La jeune Sinari allait de tables en tables. Elle n'avait probablement pas vingt ans mais tout un côté de son corps était ravagé. Son bras gauche pendait comme un chat mort et sa jambe traînait lamentablement derrière elle, de sorte qu'elle n'avançait que part petits bonds, appuyée sur un bâton. Sa tête, trop grosse comme celle d'un bébé gigantesque tentait d'articuler dans une bouche tordue une compote de voyelles sans réussir à se faire comprendre bien qu'elle parlait toute seule. Phyress l'observait avec un mélange de compassion et de pitié. Sa Faera quant à elle ne montrait pas la même sympathie.
(« Pauvre chose. Regarde ça, elle a coiffé le peu de cheveux qui lui couvrait le crâne et ça ne suffit pas à cacher les croûtes jaunes qui lui recouvrent la tête... »)
Elle était rapidement évitée par les autres Sinaris trop sobres et moquée ouvertement par les plus ivres. Kubi lui même avait participé à ces moqueries. Mais la joie qui inondait la fête avait rendu la plupart des gens compatissants et de bonne humeur, aussi la femme semblait déconcertée de ne pas se voir chassée et se gavait et buvait aussi vite que possible, la bière dégoulinait des coins de la bouche, se jetait sur les viandes et légumes comme si elle craignait de ne plus en avoir pendant des semaines.
Phyress plongea son nez dans son gobelet d'étain, elle ne se sentait pas très à l'aise dans cette ambiance festive, les regards noirs des Sinaris trop ivres qui formaient un cercle autour de Kubi n'annonçaient rien de bon. A mesure que la soirée avançait, la musique se faisait de plus en plus approximative, les couples batifolaient et se cachaient dans les buissons au clair de lune, les enfants courraient, rampaient sous les tables et caillassaient les guirlandes.
« Braves gens ! »
Avait clamé un Sinari, montant sur une table, renversant du pied une chopine de bière.
« Il est temps pour nous d'honorer notre invitée surprise. Car. Beurp. La vie ne vaut pas le coup d'être vécue sans qu'elle ne soit conso... Consnom... Sans un coup au cul ! »
Un frisson traversa le dos de Phyress, elle bondit de son tabouret, manquant de renverser son gobelet avant de comprendre qu'elle n'était pas la dite
« invitée surprise » mais qu'ils parlaient bien de la jeune difforme.
Quatre Sinaris allèrent chercher la femme tandis que la foule hurlait de rire et que la musique reprenait de plus belle. Avec un hurlement de cheval mal tué, la difforme fut étendue à même le sol, entre les tables et déshabillée avec force. Kubi quant à lui se traînait aidé de ses compères. Trop ivre cependant, il se vomit dessus, éclaboussant les pieds de la pauvre femme qui gesticulait comme si elle venait de recevoir de l'huile bouillante. Phyress serrait son gobelet, l'air horrifiée. Kubi baissa ses chausses et comme s'il venait de s'évanouir, tomba littéralement sur la jeune femme, rampant sur elle, prêt à l'entreprendre à même le sol.
La musique grinçait, les Sinaris ivres morts tapaient sur des casseroles, soufflaient dans des pipeaux et claquaient des mains en rythme. La femme sentait Kubi en elle et cherchait à le repousser mais son geste était inutile, avec ses doigts tordus et son corps ravagé, elle n'avait aucune chance. Une Sinari, vaguement plus sobre que les autres lui saisit les mains et les tira jusque derrière sa tête en lui murmurant quelque chose que Phyress ne parvint pas à entendre.
« Allez Kubi, donne lui tout ce que tu as ! »
« Ouais ! Allez ! »
La foule hurlait de rire, elle hurlait si fort qu'elle étouffait les gémissements de la pauvre violée.
Kubi s'abandonna complètement sous les applaudissements de ses pairs, tous trinquèrent brusquement, renversant des flots de bière dorée qui moussait en rencontrant le sol humide.
Le Dieu de la fête observa un moment la jeune femme échouée sous lui et rendit de nouveau un flot de gerbe granuleuse avant de rigoler en chœur avec ses amis. Un des Sinaris se pencha sur la femme et lui envoya une grande claque en pleine face en criant :
« Et cache ton ignominie, roulure ! » provoquant alors un éclat de rire général.
Kubi aidé par deux compères parvint à se rhabiller pour se diriger ensuite tant bien que mal jusqu'à sa table où déjà, on remplissait les gobelets de bière et qu'on garnissait la table de viande de dinde dorée et juteuse. Quelques femmes aidèrent l'infortunée à se dresser pour la conduire jusqu'à un petit muret, cette dernière pleurait toutes les larmes de son corps en articulant difficilement une compote de sons auxquels les autres Sinaris se contentèrent de répondre
« Là, là mon canard. C'est terminé. »
Elles l'abandonnèrent accroupie par terre, la laissant à son triste sort. Phyress décida de l'approcher, une coupe de vin entre les mains. Phyress se pencha sur la Sinari difforme et lui tendit la coupe, la glissant entre ses doigts si entortillés entre ses paumes qu'elle n'aurait pas cru les voir se séparer si vite.
« Tiens... » lui dit-elle.
La jeune archère retient alors une expression de malaise en la regardant, sa tenue déchirée couverte de vomis, sa bouche luisante sucer le bord du calice, avalant goulûment le vin. Leurs regards se croisèrent un instant et devant la pitié que l'infortunée devait lire dans les yeux de Phyress, elle se redressa aussi brusque que maladroite et tomba sur le côté de s'être levée si vite, elle rampa jusqu'au sentier qui l'éloignait de la fête, se dressa, marcha quelques pas avant de tomber dans le bas côté.
« Et bien... Elle n'ira plus très loin sans son appui. Il faut croire que la pitié fait parfois plus mal que la violence. Allez, on doit reprendre des forces avant de continuer à marcher jusqu'à Kendra Kâr. On a pas tous les jours autant de vivres à disposition. »
Derrière elle, Kubi jetait déjà un regard soutenu vers Phyress.