X.7 Un attelage pour Mange-Botte.
X.7 Un attelage pour Mange-Botte. (2)
Avant d’évoquer, et même en détaillant ma demande et la complication due à la morphologie particulière de Mange-Botte, je n’ai de cesse d’observer la patronne des lieux. Ma présence dérange, il n’y a aucun doute à ce sujet et ce n’est pas son sourire affable qui me fera douter du contraire. Outre la crispation observable sur son visage, signe de tension, je remarque également que ses épaules sont contractées et elle n’a de cesse de jouer avec l’ourlet.
Son attitude me met particulièrement mal à l’aise, au point où je perds mes mots et bafouille assez grossièrement. Ma réaction, si elle paraît assez puérile, a au moins le mérite d’offrir une image de moi bien moins menaçante qu’impose la réputation des shaakts et l’ajout de mon problème associé à l’absence de détail, attise sa curiosité. Qu’elle n’est pas sa réaction en voyant un Corgy géant. S’arrêtant net, elle se frotte les yeux comme si un voile illusoire lui avait peint une vision irréelle. Pourtant, c’est bien d’un chient géant dont il est question.
Passé les premiers instants, elle porte sur l’animal un intérêt plus professionnel. En raison de ses pattes, plus petite que d’autres chiens en rapport avec son gabarit, elle le juge peu apte à être capable de tirer le traîneau assez rapidement. Finalement, elle prend les mesures de Mange-Botte et assure qu’il sera possible d’avoir un système adapté pour l’animal. Nous passons donc avec Aëgis, le reste du temps au chaud, à discuter de la suite des événements.
Autour d’une table, l’elfe blanc frotte ses mains de nervosité, comme pour aborder un sujet épineux, avant de se lancer.
« Sinon, après la formation des apprentis et cette histoire de relique terminée, tu feras quoi une fois libre ? »
Bien que le sujet ait été abordé il y a peu, en un sens la question me prend de court. J’ai déjà réfléchi sommairement sur le sujet, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il me repose la question.
« Ma foi je… je ne sais pas. Ma présence ici est une lutte incessante pour me faire accepter de la population. Ce n’est pas que je ne comprenne pas les réactions en me voyant, mais… regarde Vilaeriane, j’aurais beau faire des efforts, il y aura toujours quelqu’un pour me regarder de travers ou au mieux, avec méfiance. Je pourrais partir d’ici, mais… Où irais-je ? Devrais-je faire à nouveau les mêmes efforts encore et encore ? Prouver ma valeur et tenter de me faire accepter me semble être une quête qui ne connaît aucune fin. »
Je vois que ma réponse l’affecte, je ne suis pas dupe. Cependant, il cherche à la dissimuler en mettant en avant certains points.
« Tu finiras par te faire accepter. Tu l’es du capitaine et de bien des hommes. Tout n’est qu’une question de temps et c’est une notion qu’en tant qu’elfe nous pouvons largement user. » Clame-t-il avant d’orienter la conversation ailleurs.
« Que faisais-tu avant de venir ici ? Tu ne l’as jamais clairement dit. »
Cette question me rappelle à des souvenirs, des moments joyeux comme douloureux. Jouant sans y faire attention avec mes doigts, je refais le fil des derniers instants avant mon arrivée ici.
« J’étais à Oranan, chez… quelqu’un qui, m’avait également en haute estime. Je suis parvenu à me faire accepter comme ici, œuvrant pour le bien et la protection de la cité. Un jour j’ai reçu un message, un appel à l’aide. Je suis donc parti en Imiftil pour prêter main forte à un village d’êtres… assez singuliers : des lutins. » Dis-je en analysant les tics faciaux d’Aëgis.
Ses traits sont détendus et si les muscles de ses sourcils se dressent, ce n’est pas par scepticisme, mais par stupéfaction.
« Tu dis avoir découvert un village lutin ? »
« C’est cela. Ils avaient besoin d’aide pour un rituel complexe et malgré des péripéties, nous avons finalement achevé notre mission aussi bien que possible. En-tout-cas, mon séjour là-bas a été des plus agréables. Vivre auprès des lutins était une expérience… » Fais-je avant de me faire couper la parole.
« Attends, attends. Lorsque tu dis vivre auprès des lutins, comment tu as fait ? Ils n’avaient pas peur que tu les écrases ? » M’interroge-t-il.
La gestuelle de ses bras prend une plus ampleur caractéristique des arguments que l’on commence à mettre en doute. Ayant rapidement saisi le sens de sa question et d’un simple geste de la main vers le bas, je tâche de calmer ses doutes à mon égard.
« Alors, il y a une explication à cela, mais tu dois me promettre de garder cette information pour toi jusqu’à ta mort et au-delà. » Dis-je en observant autour de moi. Vilaeriane est toujours auprès de Mange-Botte et j’ai le loisir de voir à quel point elle fait en sorte de prendre soin de mon Corgy Géant, tout en travaillant.
