« Plus fort. Je ne sens rien. »
Le Garzok plante son regard dans le mien avant de resserrer la prise sur mon membre durci, m’arrachant un grognement de mécontentement. Au moins le bouclier est bien sanglé. Je roule un peu de l’épaule, encore courbaturée par la bataille, le voyage et le poids du bras d’argent qu’elle doit désormais porter. J’incline la tête pour remercier le Garzok qui s’est chargé d’attacher le bouclier à mon bras, m’étonnant encore de son service.
La marche vers Omyre se trouve plus éreintante que je l’avais imaginé. Privés de montures, nous sommes forcés de traverser les plaines Ynoriennes à pieds. Les grands blessés qui ne survivent pas à la route sont dépouillés et laissés sur place, personne ne voulant se rajouter un poids supplémentaire sur le dos, ni dans les chariots à tirer à la force des bras. Mais je soupçonne également que certains se font éventrés pour être dérobés. Étonnamment, malgré ma petite taille, comparé aux orcs, et mes bras étranges semblant inertes, on ne s’attaque pas à moi. Au contraire, ils semblent garder de la distance en me jetant parfois des regards soit hostiles soit respectueux. Je ne m’en plains pas, je préfère cela. C’est pour ça que je fus étonné voir ce Garzok s’approcher de moi, plus encore quand il me proposa de profiter de la prochaine halte pour sangler mon bouclier à mon bras d’argent, et ça de manière intelligible.
C’est donc à la lisière de la forêt nous séparant de l’Omyrhie qu’Uthurg Bal-grel est venu me retrouver muni de sangles en cuir. Une peau d’un vert clair, presque terne. Une crête sombre au sommet d’une tête à l’air désabusé. Deux larges oreilles pointues ornées de nombreuses décorations; d’anneaux d’os aux chaînettes d’acier et boucles d’argent. Un nez épais entre deux yeux creusés, sur lequel trône une verrue si éternelle qu’elle a adoptée la même couleur. Une bouche déformée dont quelque chose en a arraché une moitié de la lèvre supérieur. Une large balafre s’étalant presque jusqu’à la tempe, révélant une partie de ses crocs sales. Enfin, un collier de poils hirsutes vient compléter cette trogne, arborant sa mâchoire inférieure et se transformant en une barbe tressée au niveau de son menton, sertie d’un anneau de fer. Un Garzok de taille classique, semblable à beaucoup d’autres mais bien équipé. L’air plus intelligent que la moyenne des Orcs derrière son regard las, il a aussi l’avantage de ne pas être trop bavard. Un trait de caractère que j’apprécie pour avoir eu la malchance de tomber sur l’exact opposée à travers ce sac à viande de Kurgoth. Il s’est contenté de se présenter et de me proposer son aide, depuis plus un mot.
Il a à peine le temps de peaufiner son travail que sonne à nouveau l’heure de se mettre en marche. Les yeux se rivent vers les cimes des arbres alors que nous passons dans leurs ombres. La tension déjà palpable augmente encore tandis que nous nous faufilons entre les troncs. Traverser une plaine où la vue est dégagée c’est autre chose que de s’enfoncer dans une forêt sombre propice aux embuscades. De plus, pour l’avoir entendu, je sais que beaucoup sont inquiets de passer proche des territoires des Blakalang. Avec la trahison de Karsinar, ces chiens pourraient décider de nous compliquer le voyage.
Je sens encore des regards se poser sur moi, regards que je défie, ponctué d’une grimace de mépris. Certains grognent, d’autres baissent les yeux, d’autres encore me jaugent de haut en bas avant de poursuivre leur chemin.
« Qu’ont-ils tous à me regarder ? »
Soufflais-je à Uthurg qui marche à côté de moi. Il balaye des yeux ses semblables autour de nous et prend une longue et lourde inspiration avant de répondre:
« La crainte. Le respect. La jalousie. La méfiance. »
Devant mon regard circonspect, il développe.
