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Yurlungur connaissait l'art d'être fière jusqu'à l'absurde. Elle savait crâner, mieux que personne peut-être : car elle joignait la dextérité d'un maître-assassin avec la puérilité d'un gosse. C'est pourtant naturel : quand un enfant parvient à vaincre un monstre qui fait trois fois sa taille, il s'attend à des compliments, une forme de reconnaissance, d'ébahissement, voire d'envie dans le regard de ses compagnons. À plus forte raison si l'enfant est adolescent. Mais Yurlungur pouvait au contraire ressentir toute la désapprobation d'Ëlëann concernant leur duel avec l'Ürukuë. Déjà, elle n'en parla pas, alors que pour la jeune fille, il aurait été de bon ton de reconnaître la valeur martiale des deux étrangers qu'elle avait accepté de guider. Eh : elle avait fui, elle. Si ce n'était pas la preuve qu'eux deux étaient plus braves... Mais non : la Sindel se contentait de faire sentir à chacun des deux une forme de mépris, un peu dissimulé certes, mais sans rien exprimer nettement. C'était une forme d'hypocrisie assez commune. Yurlungur songea que la grise était peut-être jalouse, ou alors trop orgueilleuse. Elle ne pensait pas à la boucherie d'extraction de la couronne de la bête. À vrai dire, la brutalité de la scène ne l'émouvait guère. Elle l'avait presque oubliée : toute l'opération disparaissait derrière le souvenir du trophée qui l'attendait, bien caché.
Une fois qu'ils eurent atteint l'orée de la jungle et le bord de la rivière, Ëlëann les mena jusqu'à une trouée dans la végétation : un chemin qui s'ouvrait, un sentier qui n'avait pas été recouvert par les lianes et les fougères. Il y avait toujours autant de moustiques, en revanche. Si le sol était relativement stable, il n'en restait pas moins fangeux, l'humidité restant importante, sans doute à cause de pluies fréquentes. Et alors qu'ils progressaient, en file indienne, Yurlungur fermant la marche comme à l'accoutumée, lançant rarement quelques regards en arrière - rarement, car c'était presque inutile tellement il devait être aisé de se camoufler dans un tel décor -, elle faillit rentrer dans Jorus alors que leur guide venait de s'arrêter.
Elle jura et tous purent constater la marque de la présence de ces mystérieux étrangers. Une clairière s'ouvrait au milieu de la jungle, fort opportunément : une clairière taillée par des mains humaines, comme en témoignaient les nombreuses souches et les fourrés écrasés. Il ne restait pourtant aucun tronc d'arbre, comme si les bûcherons, d'où qu'ils aient pu venir, avaient tenu à ramener leur butin chez eux. (Yurlungur les comprenait, bien qu'elle admirât aussi l'audace d'une telle opération.) Et pour expliquer cela, c'était une route qui fendait la jungle, droit vers les Montagnes Grises. Les traces qui se lisaient dans le sol étaient sans équivoque : c'était par là qu'avaient été tirés les arbres débités, et l'on distinguait nettement les traces de pas de créatures, effectivement plus petits que les elfes, mais visiblement plus lourds.
Il était curieux, toutefois, de se diriger vers les monts. Il n'y avait rien par là-bas : et essayer d'élever les troncs était ardu, sinon impossible, à moins de disposer de machineries complexes ou d'esclaves en nombre. C'était alors que Yurlungur se faisait la réflexion que cette affaire était décidément bien étrange que leur guide leur indiqua qu'elle allait à présent se faire la malle. Elle avait la politesse d'être lâche, visiblement : la jeune fille lui adressa un regard mi-figue mi-raisin, hésitant entre un remerciement et une retenue un brin suspicieuse. Il valait mieux pas qu'elle tente de piquer sa couronne...
« Au revoir, Ëlëann, glissa l'assassine. J'espère qu'on se reverra bientôt ! »
Elle avait prononcés ces dernières paroles avec un bref sourire, mais son regard était des plus sérieux. Elle ne cherchait même plus à camoufler le froid qui s'était créé entre elles deux depuis la bataille contre l'Ürukuë.
Une fois l'elfe partie, Yurlungur put enfin se laisser à une certaine retenue. Pendant tout le voyage, elle avait fait mine de n'être pas gênée par cette blessure à l'épaule qu'elle avait reçue au cours du combat, agissant comme si ce n'était rien, surtout devant Ëlëann. Elle ne voulait pas montrer que l'affrontement avait laissé des séquelles chez elle, par orgueil et fierté, mais à présent que la grise n'était plus là, elle se frotta un peu l'épaule gauche et grimaça en sentant aussitôt la douleur se propager tout autour. L'ensemble était ankylosé et plutôt pénible à supporter.
