu convaincu, arguant qu'il s'agirait alors de personnages bien plus discrets que ceux de la cave, et que des visiteurs d'un autre monde auraient marqué les esprits. Le Woran explicite son hypothèse en s'appuyant sur le fait que le groupe actuel est arrivé en grand nombre, dans un lieu inadapté. Mais que si le ou les responsables avaient été préparés, faisant venir des individus isolés et les éduquant comme de jeunes bêtes perdues contre la promesse d'un retour et de leur silence... D'autant que les plus malavisés ou impulsifs finiraient dans la Cité Inférieure où nul ne leur accorderait le moindre crédit... Huyïn émet un souffle de la truffe, chassant l'idée d'un geste, la mettant sur le compte de son imagination d'artiste. Il revient brièvement sur les locutions employées, qui ne semblent pas correspondre à ce qu'emploieraient des habitants d'un monde souterrain où pas même une chauve-souris est visible. Le Sieur Naral n'a une nouvelle fois pas l'air convaincu par l'idée, laissant entendre que le Félin va chercher un peu loin. Qu'il y a possiblement d'autres raisons à ces similitudes de langage, et que le point qu'il a soulevé concernant l'interjection 'bon dieu' de son parent est possiblement en relation avec les Chevaliers des Cieux. Eux pourraient faire office de dieux, aux yeux de la population.
"
Possible, et hors de question de s'informer sans attirer l'attention. Peut-être trouverons-nous des indices appuyant ou niant cette théorie en atteignant notre destination.", répond-il, faisant un bref signe du chef vers la sortie en ouvrant toutefois son sac flambant neuf. "
Je vous rejoins dans un instant. Une petite chose à régler avant de partir.", déclare-t-il, s'attelant à la rédaction d'une courte missive.
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Sieur Salmeck,
Pour respecter votre souhait de ne pas vous déranger, je vous laisse ce message que vous lirez quand vous aurez un moment.
Je suis sorti en compagnie de mon précepteur pour découvrir les voies hautes. Ne lui en veuillez pas, je l'ai harcelé et lui ai promis de me tenir tranquille jusqu'à ce qu'il accepte.
Si je ne suis pas de retour avant le couvre-feu, je serai probablement en sa propriété ou chez l'un des amis qu'il m'a dit devoir aller visiter.
Prenez soin de vous.
Nërhuyïn.
Il leste le parchemin d'une poignée de yus sur un meuble visible depuis le bureau, curieux de tester sa théorie, puis il se met en chemin à la suite de son compagnon d'infortune. Au moment où la porte d'entrée est ouverte, celle du bureau fait de même, attirant l'attention du Tigre sur son parent émergeant avec calme de la pièce. L'amertume dans son ton laisse entendre que cela n'a vraisemblablement rien d'accidentel.
"
Vous partez déjà ? N'avais-je pas signalé que vous n'aviez pas le droit de sortir, cher parent ? Avez-vous trouvé ce que vous étiez venus chercher ?"
Persistant dans son rôle, le Woran baisse un peu la tête et fait un vague geste pour attirer l'attention de son parent sur la missive, comme si cette dernière contenait toutes les justifications nécessaires.
"
Vous me l'avez dit, oui. Mais avec un précepteur pour me chaperonner et tout ce qui a été évoqué, trop et trop peu à la fois, la perspective de ne pas vous voir sortir avant un moment, ma curiosité...", déclare-t-il avant d'émettre un léger soupir et de relever le nez. "
Pour vous répondre, hélas non. Ce n'est pas en ce court temps passé en votre demeure que j'ai obtenu les réponses dont j'ai besoin."
"
Oh, je ne vous ai pas laissé assez de temps pour fouiner.", répond leur hôte, la mine sombre et les yeux lumineux. "
Dites-moi qui vous êtes réellement."
Une nouvelle fois, le Tigre tente d'attirer son attention sur le parchemin, tout en affirmant ne pas comprendre, que toute sa confusion, sa méconnaissance d'Ashaar et son don sont bien réels. Mais l'elfe sombre s'impatiente à la place, exigeant des explications de vive voix. Derrière le Woran, l'Hinïon se fait entendre.
"
Si je gêne, vous le dites, hein ?"