« Il se trouve que… ils connaissent un moyen de rétrécir les êtres à la taille de lutin. L’effet a duré plusieurs jours, mais…il est possible de le rendre définitif. »
Mes explications balayent les doutes de l’hinion, à présent curieux des possibilités que cela offrent.
« Rétrécir mais… mais… c’est énorme ! » S’exclame-t-il en reculant de la table. Il porte les mains à sa tête visiblement pleine d’idées.
« Si ce que tu me dis est vrai, tu imagines les possibilités que cela représente ? On pourrait…on pourrait... » Continue-t-il avant que je ne vienne à lui et ne l’arrête, son attitude pouvant attirer l’attention de la maîtresse des lieux.
« Ho que oui je sais et c’est bien pour cela que je garde le secret ! Ils possèdent quelque chose qui pourrait faire tomber les barrières, réduire des hordes d’ennemis à une taille de chiots. Mais aussi puissante qu’une telle chose représente, elle possède un défaut terrible : son utilisateur. Si une telle information venait à se savoir, comment crois-tu que nos ennemis agiraient ? Lebher ferait face à une toute nouvelle menace à laquelle elle n’est pas prête et quid des lutins et de leur village ? » Je laisse la question en suspens avant d’enchaîner avec une autre.
« Crois-tu qu’ils mériteraient le sort qu’on leur réservera ? »
Ma réplique lui semble avoir agi comme une claque. Estomaqué, il préfère baisser la tête et ne rien dire.
« Les lutins sont connus pour êtres particulièrement farceurs, mais ils possèdent une joie de vivre unique. C’est chez eux que j’ai connu les moments les plus doux de ma vie. Pour rien au monde je ne risquerais de mettre à mal ce petit havre de paix et de joie. »
Nous restons ainsi quelques instants sans enchaîner, avant que finalement Aëgis n’aille dans mon sens.
« Tu… tu as probablement raison. Du… du coup, que t’est-il arrivé par la suite ? » Demande-t-il fébrilement pour chasser ce moment de gêne.
« Une fois le rituel terminé, j’ai passé quelques jours là-bas. J’y ai appris quelques sorts, dont celui pour enfermer les êtres dans un étau de boue et mieux, pour les ramener à la vie. » Je le vois frémir au premier sort et s’adoucir à la mention du second.
« Ils m’ont offert mon épée magique, Mange-Botte et lorsque les premiers symptômes de mon changement de taille sont réapparus, je suis revenu à la civilisation des grands-pas. C’est à peu près à ce moment-là que les choses ont dérapé. La personne qui m’avait accueilli chez elle… »
« Elle ? » Me coupe-t-il la parole avec un sourire en coin.
Pris de court, je suis déstabilisé par sa question et me fais avoir comme un bleu. Il sait que j’étais en compagnie d’une femme, mais je comprends qu’il voulait me perturber et révéler les sentiments à son égard, que je tâchais de dissimuler. Malgré la gêne en lien avec l’aptitude que possède un des lutins, il a su reprendre son calme et user de ses aptitudes pour déceler ce que je cache.
« Oui, elle. » Fais-je rougissant.
« Je l’ai retrouvée dans les cellules de Tulorim. Elle voulait à tout prix retourner à Oranan en ayant appris pour la guerre qui sévissait à sa cité. La suite est simple, une rixe, la présence de miliciens pour calmer la situation et après avoir brisé brutalement leur ego, elle a fini en geôle. Je suis parvenu à l’en faire sortir, mais lorsque j’ai évoqué mon passage agréable chez les lutins… elle a mal pris ce passage assez doux, tandis que par delà les eaux, la mort faisait rage. Pour avoir traversé la mer jusqu’à moi, elle n’a pas pu participer à la défense de sa cité. Nos chemins se sont séparés en prenant des Anyors différents. Nos derniers échanges ont porté sur sa capacité à accompli son devoir...seulement si je n’avais pas été là. » Dis-je avec une profonde tristesse.
La main d’Aëgis vient se coller sur mon épaule, la serrant pour me réconforter.
« Et elle aurait probablement péri en défendant sa cité ce jour-là. »
« Peut-être. Toujours est-il que même si je ressens le besoin de retourner à Oranan pour accomplir mon devoir, je… je crains de croiser à nouveau son chemin après notre séparation, d'affronter sa réaction. » Dis-je en baissant la tête
La main de l’hinion se resserre et il cherche à croiser mon regard.
« Si tu n’es pas prêt à repartir je serai toujours là pour t’épauler, sois en certain. D’ici à ce que ce jour arrive, tu n’as qu’à renforcer tes connaissances magiques. Cette femme ne pourra pas détourner le regard lorsqu’elle verra les prouesses que tu es capable d’accomplir ! »
Je me laisse aller en arrière, levant la tête pour observer le plafond.
« Peut-être oui. Ha, si seulement les femmes étaient aussi faciles à comprendre que la magie ! »
« Ou que l’escrime ! » Déclare mon comparse à la chevelure d’or en me singeant.
