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Voyage vers l’inconnu
Jour 1
Je me réveille en sursautant.
Plongée dans des rêves étranges et chaotiques qui m’ont secouée toute la nuit, le bruit à ma porte me surprend et m’affole. Les yeux mi-clos, j’inspecte la pièce, petite et minimaliste. Il me faut plusieurs secondes pour me souvenir que je suis dans la cabine d’un navire, loin de Nirtim ; et je n’adresse qu’un vague signe de tête au matelot venu me prévenir que Dame Pulinn sera disponible n’importe quand.
Je m’y rends aussitôt après m’être débarbouillée un peu, motivée par l’envie de passer des moments en sa compagnie et le besoin d’occuper mon corps et mon esprit.
Sa cabine ressemble à celle du capitaine, grande, confortable et luxueuse ; à l’image de ses appartements au Temple des Plaisirs mais, ce matin, elle n’est pas dans son élément. Son visage fatigué dénote avec les dorures des coussins, sa mine grave et ses gestes mous n’accompagnent pas le doux bercement des voilages ou l’éclat de la décoration. Pour tout dire, elle fait tache dans le paysage. Son sourire enjôleur a disparu, son corps est tassé, son menton bas ne cesse de toucher le foulard qui cache sa cicatrice. Le mince sourire qui m’accueille n’est que poli, son regard las est douloureux à supporter.
Mais je la salue en souriant et prends place sans montrer mon désarroi ou mon inquiétude. Cette épreuve-ci, personne ne peut l’aider à la traverser, nul mot pour soulager ses souvenirs, nulle promesse pour alléger le futur. Elle est seule, et je le sais que trop bien.
Là où elle va, ce ne sera pas tant la solitude que l’isolement qui risque de l’abattre un peu plus. Je peux au moins lui éviter ça. Et, cette nuit, j’ai beaucoup pensé à la manière dont j’allais devoir le faire, en sachant que le secret autour de sa destination est plus secret que l’existence des Amants de la Rose Sombre. Une chance pour elle, notre monde aussi grand et pluriel soit-il possède une langue et un alphabet en commun. A ma question sur sa bonne mémoire, elle hoche fermement la tête, menton en avant, cela lui donne une expression très sérieuse.
« Les expressions du visage sont d’ailleurs très importantes, dis-je en rebondissant que cette mimique déterminée.
Que cela soit vos sourcils, vos yeux ou votre bouche. Une bonne expression permet de comprendre différemment un signe identique. Mais surtout d’exprimer des notions comme l’interrogation, les sentiments ou l’intensité de l’action. »
Je le lui démontre aussitôt avec le signe pour signifier qu’on a beaucoup travaillé, l’intérêt de l’expression étant d’exprimer sa fatigue, sa fierté ou sa douleur à avoir tant travaillé.
« Ce matin, je vais surtout vous montrer quelques signes qui vous permettront de réagir rapidement.»
Le temps nous manquera. Maîtriser les gestes et le positionnement des doigts demande des mois de travail, voir des années ; mais je doute qu’il faille à Logan tant de temps pour trouver une île. Nous passons du temps à répéter ces futurs gestes utiles ici, comme arrêter, ralentir, répéter, je ne comprends pas, oui, non, faire une pause et d’autres mots.
Elle est incroyable. D’une patience inimaginable, elle garde son calme et répète encore et encore la même série sans sourciller, sans grimacer, sans s’agacer de ses erreurs. Même meurtrie jusqu’au plus profond de son corps, dévastée par ce qu’elle vient de vivre, elle reste l’elfe fascinante qui m’a accueilli au Temple des Plaisirs.
La soupe et le pain servis par un matelot en fin de matinée nous permettent de nous atteler à des signes iconiques, tel boire ou manger, dérivés du mime, qui allège un peu ses doigts. Nous continuons ensuite à signer comment saluer, remercier, poser des questions simples comme pourquoi, comment et plus encore, jusqu’à ce qu’elle m’arrête et tente de mimer une question qui semble lui tenir à cœur. Quelques reprises sont nécessaires avant que je ne devine sa question, amusante et qui marque surtout son envie d’aller plus vite.