Huyïn réalise que la confrontation avec son parent est inévitable, son identité totalement compromise. Tenter de s'accrocher à ce rôle de nouvel arrivant naïf ne tiendra pas face à cette évidente méfiance. Ne pas mêler Naral Shaam à cette histoire et préserver le sien semble être la chose la plus judicieuse à faire. Si Sieur Salmeck alerte le Soleil Noir et le dénonce, au moins l'Hinïon pourra continuer à prétendre ne rien avoir à faire avec lui et s'en tenir au plan de la nuit. Calme, sa décision prise, le Woran se tourne vers l'autre yuiménien, rivant son regard aux yeux d'or.
"
Il semble bien que mon escapade dans les Voies Hautes soit compromise, Sieur de Vienne. J'ai déjà beaucoup abusé de votre patience quand vous avez des affaires urgentes en suspend.", souffle-t-il en croisant les bras. "
Je ne souhaite pas vous causer davantage de problèmes quand je risque d'en avoir plus que ma part. Je vous remercie pour votre temps et votre aide.", finit-il, tournant légèrement la tête par-dessus son épaule pour faire face à son camarade un bref moment pendant qu'il s'adresse à son hôte. "
Devrions-nous nous asseoir, cher parent ? Je n'ai rien contre une discussion debout, mais ces dernières heures m'ont rendu las."
Devant lui, l'Hinïon répond dans le sens qu'il attendait.
"
Soit. Je vous abandonne maintenant, mais prendrai de vos nouvelles. Je me fais un devoir de vous faire visiter ces lieux au plus vite. Ser d'Orthel, si vous permettez..."
Le Félin se tourne alors complètement vers l'individu aux yeux luisants, qui fronce les sourcils mais opine, le laissant partir. La porte se referme derrière l'Elfe blanc, le mettant hors de d'atteinte. Un bref silence se fait, puis Sieur Salmeck l'invite au salon, à y prendre place et à tout lui dire, mettant l'emphase sur ce premier mot. Huyïn récupère sa missive et sa monnaie puis obtempère. Il prend place face à son hôte, déposant le luth à ses côtés et contemplant le curieux regard flamboyant avant de se lancer. Nul besoin de créer quelque fable, il opte pour cette vérité qu'il a maintenu dissimulée tout au long de ces dernières heures.
"
Je vais commencer par le plus simple : vous allez douter de chacune des paroles que je vais prononcer. Je ne vous en tiendrai nullement rigueur, vues les circonstances.", amorce-t-il avant de présenter les yus. "
Avez-vous idée de ce dont il s'agit ?"
Aucune reconnaissance dans sa posture. Du doute, plutôt. La chose met immédiatement un terme à l'hypothèse du Félin le concernant, lui faisant ranger les pièces en vrac dans son nouveau bagage.
"
Des... médailles ? En étain, il semblerait. Je n'en ai jamais vues de pareilles. Cela prouve que vous n'êtes pas celui que vous dites être, un "nouveau" de ma famille."
"
Ce ne sont pas des médailles. Ce sont des pièces, la monnaie de la contrée dont je suis issu. Je ne suis pas un nouveau de votre famille, en effet. Mais je le suis bel et bien en Ashaar.", commence-t-il, portant la main à son voile avant de changer d'avis, estimant que la révélation serait trop précoce. "
Cela fait à peine une poignée d'heures que je circule en votre cité. J'ai du jouer de verve et de subterfuge afin d'appréhender votre... Civilisation. Bien des notions et des termes m'échappent, mais ils sont si familiers aux vôtres qu'en user avec légèreté a suffi à m'ouvrir bien des portes. Et c'est en suivant certaines pistes glanées çà et là au cours de mon périple que je suis venu jusqu'à vous.", poursuit-il, levant ses yeux vert pâle vers les siens. "
Parce que vous pourriez détenir les informations essentielles à mon retour."
Au fur et à mesure que les mots filent, un frêle sourire satisfait prend place sur les traits anguleux. L'elfe lui demande comment il est entré en Ashaar, qui l'y aurait amené avant de demander si celui aux cheveux d'améthyste est aussi un étranger. Sa réaction fait plisser les yeux du Woran. Il dévie la conversation, soulevant le fait qu'il n'a pas l'air spécialement dubitatif quant à ses déclarations. Il avance l'idée que ces médailles auraient pu être forgées dans la Cité Inférieure, qu'il est peut-être un mercenaire à la solde d'un rival en quête de scandale frais à répandre, avant d'avancer l'hypothèse que Salmeck lui-même n'est peut-être pas d'Ashaar. S'appuyant sur ses genoux et se penchant un peu, le Tigre accuse à demi-mot son interlocuteur d'être lié à sa présence ici, avant de le qualifier de 'Sieur envoyé des Cieux'.
