Chapitre 17 - Jeu d’apparences.
IX.18 - Fleur et Fortune.
La taverne d’Hargartt est un lieu propice pour bon nombre d’événements. Des rencontres entre des personnes compétentes et de futurs clients. Des luttes acharnées entre buveurs de boissons fortement alcoolisées. Des plans se font, des accords se créent, par des signatures, des poignées de mains, ou plus discrètement par des regards complices. C’est dans ce lieu que le Shaakt accompagne le noble Milfeim et ses hommes. Une fois attablés, l’elfe noir se dirige jusqu’au comptoir pour commander à boire. Il paye une somme plus importante pour être servi à table et par la serveuse la plus distinguée qui soit. Sauf qu’au-delà de la commande, c’est principalement pour avoir un visuel des clients présents qui l’intéresse. Nombre de regards sont tournés vers le riche homme, un attrait qui l’interpelle.
(Il va falloir faire vite !)
À son retour, il examine la table de ses invités. Si les soldats semblent à leur aise, ce n’est pas le cas de sa seigneurie, ayant probablement moins cette habitude à côtoyer la populace. Il se place pour faire face à l’entrée de la taverne et rapidement, les regards et le malaise du noble disparaissent avec la présence d’une très charmante femme. Des courbes gracieuses, un visage enjôleur et surtout, des manières délicates qui savent ravir le plaisir de sir Milfeim, en particulier lorsqu’elle se penche pour le servir, révélant un décolleté plus charmant que provocateur. Le chef des gardes refusant de boire en service, ses hommes grimacent en devant se contenter d’un peu d’eau. Une opportunité que Relonor ne gaspille pas.
« Sois gentille et fais préparer votre meilleure bouteille pour ces messieurs. » Dit-il en attrapant délicatement le bras de la serveuse lorsqu’elle le sert à son tour.
« Vous n’aurez qu’à la boire durant vos quartiers libres ! » Termine-t-il en recevant la gratitude des gardes.
Après une bonne rasade d’eau et de vin, Relonor commence doucement à préparer le terrain pour la suite.
« Vous comptiez faire affaires à Tulorim, dans quel secteur au juste ? Je souhaiterais savoir où je dois investir prochainement. »
Le riche homme commence à prendre ses aises. Il s’apprête à dévoiler un domaine dans lequel il se croit au-dessus des autres. Le port hautain, le regard prétentieux, l’attitude arrogante, et encore… il n’a pas ouvert la bouche.
« Ma foi, il existe bien des domaines dans lesquels j’ai acquis une somme importante, mais je dois avouer que mon penchant premier, et la raison qui m’a poussé ici, réside dans un domaine tout particulier, dans lequel j’excelle : les fleurs. » Se vante-t-il.
« Pardon ? » Lâche l’elfe noir sans s’en rendre compte.
« Il y a un problème avec mon domaine d’expertise. » Demande le noble un peu suspicieux.
(Merde ! Quel con !)
« Aucunement non. » Se reprend Relonor.
« Mais j’ignorais que l’on pouvait en tirer profit. C’est en effet quelque chose que l’on voit peu dans cette ville. Les gens ne se soucient guère des fleurs. Au mieux, les cérémonies religieuses et les charmeurs de dames pourraient être intéressés. Comment avez-vous envisagé votre commerce ? Y a-t-il des variétés locales qui captent votre intérêt au-delà des eaux ou peut-être qu’au contraire, vous comptez faire parvenir des biens par bateau ? » Interroge le shaakt, laissant dans ses questions transparaître un faux sentiment d’intérêt.