« Oui, on fait des phrases en langue des signes, mais la syntaxe est très différente, il vous faut d’abord oublier tous les vieux réflexes des langues orales, même les plus étranges. La phrase se construit comme tel : le temps, le lieu, le sujet puis l’action. »
Pendant de longues minutes, très longues minutes, elle m’écoute parler des règles de grammaire, peu nombreuses mais sans commune mesure avec tout ce qu’elle connaissait. Elle m’écoute avec attention. Je ne me pose même pas la question de savoir si elle comprend ou s’en souviendra.
L’arrivée de Logan met un terme à cette première leçon et, à nous trois, nous convenons que je revienne chaque matin. Je m’échappe de la cabine pour la laisser se reposer, la quittant avec un sourire aimable sans savoir quoi lui dire.
Je sors sur le pont et marche un peu, la tête haute pour sentir les embruns sur ma peau et l’odeur de l’océan. De la proue, j’observe l’horizon sans fin, cette ligne au loin, indescriptible, où l’eau et le ciel s’entremêlent. Mes quelques voyages en mer ont cela en commun, cette impression de vide et de tant, d’être si perdue que je me sens libre. Libre d’aller, perdue dans mes pensées. Et aujourd’hui, enfin, je me sens bien. Malgré tout ce que nous venons de vivre, malgré les tragiques répercussions pour certains … Tout cela m’est devenu un passé révolu et résolu. J’inspire profondément et ma respiration se saccade d’elle-même, comme pour relâcher les dernières brides de tension. Je suis en paix, je sais enfin tout, tout sur mon sort. Les prêtres d’Oranan avaient tort, j’ai cherché à savoir et je ne me suis pas perdue en route, j’ai souffert, j’ai failli, mais je suis là, debout, le dos tourné à ce passé. C’est vrai, je suis morte et même si je ne sais par quel miracle, ni pourquoi je suis revenue … je suis là, et peu m’importe pourquoi, ça aussi, je serais de taille à l’affronter.
Évidemment, je ne suis plus tout à fait la même. Cette chose qui retenait mon esprit et mes émotions s'est brisée en moi, j'ai perdu ce qui me maintenait à l'état de simple outil qui m'allait si bien. J’obéissais aux ordres, ni plus ni moins, de celui que je pensais avoir choisi comme mentor.
Je vais devoir apprendre à vivre avec ce poids, qui ressemble à s’y méprendre à une conscience. Je lui dois au moins de faire un effort pour l’accepter. N’est-ce pas ce qui m’a permis de me délivrer ?
Je n’étais pas prête, à l’époque, à choisir la liberté que m’offrait le capitaine Pragatt’. Aujourd’hui, je suis prête à construire la mienne.
Une voix masculine me sort de mes rêveries. Le jeune matelot qui s’était lié d’amitié avec Sam Gadgo, le forgeron Sinari de l’ Erementarīfōji, me reconnaît et s’étonne de me revoir ici. Il me demande des nouvelles de son ami.
« Sam a fini troisième de la compétition, lui dis-je pour commencer.
Il est reparti fièrement chez lui.
Bavard de nature ; ce qui a beaucoup plu au Sinari qui aimait écouter ses histoires maritimes ; il se remémore notre dernier voyage et les récits du mien dans le désert. Pendant quelques minutes, je le laisse m’entraîner dans une discussion anodine, sans envergure, sans malaise et sans coup fourré. Une discussion ennuyeuse dont j’en cherche l’intérêt. Et, sans prévenir, il m’invite à le rejoindre pour manger, boire quelques verres et s’amuser avec les membres d’équipage. Qu’aurais-je à y faire ? Me dis-je à part moi, je n’ai nul besoin cette fois d’en escroquer un pour le voler ou lui soutirer quoi que ce soit. Je lui rétorque que j’ai à faire et décline son invitation. Je l’observe s’en aller :
« Attends ! Après tout, n’étais-je pas en train de penser que tout était différent maintenant, que je pourrais être plus ouverte aux nouveautés et s’amuser en est une.