"
Je vous ai pris sur le fait de mentir une fois. Il serait folie de recommencer aussitôt. Ou d'une audace certaine.", réplique-t-il, perdant son sourire au profit d'une expression sévère. "
D'où vous sortent toutes ces allégations et théories farfelues ? Dois-je les prendre comme des menaces ? Et si vous-même me prenez pour un menteur, nous serions alors dans une impasse grotesque. Mais soit : puisque vous voulez jouer, jouons. Trouvons les secrets de l'autre en le forçant à révéler sur lui des choses cachées par le biais de questions détournées. Par exemple : qui donc sont mes rivaux, si vous êtes par eux invité ?"
Sa réaction confirme et infirme plusieurs choses, faisant souffler le Tigre derrière son voile.
"
C'est en jouant d'audace que je suis parvenu ici. En prêchant le faux pour connaître le vrai.", répond-il, avant d'agiter brièvement la main en ce geste généralement aisément identifiable, invitant à faire fi de certaines choses. Il se rassoit au fond de son siège, détendu. "
Ne vous vexez pas, Sieur Salmeck. Je ne fais que reprendre ce que les rumeurs circulant à votre sujet m'ont appris. Que vous étiez issu de la Cité inférieure, là où les mages se terrent. Que vous êtes vous-même sorcier. Que vous êtes agent des Chevaliers des cieux, envoyé ici pour garder un œil sur les Voie-hautains... C'est l'ensemble de ces rumeurs qui m'a poussé à venir tenter ma chance en votre demeure.", explique-t-il, plissant les yeux avec amusement. "
Et j'ai été plus que surpris en vous voyant, car vous êtes l'exact portrait des Shaakts, les elfes sombres qui vivent en ma région. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai ressenti... Et que je ressens encore... Quelque réticence à vous duper, vous."
Son regard se fait aiguisé, une brûlante lame de couteau.
"
A votre discours, je dirais bien que vous êtes de l'Ordre du Soleil Noir, mais même eux ne seraient pas assez idiots pour jouer ce genre de bluff avec moi. Et puis, si tel avait été le cas, vous sauriez que vos rumeurs sont erronées. En plus d'être insensées.", persiffle-t-il, haussant un sourcil ensuite. "
Et vous concluez des choses sur moi parce que je ressemble physiquement à quelque personne de votre entourage ?", fait-il, l'air presque blasé. Un soupir lui échappe. "
Bon. Bon, mettons que vous ne cherchiez pas à me duper. Quel type d'information auriez-vous pu vouloir de moi ? Des informations sur la Cité Inférieure ? Sur la Sorcellerie ? Sur les Chevaliers des Cieux ? Voilà là bien des sujets dangereux."
"
Tout un chacun a ses biais, mais vous avez raison de le souligner. Faire preuve d'indulgence à cause d'une apparence est absurde. Même si je dois avouer, et il est rare que la chose m'arrive, que l'éclat de vos yeux m'a happé dès notre rencontre... Mais je tiendrai compte de vos remarques à l'avenir."
Il se lance ensuite dans une série de confirmations. Ces sujets ont beau être dangereux, ils sont les pistes les plus probables à suivre pour quitter ce monde abject qui criminalise une partie de son être. Et ce, sans en connaître la raison, qu'il est impossible de demander sans être aussitôt démasqué. Tout en se massant le coin des yeux, il relate alors son arrivée en Ashaar via une sorte de passage étrange qui l'a contraint à y venir pendant qu'il voyageait. Il suppose qu'il s'agit d'un phénomène magique, sans en avoir de preuve tangible. Le Sieur d'Orthel semble brièvement confus lorsqu'il comprend que le Tigre n'est pas issu d'une simple contrée différente, mais d'un autre monde. Son sentiment laisse place à de la perplexité, amenant sa main à toucher ses lèvres un court instant dans une attitude de réflexion. Il finit par mettre un terme au court silence.
"
Bien. Jouons franc jeu. Posez-moi les questions sans détours, j'y répondrai du mieux que je peux. Cette discussion restera entre nous : sous aucun prétexte vous ne devrez faire proliférer les informations que je pourrais donner. De même que je ne dirai rien de vous. Vous pourriez même garder votre couverture de membre de la Famille d'Orthel, si ça vous sied."