«
Joruuus... »
Elle attendit que le jeune homme se retourne vers elle et déclara, la main toujours sur l'épaule gauche :
« J'ai mal. »
Elle espérait qu'il saurait quoi faire, lui. Après tout, elle ne savait pas trop soigner, elle, et avait déjà consommé une potion sans que la blessure ne soit complètement résorbée. Elle songeait d'ailleurs à aller réclamer auprès du bellâtre à qui elle avait acheté toute une série de médications : mais il fallait admettre qu'elle était sans doute un peu trop loin de Kendra Kâr, et passablement occupée par d'autres affaires. Mais Jorus répliqua en expliquant qu'il était lui-même assez éreinté, et alla droit au but : la possibilité d'escalader un peu la falaise qu'ils apercevaient au bout du chemin était sans doute très dangereuse pour l'heure... et il se risqua à un commentaire sur le paquetage de la jeune fille.
Celle-ci fronça la sourcil, dans une sorte de grimace. Son paquetage n'avait rien à voir. Ce qui prenait le plus de place, c'était la tente et la couverture, mais c'était plus gros que lourd. Le reste, c'était utile, comme la corde et le grappin qui pourraient leur être bien utiles dans la montagne, ou alors ça ne pesait pas bien lourd, comme ces craies, ce briquet ou sa longue-vue. (Certes, il y avait bien le pied-de-biche, mais on ne savait jamais quand est-ce qu'on aurait besoin de s'introduire chez quelqu'un sans son accord explicite.)
«
J'ai des cordes et un grappin, mais je ne progresserai pas vite, répliqua-t-elle,
avec ou sans mes affaires, crut-elle bon de préciser. »
Du reste, elle était persuadée que sa blessure n'avait rien à voir avec son paquetage. Ce qui l'avait encombrée, l'autre jour, c'était surtout le reste de cadavre de la bestiole qu'elle avait tuée la veille (et qui finalement avait commencé à tant puer qu'ils n'en avaient même pas mangé et l'avaient abandonnée sur le bord du chemin), pas tellement le reste. Et puis, si elle avait été en pleine forme, elle aurait tout à fait pu escalader la falaise sans problème, son sac sur le dos, d'abord.
«
On n'a qu'à s'installer par ici pour aujourd'hui et soigner nos blessures, on verra demain pour escalader. Ça te va ? »
Jorus réfléchit quelques instants, puis consentit, avant de chercher à lui extorquer une “promesse”. Elle fronça les sourcils. La manœuvre était trop grossière. Elle comprenait la chose ainsi : il lui reprochait d'avoir attaqué l'Ürukuë, alors qu'ils avaient finalement réussi à le vaincre. Pis, ce qu'il sous-entendait, c'était que c'était sa faute à elle s'ils étaient blessés aujourd'hui, et que ça les retardait, et qu'elle n'était pas assez forte pour vaincre tout ce qui pourrait se dresser sur leur route. Son visage s'assombrit un peu.
«
Tu n'étais pas obligé de t'y frotter si t'es un couard, lâcha-t-elle finalement, avec plus de colère que de réflexion.
Je me bats contre ce que je veux. »
Si la première était emplie de rancune contre la réprimande de son compagnon, la seconde phrase respirait quant à elle d'une assurance hautaine. Elle ne comptait pas être défiée sur le domaine martial : d'ailleurs, son visage, toujours sombre, s'était pourtant relevé, fixant Jorus avec deux yeux fiers et impétueux. Il tenta de la prendre de haut, simplement parce qu'il était plus grand qu'elle, ce qui ne fit qu'enrager encore plus la jeune fille. Il ne digérait pas, lui, ce terme de “couard” - mais l'adolescente était satisfaite d'avoir répliqué coup pour coup -, puis lui fit remarquer qu'ils risquaient de prendre du retard s'ils continuaient ainsi.