« Vos bras. Certains pensent à une malédiction et préfèrent rester à l’écart. D’autres pensent au contraire que ce sont des dons Divins, des récompenses pour votre Foi. D’autres ont vu votre accord scellé avec Khynt et vous voient désormais comme un de ses lieutenant avec les avantages et les inconvénients que cela procure. »
« Ces idiots pensent-ils à me tuer pour prendre cette place ?»
Silencieux, il se contente de hocher la tête. Mon regard s’assombrit d’avantage pour décourager les plus téméraires. Au moins je sais dans quel camp Uthurg se trouve.
Nous marchons encore une bonne partie de la nuit, ces crétins de Garzok étant capables de voir dans l’obscurité. Mais moi, je marche dans les ténèbres, suivant les bruits de bottes dans la boue et le tintement métallique des armures, me prenant les pieds dans les racines et pierres trop grosses pour être enfoncés dans le sol par les nombreux pas qui me précèdent. Je suis fatigué, encore épuisé et usé de la bataille qui a eu lieu maintenant il y a plusieurs jours avec à peine quelques heures de sommeil grapillés lors des courtes haltes. A ne dormir que d’un oeil pour ne pas finir égorger ou pire. A manger du pain dur et boire de l’eau croupie. Mes jambes, mes pieds, mon dos, tout mon corps souffre. Mais ma Foi, elle, est toujours intacte. Elle me guide, au delà des prés, des forêts et des montagnes. Elle me montre le chemin, au nord, loin au nord. Car je sais déjà que Omyre n’est qu’une étape sur ma route. Capitale de l’Empire qui ne pourra revenir qu’à un des Treize qui ne soit pas tombé ou qui n’a pas trahi ou déserté. Ce n’est pas ici que mon destin se joue. Non. Mon avenir se joue plus loin, au bord de l’océan, là où Phaïtos m’a déjà mené. Une cité à reconstruire, une cité à réorganiser, une cité qui ne demande qu’à être gouvernée. J’arrive Darhàm et je ferais de toi une cité dédié à Phaïtos.
Nous cessons la marche forcée et dressons un rapide campement. Très vite des feux de camps s’allument ici et là et Uthurg me guide vers l’un d’eux, au milieu d’autres. Il s’y trouve deux autres Garzoks, plus massifs que mon guide mais à l’air plus primitif. Le plus grand et plus costaud est simplement vêtu d’un pagne et de bottes de fourrure ainsi que de brassards et d’une ceinture à l’aspect macabre et comme coquetterie un collier portant une plaquette dorée qui frappe son torse de couleur vert aux innombrables cicatrices. Un crâne chauve mais une longue queue de cheval couleur ébène qui trouve sa source sur une petite zone au sommet de sa tête. Une tête à l’aspect hostile, arborant une grimace de colère, un regard rouge de fureur et une barbe sombre comme la nuit. Le second, à peine plus petit a une peau cendreuse ornée de scarifications parcourant le haut de son corps dénudé d’une main à l’autre. Des mains épaisses, aux ongles crasseux, sans doute capable de me broyer le crâne. Son crâne, dont on voit la couleur malgré les cheveux trop fins et clairs pour dissimuler ce qui se trouve dessous, est doté d’une gueule des plus repoussante. Deux fentes au milieu du visage en guise de narines, des yeux oranges creusés dans le visage, une bouche sans lèvres munie de petits crocs pointus et espacés laissant entrevoir le magma de bave sombre et hideuse où barbote sa langue noire.
Ils me saluent d’un signe de tête respectueux avant de poursuivre leurs occupations. C’est à dire rien. Rien de plus que d’attendre à côté du feu, au milieu du vacarme du camp, scrutant de temps à autre les branches au dessus de nos têtes, s’endormant à tour de rôle. Je sens aussi que ma vue se trouble, que mes paupières se font lourdes. Mais qui sait ce qu’il adviendra de moi si je m’endors. Ces sauvages pourraient tout simplement me dévorer. Puis-je leur faire confiance ? Non. Absolument pas. Pourtant, adossé à un tronc, ma fatigue m’empêche même de me redresser pour vaincre le sommeil. Je m’endors, incertain de me réveiller.
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