Lentement, le Tigre ôte ses doigts du coin de ses yeux. Il les dirige vers son interlocuteur, ne s'attendant pas vraiment à ce que ce dernier accepte non seulement de lui offrir des informations, mais également la possibilité de conserver son alias. Un brin de contentement étreint le Félin. Cet entretien devient très intéressant, et le geste d'ouverture de son parent le pousse à en faire un en retour. Il défait son voile et ôte complètement sa coiffe, agitant ses oreilles jusque-là maintenues dans une position statique. Il se masse le crâne à leur base un court instant, poussant un souffle de satisfaction à la sensation de détente qui le parcourt. Il oriente ensuite son regard vers son interlocuteur et laisse ce dernier voir ses crocs à mesure qu'il s'exprime. Il commence par un trait d'humour rassurant quant au fait qu'il n'a jamais mordu quiconque. Pas physiquement, en tous cas. Il s'attarde ensuite sur le fait que son Don est ancré dans sa chair au même titre que son sang, d'où l'idée de cette criminalisation d'un partie de son être.
Lentement, il se masse le museau, respirant librement et calmement. En-dehors d'un léger haussement de sourcil et une qualification d'intéressante, son apparence n'a pas l'air de déstabiliser son hôte. Le Woran se permet de humer l'air des lieux pendant un instant avant de se lancer.
"
Pourquoi la magie est-elle un sujet tabou en Ashaar ? Comment le Soleil noir est-il en mesure d'en repérer les pratiquants ? Que pouvez-vous m'apprendre des Chevaliers des Cieux ? Je pense que cela nous fait déjà un bon départ."
"
Ainsi vous êtes mage. Ce n'est pas un crime en soi. C'est son usage qui est règlementé. Et elle n'est tabou que pour les brutes du Soleil Noir ou les tyrans de la surface. Nombre d'Ashaari ont de la magie en eux. C'est mon cas également.", répond-il, son attention s'attardant sur les traits du Woran comme s'il avait la moindre chance de déceler une expression dans le visage animal. "
J'ignore ce qui permet au Soleil Noir de percevoir la magie, mais ils en sont capables. Ils voient les effets d'un sortilège et peuvent en suivre l'origine à la trace pendant un certain temps. Comme si des... résidus de magie suivaient les lanceurs de sort. Et comme ces butors sont partout... il est difficile de la pratiquer." Son visage se pare d'une grimace, d'un air déploré. "
Quant aux Lumineux auto-désignés Dieux-Tout-Puissants, il n'y a rien à en dire : nous ne savons que peu sur eux. Il y a beaucoup de fantasme, de peur, de vénération à leur égard. Mais à part jeter au peuple de la nourriture comme à des mendiants et enlever de force tout ceux qui ne leur reviennent pas, nous n'en savons pas grand chose."
Pendant que son parent lui répond, Huyïn extirpe son appendice caudal de sa position inconfortable. Il lisse la fourrure aplatie par la pression de la ceinture des griffes, grandement intéressé par tout ce qu'il apprend. Il y a donc davantage à Ashaar que cet espace sans le moindre horizon. Il s'étonne de cette haine de la magie, arguant que nul ne déteste sans raison valable, demandant en conséquence si l'Ordre y apporte une justification. Intrigué, il demande également si les yeux de son interlocuteur sont liés à cette magie et s'il n'a jamais été inquiété par l'Ordre. Mais la réaction presque viscérale de Sieur Salmeck le surprend et l'incite à le regarder avec des yeux écarquillés.
"
Ah !", tonne son éclat de rire empli de cynisme. "
Bien sûr qu'ils y mettent une justification. Leur sacro-sainte immortalité. Nous la devons - apparemment - aux surfaciens, qui alimentent et protègent un bouclier cernant la cité. L'usage de la magie créerait des dysfonctionnements dans le processus, et risquerait de le faire tomber, faisant choir sur nous des conséquences apocalyptiques. Une mort brutale, avalés par le chaos tueur cernant Ashaar. A peu près ce dont ils menacent les pratiquants de magie, en somme." Il enchaine, ironisant avec cruauté. "
Je pense que c'est surtout une auto-glorification de leur ego. Refuser la mort, c'est se prétendre supérieur à celle-ci. Et je suis persuadé que ça a un côté malsain, corrupteur. La cruauté et la paranoïa s'installent dans le cœur de ceux qui sont les plus anciens, à tel point qu'ils sont prêts à toutes les extrémités pour préserver leur existence."