J’ai changé d’avis.»
J’y revois des têtes connues, semblables à la dernière fois ; la peau dorée, secs et musclés, bavards et bruyants. Les discussions tournent autour de la mer, des femmes et d’argent et, au final je me prends au jeu tout en parvenant à garder cette place envieuse de spectatrice distante, qui permet d’observer finement. Une chose, pourtant, me place au centre de la discussion.
« Comment ça tu bois pas !! » S’exclame bruyamment celui qui venait de me proposer une chope.
Et la chose est ici tellement rare et incompréhensible qu’ils se taisent tous et me regardent comme un être d’un autre monde.
« Genre jamais ?
- Plus depuis des années.
- C’ta religion ou un truc comme ça ? »
Mes explications, évasives, les convainquent tout de même du bien fondé de cette décision … avant et ailleurs. Ici et ce soir, je n’ai aucun besoin de garder l’esprit vif. Et j’admets volontiers que ce soir, je n’ai aucune obligation quant à mes anciens employeurs et surtout, c’est mon premier soir de laisser-aller !
Et que n’ai-je pas fait là ! Je suis tombée dans un traquenard. Ce liquide a un goût infect, piquant et comble de l’ironie, il donne soif, et l’envie d’y retourner, un cycle infernal qui semble ne prendre fin qu’avec le sommeil, ou l’inconscience si j’en juge certains corps avachis à même la table. Les discussions se raréfient, les échanges plus bruyants. En cela ce n’est pas différent de ce qui se passait à la Maison Rouge, sauf qu’à l’époque je remplissais les verres, je ne les vidais pas. J’ai parfois, comme maintenant, des moments de lucidité incroyable sur des questions ésotériques et philosophiques, sur la vie, la mort, la loyauté, le mensonge, le devoir ou la liberté. Et souvent, comme à l’instant, un jeu, un pari, une boutade ou une chute met fin à la phrase ou la pensée qui aurait pu révolutionner toute ma vie … quelle tristesse de passer si près de l’apogée spirituel. Ayant renversé mon verre, je me dois de prendre part à la revanche du marin que j’avais humilié il y a quelques semaines pour lui subtiliser ses couteaux. Paraît-il que d’avoir oublié l’un deux dans le corps d’un mort n’est pas respectueux !
L’ambiance, ce soir, le rend plus jovial, il m’a même appelé par mon nom et s’est excusé de son comportement. Et ce soir encore, j’lui mets la misère !! Même incapable de marcher droit ou de retenir mon urine si l’envie me venait, j’atteins la cible … enfin, plus souvent que lui.
Du temps passe, combien je ne sais pas, mais je grimace de m’entendre parler fort, je jurerais que les tables et les marins flottent au dessus du parquet et ma main à couper qu’ils ont rajouté une cible. Les hourras me font dire que mes lames font mouche et je suis de plus en plus intimement persuadée que mon talent se bonifie avec l’alcool, parce qu’aucun d’eux n’en croit ses yeux. En plus d’une chaleur intense aux joues et une plus étonnante à l’entre jambe, je ressens le feu de la fierté et de la félicité pour mon art inégalé.
« J’lance des couteaux d’puis beeeaaaaucoup plus longtemps qu’je bois ! R’gardez, les yeux fermés …
Je les entends hurler, rigoler et faire un boucan pas possible avec les chaises et les tables.
J’ouvre un œil …
- Arrrrêtez d’rajouter des cibles !»
Suivre ce que je fais et ce que je dis devient de plus en plus difficile, mais en tout cas, je parle. Tant et tant que j’en ai la bouche pâteuse. Ma théorie quant aux marins qui flottent se vérifie à la lueur des étoiles car, c’est comme ça que je regagne ma cabine.