Elle prit un air détaché et tenta d'hausser des épaules avant qu'une douleur subite n'arrête le mouvement d'un seul côté. Ça donnait un effet bizarre, avec une épaule qui se soulevait, et l'autre qui tressaillait un peu : Yurlungur fit mine de ne rien sentir et répliqua simplement :
«
Ça fait des mois que les troupes ont été repérées. C'est pas un jour ou deux qui vont nous retarder tant que ça, Jorus. »
Elle se détourna, leva les mains et conclut :
«
De toute façon, moi, je m'arrête là pour aujourd'hui. Fais c'que tu veux. »
Elle avait besoin de se panser l'épaule : et ce serait sans son aide. De toute façon, elle était bien capable de se débrouiller seule. Elle avait voulu cacher cette plaie à Ëlëann : et visiblement, elle aurait dû en taire l'existence à Jorus aussi, puisque celui-ci était incapable de la comprendre. Elle se sentait furieuse d'être ainsi humiliée. Ils l'avaient vaincue, cette fichue bestiole ! Et maintenant, voilà qu'ils lui retombaient tous dessus, que cette fichue blessure lui faisait un mal de chien, et qu'il fallait qu'elle se débrouille seule en utilisant le moins possible son bras gauche.
Jorus argumenta encore un peu sur la possibilité d'un affrontement avec les troupes hostiles si jamais ils étaient tous deux blessés, mais elle ne se retourna même pas, le laissant parler dans le vide, alors qu'elle déposait ses affaires vers un bord de la clairière, dans un coin assez sec, sur une souche d'arbre. Elle n'avait pas envie de continuer à se battre : ou plutôt, si elle avait besoin de le faire, elle préférait que ce soit avec des lames qu'avec des mots. Ça défoulait davantage.
Elle dressa sa petite tente juste là et put constater que celle-ci contrastait un peu trop avec le décor. Avec une certaine lenteur, elle entreprit de découper en bordure de la clairière de petits branchages, ceux qui avaient l'air léger et possédaient de nombreuses feuilles, puis les disposa par-dessus sa tente. C'était un camouflage assez sommaire, mais l'entrée de la tente-soldat était dirigé vers la route qu'avaient empruntée les inconnus : elle espérait qu'elle verrait venir un potentiel agresseur, ainsi, et que cette maigre protection permettrait de la maintenir à couvert pendant quelques instants.
Alors qu'elle contemplait son ouvrage, bien qu'assez imparfait, elle pensa à aller s'en vanter auprès de Jorus : mais ce dernier s'était déjà éloigné et lui cria qu'il allait explorer un peu la route, tout en continuant à lui expliquer pourquoi il avait raison et pas elle, évoquant cette fois la récompense. Elle haussa des épaules à nouveau, l'observant néanmoins s'éloigner avec une légère inquiétude. Il venait de dire qu'il espérait qu'elle viendrait le sauver s'il ne revenait pas... en fait, il ne lui faisait pas tellement confiance, si ? Il ne l'écoutait pas, non plus, puisqu'il ne voulait pas comprendre qu'elle avait mal à l'épaule. Dans le fond, c'était plutôt elle la couarde : elle cherchait à éviter de nouveaux affrontements en temporisant, en campant ici le temps de se soigner, alors que lui avançait malgré tout. Elle se sentait un peu lâche. Peut-être qu'elle ne méritait pas de récompense...
Cela la travailla pendant tout le temps qu'elle passa à explorer les environs directs de son campement, pénétrant de quelques mètres dans la jungle et revenant presque aussitôt à chaque fois pour vérifier que personne ne s'approchait de sa tente. Elle cherchait des feuilles relativement larges, souples et solides pour pouvoir recouvrir sa blessure, les tâtant pour vérifier d'un doigt qu'elles n'étaient par urticantes - et elle se tenait soigneusement éloignée de tout ce qui avait l'air trop bizarre. Elle ne savait pas si ça servirait à grand-chose, ni si elle s'y prenait bien : mais elle avait vu le rebouteux de Dahràm faire des choses qui ressemblaient, et espérait que par mimétisme ça aiderait. Elle avait fini par nouer une sorte de feuille autour de son épaule et s'en trouvait très fière. Celle-ci ne tenait que parce que son bras restait collé à son corps, maintenant le bas de la feuille, qu'elle avait délicatement découpée par endroits pour éviter les plis qui auraient risqué de la déchirer. En remettant sa tunique par-dessus, ça rembourrait ce côté-là et donnait l'impression qu'elle était déséquilibrée : en plus, ça la chatouillait un peu quand elle bougeait. Mais peut-être que ça guérirait plus vite ?
Et pour finir la journée, elle entreprit de chercher, toujours sans s'écarter de la clairière, quelque chose à manger pour ce midi.
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