Un air écœuré peint ses traits. Toute cette façon de penser a l'air mûrement réfléchie. C'est une réaction à vif et sans retenue, qui supplante presque le savoir le plus incroyable évoqué : l'immortalité. Voilà qui explique pourquoi l'elfe foudroyée n'a pas succombé à la sauvagerie de l'assaut électrique, pourquoi l'on bannit les criminels plutôt que de mettre fin à leurs jours. Une vie qui ne peut pas cesser. Dit comme cela, la chose peut être tentante, mais Sieur Salmeck a raison sur bien des points. Sa voix prend un ton presque idéaliste quand il reprend la parole.
"
La beauté de la vie ne devrait-elle pas tenir de son côté éphémère ?" L'elfe émacié se plonge dans ses pensées, momentanément absent, puis son regard redevient perçant. "
Pour le reste, je vous laisse maître de vos hypothèses. Je répéterais juste ceci : c'est l'usage et non l'être qui est puni par le Soleil Noir."
Huyïn plisse puis ferme lentement les yeux à deux reprises tandis que son attention demeure rivée à son parent. Il appuie les propos de ce dernier, car il est difficile d'adopter des valeurs saines quand le maître-étalon n'existe pas. Il décrit alors les peuplades de Yuimen, toutes soumises à la mortalité, même si variant en longévité. Il évoque les grandes lois de l’Équilibre : ce qui vit périra, ce qui tombe sert de terreau à la génération suivante. Une constante ponctuée d'innombrables changements. Parler des Principes le fait brièvement grogner, puis il plisse les yeux.
"
Nier sa mort n'a de sens que si quelque chose doit être réalisé et qu'y consacrer une seule vie ne suffirait pas. Pour quelle raison vos tyrans vous garderaient ici, comme de honteux secrets, si eux-mêmes subsistent avec assez d'aisance pour vous faire parvenir tout ce dont vous avez besoin ?", questionne-t-il avec perplexité, manifestant le sentiment par un bref à-coup de son appendice caudal. "
Nul n'a jamais été voir en surface pour tirer tout ceci au clair ? Ashaar ne s'est certainement pas bâtie en un jour. Des voies de construction et d'évacuation des débris ont bien du être mises en place avant que les... 'monte-charge' soient fonctionnels. Y compris en direction du dessus, non ?"
"
Le seul accès connu vers la surface est un puits sans escalier ni corde, aux parois verticales et hautes. Si hautes. Elles partent du niveau de la Veine jusqu'au-dessus des Voies Hautes. Nul ne peut se permettre pareille escalade. Ceux qui ont tenté par d'autres moyens, nous ne les avons jamais revus. Quant aux Surfaciens, ça ne leur pose aucun souci : ils volent.", dit-il, approuvant la logique inhérente en Yuimen, avant de poursuivre. "
Je ne connais rien des buts des Lumineux. Je sais juste leur emprise totale sur la Cité."
Le Tigre croise lentement les bras et abaisse les paupières, réfléchissant brièvement pour en revenir à une conclusion simple.
"
Je vois. Ce qui me ramène à mon hypothèse première : pour partir d'ici, je vais probablement devoir réitérer le phénomène, mais en sens inverse. Qui sait, si ce que j'envisage être une forme de magie est assez puissante pour percer un tunnel entre nos réalités, elle le sera probablement aussi pour mener Ashaar à sa perte. Si l'éclatement de ce bouclier légendaire fait déferler la mort comme proféré, évidemment."
Le ton employé par Sieur Salmeck laisse planer comme un air de défaite. De résignation quant à certaines choses immuables. A-t-il une vue suffisamment pessimiste pour que le Woran puisse agir sans retenue ? Car l'hypothèse qu'il a avancé est possible. Repartir sur Yuimen par voie magique pourrait détruire la protection de ce monde, si elle existe. Si Sieur Salmeck tient à ce que la mort déferle sur toute la cité, Huyïn n'aura aucun scrupule à lui rendre ce service. Mais si ce n'est pas le cas... Il a besoin de savoir où se situent les limites de son interlocuteur. De voir par lui-même si ce dernier dispose encore d'une flamme en lui qui mérite d'être préservée. Mais aussi... Parce qu'à le fréquenter, à l'écouter parler et réagir, le Tigre commence à développer des affinités pour lui. À s'y attacher. À développer un intérêt pour ses idées, et à leur accorder de la valeur.