« Haaa ! » Fais-je comme si j’étais dégoûté.
« Manier un bout d’ferraille dans tous les sens, ça ne vaut pas une bonne boule de feu dans le coin du bec. »
« Chaque élément a son potentiel et sa manière de se battre. Tu auras beau user de magie, si elle ne parvient pas à toucher sa cible à quoi bon ? Quant à manier un bout d’ferraille, tu peux toujours te battre même si tu as épuisé toutes tes réserves. Toi, quand t’es à court de mana ba… on se comprend hein. » Se moque-t-il d’un coup de coude, mettant l’accent sur l’inutilité d’un mage sans magie.
Je reviens à une position plus confortable en enchaînant, lorgnant sur son épée.
« Eyöim te tient en haute estime et de ce que je sais, ton escrime a sa petite réputation. Comment l’as-tu apprise ? »
« Par un maître, comme bien d’autres avant moi. » Déclare-t-il tout simplement.
Derrière cette modestie, je descelle autre chose de plus profond. Il ne semble pas réticent à en parler, alors je me permets de creuser un peu plus.
« Un maître, c’est tout ? Tu vantes mes prouesses magiques, mais tu ne sembles pas dénué de talent non plus. Ou bien est-ce ton maître qui est particulièrement doué pour enseigner. »
« Ha ça. Pour être doué… il l’était. » Fait-il avec une pointe de tristesse.
« Il l’était ? Je suppose qu’il n’est plus c’est cela ? » Dis-je en poussant timidement l’hinion à s’ouvrir.
« Tu ne comptes pas lâcher l’affaire n’est-ce pas ? » Réplique-t-il avant de prendre une grande inspiration et de s'épancher sur ce qui le tient au cœur.
« Le maître instructeur Ogëis s’est occupé de moi depuis mon tout jeune âge. Mes… je suis issu d’une famille de marchands itinérants. Nous voyagions sur les mers principalement. Un jour, en repartant de Lebher, nous avons été abordés par un navire de Darhàm. Mes parents ont eu beaucoup de chance en périssant ce jour-là. Ils n’ont pas assisté à ma capture et encore moins à celle de… ma jeune sœur, qui n’a pas survécu à un traitement atroce. » Déclare-t-il avec une voix tremblotante empreint d’une peine profonde.
« Encore maintenant, j’entends sa voix, ses hurlements par moments. » Il passe une main sur ses yeux humides avant de continuer.
« J’ai fini par être libéré par maître Ogëis, je l’ai suivi jusqu’ici et j’ai juré de dévouer ma vie à brandir mon arme contre les oppresseurs. Longtemps durant, j’ai affronté les navires de Drahàm, jusqu’à ce que Pohélis ne menace ma cité d’adoption. Ma témérité m'a… souvent octroyée bien des faits d’armes qui me sont encore loués aujourd’hui, mais elle m’a aussi mis en danger… moi et les hommes qui m’accompagnaient. Un… piège m’a été tendu et aveuglé par mon excès de confiance, j’ai sauté à pieds joints. Mon maître m'a sauvé, mais au prix de sa vie, abattu par le Garzock que nous avons vaincu à deux. »
Je le regarde, muet, sans un mot. Qu’est-ce que je pourrais bien dire ? Quelles paroles pourrais-je prononcer pour apaiser une âme ainsi tourmentée. Je vois bien qu’il ne me dit pas tout cependant, je n’ai clairement pas envie d’insister, de remuer le couteau dans la plaie.
« On lui aura mis une sacré dérouillé à celui-là hein ? » Fais-ce après un léger moment.
« Oui en effet. » Réplique-t-il en souriant légèrement.
« Le vaincre est le plus beau cadeau que tu as pu me faire. »
« Plus que te ramener à la vie ? » Dis-je surpris.
« Non. » Dit-il en souriant plus franchement.
« J’ai pu voir sa mort et assister à sa défaite. »
« Plus qu’assister ! Si tu n’avais pas été là, jamais je n’aurais pu le vaincre. »
« Oui. » Cède-t-il.
« On l’a eu à deux. »
Après cet échange qui nous a permis de nous rapprocher davantage, de mieux nous comprendre l’un et l’autre, nous restons muets. Une douce quiétude après les émotions qui ont accompagné nos révélations, jusqu’à ce que l’elfe rousse nous interpelle une fois son travail terminé. Elle met en avant les points sur lesquels il a fallu faire des ajustements et m’explique comment entretenir le traîneau : ponçage des skis, nourrir le cuir des harnais avec de la graisse pour le protéger du froid mordant de la région, tout comme il m’est conseillé de ranger les cordes afin qu’elle ne casse pas à cause du gel. J’écoute et examine tout cela avec un grand soin, avant de payer la prestation de deux pièces d’argent.
J’ai hâte d’aller me promener avec Mange-Botte, mais il me reste encore des choses à faire avant cela, comme vendre les équipements des assassins pour faire le plein des potions que j’ai dû consommer à cause d’eux.
X 8 Former, pas seulement instruire.