« Il y a en effet un désintérêt sur ces produits d’exception, mais cela n’est dû qu’à un manque cruel de connaissance. Laissez-moi enrichir votre esprit de quelques éléments que je suis un des rares, si ce n’est le seul à posséder. Tout d’abord, il faut savoir que… »
Et c’est là que seigneur Milfeim se lance dans un long, très long épanchement de ses dites connaissances florales. Des informations qui n’ont ni queue ni tête pour la plupart, à moins que le désintérêt quasi-total de l’elfe noir ne l’empêche de percevoir toute la subtilité d’une marchandise si précieuse. En tout cas, il ne le laisse pas percevoir et s’acharne à garder le fil des échanges pour relancer, par des questions anodines, les explications et les nombreux détails qui déferlent sans cesse. La réaction blasée des hommes de main montre qu’ils ont déjà eu affaire à cette scène et peinent à rester stoïques. Relonor oriente ensuite la conversation, si ce n’est un monologue, sur les fameuses compétences du noble et comment il est parvenu à un tel savoir.
Il s’ensuit une nouvelle et longue tirade sur ses talents, remontant à son enfance, lorsque l’elfe noir perçoit du mouvement à l’entrée. Harti arrive assez timidement dans l’auberge, le regard révélant assez bien qu’il ignore encore la raison de sa présence ici. Il déambule autour des tables, jusqu’à ce que son habitude le reprenne et qu’il se dirige vers le comptoir. Il est cependant percuté par un semi-homme un peu trop pressé et sans s’en rendre compte, il fait face à quelques mètres de lui, à un elfe noir qui lui fait signe de s’approcher.
« Pardonnez-moi seigneur Milfeim, voilà un associé dans une affaire très récente. » Explique Relonor alors qu’Harti fait face à toute la table.
« Je suppose que ce sont les revenus que tu m’as promis. » Sourit le shaakt en dérobant une petite bourse que l’homme n'a pas suspecté. Un œil très averti aurait remarqué qu’il n’avait rien en main, avant d’être percuté par un semi-homme.
Relonor examine avec une discrétion maladroite le contenu des dites recettes, laissant une pièce d’or émerger, sous l’incrédulité d’Harti, qui aurait bien voulu savoir qu’il possédait une telle somme sur lui. L’elfe noir laisse ensuite retomber la pièce pour qu’elle percute d’autres de ses copines à l’intérieur de la bourse.
« C’est au-delà même de ce que tu m’avais promis. Nous fêterons cela plus tard, j’ai des devoirs envers un invité de marque. » Remercie-t-il, avant que l’invité en question ne s’intéresse à la conversation.
« Vous avez dit qu’il s’agissait de votre associé ? Dans quel genre d’affaires œuvrez-vous pour obtenir de tels résultats ? » S’intéresse le noble.
« Je n’ai pu m’empêcher d’entrevoir une partie de votre transaction. »
(On a ferré le poisson. Tirons doucement sur la ligne, ne forçons pas les choses.)
« Hé bien mon ami ici présent,…prend une chaise et sers-toi un verre de vin. » Invite soudainement le shaakt à Harti, en l’invitant à ses côtés.
« Mon ami ici présent est quelqu’un… des plus formidables. Avec quelques contacts et ses conseils avisés, il a su mettre à profit un investissement dans le commerce d’étoffes. J’avoue avoir été très hésitant au préalable, mais il m’a démontré qu’il avait un large panel de connaissances et le résultat est tout ce qu’il y a de plus sonnant et trébuchant. » Termine-t-il en secouant la bourse qu’il a prise des mains d’Harti.
« Ho vraiment ? Et dans quels genres d’affaires avez-vous obtenu le plus de résultat ? » Demande le noble en observant le nouvel arrivé.
« Je vois où vous voulez en venir. Malheureusement, je crains fort que le commerce de fleurs, dans lequel vous comptez vous lancer, soit de son ressort. Il s’agit là d’un produit des plus particuliers et délicats. » Réplique le shaakt.
Discrètement, l’elfe noir offre un coup de genou dans la jambe de l’intéressé. Le signe est dépourvu de toute explication. Harti est pris de court pour l’empêcher de préparer son coup à l’avance avec d’autres complices extérieurs à l’elfe noir et ses hommes. Néanmoins, son sens aigu du profit le met en alerte et c’est, avec une aisance presque surréaliste, qu’il enfile son costume d’escroc.