Et c'est une chose qu'il ne peut pas se permettre. Il a déjà commencé à glisser sur cette dangereuse pente avec l'Hinïon qui force l'admiration. Prendre ce même risque avec le non-shaakt pourrait terriblement lui compliquer la tâche. Il doit impérativement remettre de la distance entre eux, pour ne pas laisser l'affect entraver son jugement. Rouvrant les yeux, le Tigre le regarde fixement, employant le ton le plus froid et distant possible.
"
Je n'ai personnellement aucun attachement à ce monde me mettant en cage. La perspective qu'il devienne un champ de ruines derrière moi ne m'affecte pas. Mais ce n'est peut-être pas votre cas... Pourquoi être venu vous installer dans les Voies Hautes, Sieur mon parent ? L'ascension n'a pas du être de tout repos."
"
Détruire ce monde ne vous causerait aucune culpabilité ? Vous êtes une personne détestable, étranger. Pire, même, que ceux que je dénonce en ce monde qui, bien qu'ils nous mènent contre notre volonté, nous laissent au moins une chance de mener la vie qu'on veut.", soupire-t-il d'un ton agressif. "
L'ascension fut aisée, mais je suis ici par devoir plus que par désir. Tout le monde n'est pas aussi égoïste que vous."
L'elfe qui lui fait face affiche un air répugné, outré. Une distance s'est abruptement créée entre eux. Huyïn a du mal à retenir un claquement de langue au retour de flammes causé par son initiative. Il pensait que provoquer une réaction féroce de son interlocuteur l'aiderait à relativiser, à le traiter comme une simple note dans cette désagréable partition qu'il joue depuis son arrivée. Il ne peut que constater que c'est l'inverse qui s'est produit. La froide colère qui émane de cet être le rend incroyablement plus remarquable, admirable. Un caractère notable et contenu. Le Tigre voulait l'ignorer, il ne peut pas en détourner le regard. Tout comme lorsque le Sieur Naral a fait preuve d'une confiance en lui-même qui a ébranlé le Félin, celui-ci ne peut qu'exprimer son ravissement involontaire.
"
Impressionnant... Magnifique, même... Vous brillez par votre colère, par cette volonté combattive dont je vous ai un instant pensé dépourvu. J'ai cru dans vos paroles que vous souhaitiez précipiter Ashaar dans le chaos et la destruction. Que vous recherchiez votre propre fin, quitte à emmener cette éternité et tous ceux qui en dépendent dans votre sillage. Et si telle avait été votre volonté, j'aurai œuvré à satisfaire nos deux buts.", entame-t-il, clignant lentement des yeux à la perspective. "
Mais si vous avez un idéal. Sans doute une vision... Si vous souhaitez changer Ashaar d'une autre manière, je respecterai votre volonté. Voire vous y aiderai dans la mesure de mes moyens, si quitter ce monde s'avère au final impossible."
Il ouvre sa posture, mettant son admiration sur le compte de ce biais qu'il a envers l'Elfe aux yeux luisants. Il résume la situation entre eux : le Voie-hautain sait maintenant qui il est, a l'ascendant sur lui par sa capacité à le dénoncer, et une dette colossale lie le Tigre à ce dernier. Il réitère sa proposition de le seconder de quelque façon que ce soit, mais son vis-à-vis ne se départit pas de son air sévère.
"
Vous aviez raison : vous êtes bon pour prêcher le faux afin d'obtenir le vrai. Mais c'est un jeu dangereux et qui n'est pas sans conséquence. Je ne sais plus que penser de vous, contrairement à ce que vous affirmez. Les mots changent dans votre bouche à mesure que vous parlez, et je ne sais distinguer le mensonge de la réalité.", annonce-t-il, secouant la tête. "
Vous pouvez porter publiquement mon nom, et je ne vous dénoncerai pas à ceux que je hais. Mais toute l'aide que j'aurais pu vous apporter, il faudra désormais la mériter. Faire vos preuves."
La méfiance, la prise de distance. Exactement ce que le Félin escomptait. Pas d'état d'âme. De pseudo bonté et désintéressement. Retour à une relation transactionnelle, bien plus simple à appréhender. Il baisse le nez et légèrement les oreilles, manifestant avoir été sermonné de la meilleure des façons, puis il relève la tête pour le regarder dans les yeux.
