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par Ahrroë » lun. 30 mars 2020 15:01
La mine renfrognée, le geste las, Ahrroë attrape un morceau de ragoût avec sa cuillère en bois d'une main alors que la seconde retient son menton, coude sur la table. Pas grand monde ici pour s'offusquer de ce geste, de toute façon. Quand bien même remarquerait-elle quand elle offusque quelqu'un.
« On ch'fait chier, » lâche-t-elle à la seconde où la viande rentre dans sa bouche. « Ch'croyais ch'était la taverne où y ch'pachait des trucs. »
Son regard se pose sur la jeune femme assise face à elle, coupant méthodiquement et élégamment ses pommes de terre. Le contraste est frappant. Ahrroë est affalée de tout son poids sur sa chaise, les cheveux lui tombant à moitié sur le visage et rentrant et sortant à leur gré de sa bouche alors qu'elle mâche bruyamment et bouche ouverte un morceau de viande trop gros. La seconde est assise bien droite, coudes contre le corps, tenant ses couverts de trois doigts et portant régulièrement à ses lèvres des tranches ridiculement fines de nourriture. Elle lance un sourire réconfortant à Ahrroë. Celle-ci y répond par un grognement guttural.
« J'savais que j'aurais pas dû suivre tes conseils en matière d'amusement. T'as bien une gueule de cul-pincée qui se fait tout le temps chier, » commente-t-elle sèchement.
Sa compagne ne semble pas en prendre ombrage et pose une main sur l'avant-bras de la ronchonne.
« Il est tôt, » la rassure-t-elle. « Ne t'en fais pas, cela va bientôt bouger bien plus. »
Soufflement bref. Peu convaincue. Théorie de la cul-pincée gardée. Conclusion évidente : l'ennui est total et la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Trouver une occupation ou se tailler les veines immédiatement ? Regard désabusé vers le couteau de table. Tout juste bon à couper des patates trop cuites.
« On peut même pas se suicider avec panache dans ce village de mort, » grommelle-t-elle.
Son acolyte lui jette une moue légèrement boudeuse.
« Fais-moi confiance, je te dis qu'il va y avoir de l'action. »
Haussement d'épaules. Ennui. Trop long. Agacement. Craquage.
« RhaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAA ! »
Le hurlement en fait sursauter plus d'un sur son siège, et bientôt tous les regards sont rivés sur la jeune femme aux mèches blanches alors qu'elle envoie voler son auge à travers la pièce d'un coup de talon, éclaboussant tant son amie que plusieurs clients qui n'ont rien demandé à personne.
« Ahrroë ! » s'exclame son infirmière de fortune en se redressant, outrée.
« ON S'FAIT CHIER DANS VOTRE PATELIN DE MORT ! »
Coup de patte sur la choppe de bière. Déjà vide, heureusement. Ce qui n'empêche pas le récipient de toucher un pauvre homme à la tempe deux tables plus loin. Ah oui. Choppe déjà vide. Cinquième choppe. Déjà vide.
« Ch'crois ch'uis un peu bourrée, » commente-t-elle tranquillement en observant sa main se troubler devant ses yeux.
La taverne est soudain très bruyante, vrillant le crâne de la jeune femme. C'était pas silencieux y a deux minutes ?
« Ahrroë ! »
Une voix l'appelle. Ah oui, Claire. Son infirmière bénévole. Heureusement qu'elle est là pour se laisser emmerder de temps en temps.
Une main la tire sèchement, la ramenant à la réalité.
« Ca va pas la tête, tu t'es crue où ?! » s'exclame une femme pustuleuse d'âge mûr à moitié nue à côté d'elle.
« Woaaaah, » répond Ahrroë en écarquillant les yeux et reculant la tête. « J'crois j'vais vomir. »
L'avertissement n'est hélas là que pour la forme puisque moins d'une seconde plus tard un épais liquide visqueux s'échappe de sa bouche pour atterrir en plein dans le décolleté ridicule de la tenancière, lui arrachant un cri de dégoût alors que les quelques clients aux alentours, d'abord agacés, se mettent à rire à gorge déployée.
« Quelle horreur ! » chouine la vieille femme en attrapant le premier godet qu'elle voit pour s'asperger le buste, renversant de la bière partout sur ses mamelons dégoulinant de vomi.
Pendant ce temps, alors que l'audience a du mal à se remettre de ses émotions, Claire attrape sa comparse par le bras, quelque peu inquiète.
« Tu as perdu beaucoup de sang tu ne devrais pas boire autant, » la sermonne-t-elle.
« Que dalle, j'suis pas une lavette ! » proteste Ahrroë en bombant le torse. « C'est cette vieille conne qui sert de la viande avariée ! »
Comme pour illustrer ses propos, elle tourne un doigt accusateur vers la tenancière qui la regarde maintenant avec des yeux horrifiés. Mais l'alcool n'aidant pas à évaluer les distances, son doigt accusateur se retrouve droit dans la bouche entrouverte de la vieille femme, qui recule d'un bond et tombe droit sur un pauvre client trop occupé à rire pour échapper à l'ensevelissement. Crack, le siège lâche sur le coup et tous deux sont à terre, l'une sur l'autre. Ou plutôt l'un dans l'autre. Hilarité générale, dont celle d'Ahrroë, bien moins bougonne tout à coup, alors que Claire, trop interloquée, semble paralysée par le ridicule de la situation. Et, ragaillardie, voilà que son acolyte lève les bras au ciel, toute enjouée.
« BASTON GENERAAAAAAAAAAAAAAALE ! »