« Des fleurs ? Mais mon cher ami, bien au contraire ! Il est des trésors plus précieux que l’or, plus durables que le fer, plus subtils que la magie. Ce sont les fleurs. Oui, les fleurs. » Continue-t-il à toute la tablée, noble et gardes.
« Trop souvent jugées futiles, simples parures des champs. Mais voyez plus loin : chaque pétale porte un parfum, chaque couleur un message, chaque bouquet une émotion. Et les émotions, mes nobles amis, dirigent les hommes bien plus sûrement que la raison. Dans les grandes cités du royaume, les dames des cours réclament des roses d’hiver pour leurs bals, les temples cherchent des lys pour leurs rituels, et les maisons marchandes offrent des bouquets rares pour sceller leurs alliances. Derrière ces usages simples, un commerce prospère s’ouvre, un commerce du beau, du symbolique, du sacré. » Termine l’homme, usant de ses mains durant son discours.
S’il fallait donner un nom à la prise de parole d’Harti, ce serait une déclaration d’amour aux fleurs. Son ton, ses intonations, la gestuelle employée, accentuant ici et là ses propos, donnent à son discours et ses arguments plus d’impact. À travers lui, tout semble prendre vie. Le poids de ses mots résonne dans l’esprit de Relonor et il se serait fait prendre s’il ne savait pas la malice qui se cache derrière cet homme.
(Il est terriblement doué. Dommage qu’il ne soit d’aucune confiance, il aurait pu être un atout précieux.)
Le silence qui s’ensuit est terrifiant. Nul n’ose enchaîner après cette prise de parole et Relonor n’ose intervenir à la suite, trop focalisé sur la réaction du seigneur Milfeim. Celui-ci, arborant un visage stupéfait et la bouche grande ouverte, tourne lentement la tête vers l’elfe noir avant de s’exclamer.
« Jamais…jamais je n’avais rencontré quelqu’un qui saisisse à ce point la justesse des fleurs ! C’est… » Continue-t-il alternant entre l’elfe noir et l’escroc.
« Et vous dites qu’il possède un réseau ici à Tulorim ? »
« Ma foi, je dirais qu’il n’y a pas meilleur que lui, les résultats promis sont là, comme vous avez pu en attester. Pourquoi ces questions, pensez-vous à une affaire avec mon camarade ? »
Le seigneur Milfeim se redresse, et son regard, auparavant curieux, devient calculateur.
« Tulorim est un terrain encore inconnu pour moi. Une cité vaste, aux coutumes bien établies… où ceux qui maîtrisent les réseaux dictent les règles. » Il incline légèrement le menton vers Harti, comme pour reconnaître publiquement l’importance soudaine de cet homme.
« Si vous savez comment circulent ici les parfums et les couleurs…si vous pouvez me conduire vers ceux qui décident ce qui mérite d’être admiré…alors vous et moi pourrions faire prospérer bien plus que de simples corbeilles de fleurs. » Sa voix s’adoucit, sans perdre son assurance.
« Je suis prêt à financer l’introduction d’un commerce nouveau dans cette cité. Mais je ne joue que des coups gagnants. Prouvez-moi que votre réseau est réel, solide…et je vous ouvrirai des portes qu’aucun Tulorimien n’aurait jamais osé pousser. » Un sourire ambitieux étire ses lèvres.
« Ensemble, faisons fleurir Tulorim. Et que chacun sache quel nom aura planté cette première graine. »
De son côté, Relonor jubile. Milfeim est hypnotisé par les paroles d’Harti et avec son don si particulier, ce n’est qu’une question de temps avant qu’il n’achève les dernières résistances qui retiennent sa bourse. À ce rythme, à la fin de la journée, il aura fini son œuvre. Reste que l’elfe noir doit trouver un moyen de s’éclipser, autant physiquement que moralement de l’affaire en cours. S’il participe activement à l’escroquerie, son nom sera entaché.