"
C'est une chose que vous devez garder en tête à mon endroit. Causer l'incertitude est l'une des rares défenses que je possède, puisque je ne suis pas un combattant. Sachez également que deux choses sont véridiques à mon sujet. L'une, c'est que je paie toujours mes dettes, quelles qu'elles soient et peu importe auprès de qui elles soient. Et l'autre est une chose que je n'ai jamais confié à quiconque...", souffle-t-il en effleurant son luth avec douceur, la précaution de qui craint de blesser un être fragile. "
C'est que cet objet, Bois-Carmin, est mon bien le plus précieux. Symbole et incarnation de ma liberté. De la reprise en main de mon destin... Si je jure sur lui, vous n'aurez pas à douter de la véracité de mes dires. Le perdre me serait... Insupportable."
Les mots sont faibles, indignes par rapport à ce que ressent réellement le Félin à l'idée que cela se produise. Sa fourrure se hérisse légèrement, ses bras se croisent et il se laisse aller à un élan défensif, visiblement agité. Son appendice caudal se meut violemment de gauche à droite, en réponse à son ressenti.
"
Plutôt aller me jeter dans les Tréfonds que de l'endommager ou de m'en séparer."
Huyïn met un moment avant de parvenir à relâcher sa posture et détourner la tête, s'efforçant de respirer avec calme pour reprendre contenance. De telles sautes d'humeur lui sont rares puisqu'il a appris au cours de longues années d'humiliation à conserver son sang-froid en dépit des circonstances. Mais il faut croire que les dernières heures ont davantage pesé sur lui qu'il le pensait. Après un long silence, il indique être à l'écoute de directives ou de questions.
"
Je n'ai aucune consigne pour vous. Œuvrez selon votre bon vouloir. J'aurais un conseil cependant : ne vous restreignez pas d'utiliser la magie. Soyez ce qu'ils craignent, sans vous faire attraper. N'optez pas pour le conflit direct avec le Soleil Noir, et encore moins avec les Surfaciens.", instruit-il, son ton incitant le Woran à lui accorder toute son attention encore une fois. Il ne manque donc pas le côté perçant de son regard. "
Œuvrez comme cela, et vous aurez mon aide lorsque le besoin s'en fera ressentir. D'ici là... je vous garde à l’œil."
La lueur dans son regard se fait plus accrue, plus pressante. Son sourire entre deux états d'âme n'aide pas à savoir s'il vient de faire quelque chose que le Félin n'a pas ressenti, ou simplement qu'il n'assume pas un trait d'humour après cet épisode tendu. Dans le doute, Huyïn va demeurer vigilant. Il laisse le reste de sa tension s'échapper par un souffle de la truffe.
"
De tous les conseils possibles, aller à ma guise à l'encontre de la première règle d'Ashaar n'était pas celui que je m'attendais à recevoir. Soit, Sieur Salmeck... Ou plutôt respecté parent, vos instructions ne me quitteront pas. Pas plus que vous, si je comprends bien.", répond-il, se recoiffant et replaçant sa queue à la place cachée. "
Je vous informe donc que j'ai une dernière piste à suivre avant le couvre-feu. Si je ne suis pas de retour avant celui-ci, considérez que celle-ci a été fructueuse. Ou que j'ai trouvé refuge quelque part. Le noir ne m'a jamais dérangé.", informe-t-il, s'équipant de son luth, prêt au départ.
"
Bien. Puissiez-vous trouver ce que vous cherchez."
Huyïn place un bras en travers de sa poitrine et fait une sincère révérence respectueuse. Suite à cela, il pivote et se dirige vers la sortie. Ses pensées se tournent vers Naral Shaam. A-t-il tenté sa chance chez ses propres parents pendant ce temps ? Est-il parti à l'étage du dessus ? L'a-t'il attendu ? Quoi qu'il en soit, les paroles du Premier d'Orthel le laissent songeur. S'il est capable d'aider en cas de besoin, peut-être faut-il voir cette histoire de supervision comme quelque chose de bien concret. Et dont il doit parvenir à informer l'Hinïon sans se montrer trop évident. Le Tigre a réussi à détourner la conversation de son partenaire de scène, ce n'est pas pour qu'il se trahisse à la première réplique qu'il lui adressera.
Le temps de le retrouver, peut-être aura-t-il devisé un moyen.
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