« Sans vouloir vous manquer de respect seigneur Milfeim, je n’avais prévu qu’une petite halte dans cette auberge pour vous et vos hommes. En aucune manière je comptais m’éterniser ici. Ce n’est pas un lieu pour un gentilhomme tel que vous. »
« Pourquoi faites-vous tant de manière très cher. Ce n’est pas un si mauvais lieu, si l’on en croit les personnes de goût qui le fréquentent. » Rétorque-t-il.
« Il sera fait selon votre désir. Hélas, Harti ne peut rester avec nous. Il reste quelques points qui nécessitent son action aujourd’hui même et dans l’idéal, dès que possible. » Réplique le shaakt avant d’enchaîner.
« Je pourrais éventuellement prendre sa place, ceci dit…j’ai promis de m’occuper de vous et d’assurer votre sécurité. »
« J’apprécie votre sollicitude, mais mes hommes sont parfaitement en mesure de garantir ma propre sécurité. Si vous avez à faire, n’ayez crainte, j’aime les échanges avec les esprits vifs et éclairés comme votre associé. »
« C’est très aimable de votre part monseigneur, cependant… les affaires ne se déroulent pas comme à Kendra Kâr. » Cette fois-ci, Relonor s’approche du centre de la table pour chercher intimité et discrétion dans les propos qui suivent.
« Ici nous avons certaines règles quant à la parole donnée. Elle n’a pas plus de poids qu’une feuille emportée par le vent. J’ai mis ma parole dans la mission que l’on m’a confiée et si vous préférez vous abstenir de ma présence je n’y vois aucun problème. Tout ce que je demande c’est l’attestation signée de votre sceau, me lavant de toute responsabilité quant aux suites impliquant mon absence. Sans cela, je crains que ma propre parole ne soit entachée, et ici, c’est tout ce qu’un homme puisse réellement posséder. » Il marque une pause, ses yeux glissant de Harti au seigneur Milfeim.
« Je suis venu pour servir et réussir, monseigneur. Mais sachez que dans cette cité, celui qui avance sans garantie finit souvent seul…et enterré sous les promesses non tenues. » Termine-t-il en retrouvant le dossier de sa chaise.
Le noble le regarde quelques instants, pensif. Il jauge l’elfe noir, ainsi que l’homme arrivé il y a peu. Il se gratte le cou en continuant ses réflexions et répond simplement en souriant.
« Si ce n’est que cela, je puis vous apporter satisfaction. »
Il fait sortir à l’un de ses hommes de quoi écrire. Il rédige quelques lignes à la fin desquelles, il appose son sceau. Tendant le document à Relonor, le shaakt parcourt le texte, s’assurant qu’avec celui-ci, il ne sera en aucune manière, son nom ne sera entaché dans l’escroquerie qui va se terminer sans sa présence.
« C’est parfait ! Dans ce cas je vous laisse messieurs. » Coinçant le document dans un recoin de ses vêtements, il se lève et salue avec respect le seigneur Milfeim ainsi que ses hommes.
« J’espère que vous apprécierez les charmes de notre cité. Messieurs… » Continue-t-il aux gardes.
« Tulorim peut être sournoise alors gardez l’œil ouvert. J’ai conscience de cet absurde conseil, mais cette ville est parfois aussi garce qu’une femme. Ne craignez rien, je m’occupe de l’addition avant de partir. » Puis il pose enfin une main sur l’épaule de son complice.
« Harti, j’espère que nous nous reverrons bientôt. »
Se faisant, il quitte la table, part en direction du comptoir pour régler la note et ajouter une seconde bouteille pour les hommes. Il s’éloigne enfin de la taverne avec une dernière inclinaison de la tête, avant de retrouver l’air extérieur et un point de surveillance non loin, dans l’ombre.